L’approche « Logement d’abord » en partage entre Montréal et Bruxelles : la boîte noire

Quels que soient les indicateurs mobilisés, la Région bruxelloise montre une exacerbation de la problématique du sans-abrisme. Les dispositifs existants paraissent impuissants face à une population, toujours plus importante, de sans-abri chroniques errant dans les dispositifs d’hébergement d’urgence et pour lesquels aucune solution de relogement ou d’insertion ne semble exister. Les maisons d’accueil ou les projets d’habitats accompagnés sont pris dans une logique de saturation chronique les obligeant à mettre en place des conditions d’accès toujours plus élevées. Ce faisant, ils tendent à exclure, de facto, les profils et les problématiques les plus complexes.

Dans ce contexte, deux associations bruxelloises – Santé Mentale & Exclusion Sociale – Belgique (SMES-B) et Infirmiers de rue – ont choisi d’expérimenter une voie différente, celle du Housing First ou Logement d’abord. En Région bruxelloise, comme à Montréal quelques années auparavant, il s’agit d’offrir une sortie immédiate de la rue à des personnes cumulant sans-abrisme chronique, troubles psychiatriques et problématiques d’addiction, par le biais de l’accès à un logement individuel, permanent et inconditionnel, ainsi qu’à un accompagnement spécifique.

À Bruxelles, les projets portés par le SMES-B et par Infirmiers de rue font souffler un vent frais sur un secteur fragilisé, souffrant de sa fragmentation et de l’absence de politiques cohérentes en matière de logement. Mais cette capacité d’innovation demeure fragile. Ces initiatives sont, pour leur financement, dépendantes d’un programme fédéral d’expérimentation sociale – nommé Housing First Belgium – dont l’objectif est de tester l’approche Logement d’abord dans les cinq plus grandes villes belges. La fin de cette expérimentation, dont le volet bruxellois est confié au Forum bruxellois de lutte contre la pauvreté (FBLP), est programmée pour juin 2016. La créativité bruxelloise en matière de lutte contre le sans-abrisme dépendra, dès lors, de la capacité et de la volonté des pouvoirs régionaux à prendre le relais.

Cette configuration est similaire à celle qu’a connue Montréal avec la fin du programme fédéral At Home/Chez soi. Pour cette raison, deux structures chargées de l’évaluation de programmes de type Logement d’abord – le CREMIS pour Montréal, le FBLP pour Bruxelles – ont initié, dès 2013, une dynamique d’étroite collaboration transatlantique. Avant de détailler cette collaboration et son impact, nous nous pencherons sur les spécificités du modèle Housing First et sa place en Région bruxelloise.

Le pari

La prévalence de troubles psychiques et psychiatriques dans la population sans-abri atteint des taux bien supérieurs à ceux de la population générale. Ils ont souvent pour conséquence l’augmentation de l’isolement social. Une santé mentale fragile peut aussi affecter la santé physique, surtout lorsqu’on vit dans la rue. En outre, une large frange de la population sans-abri en difficulté psychique souffre également de dépendances aux substances psychotropes légales ou illégales. Ce cumul de problématiques vient compliquer la stabilité résidentielle et donc l’accès aux droits qui en découle.

Les projets basés sur le modèle Housing First (Tsemberis et al., 2004) ciblent spécifiquement ce public et font le pari que l’accès et le maintien en logement soient possibles. Chaque aspect de ce modèle a été pensé en fonction de son efficacité en termes du maintien en logement des personnes sans-abri aux profils les plus complexes et de l’amélioration de leur bien-être.

Le logement est  individuel et à loyer modéré. Il est accessible immédiatement depuis la rue ou les services d’urgence, sans condition de traitement ni d’abstinence, par le biais d’un bail standard (illimité dans le temps) et dispersé dans la ville avec un maximum de deux locataires du projet par bâtiment. L’expulsion a lieu uniquement en cas de non-respect des règles standards de location. Le logement est ici considéré comme la base du rétablissement de la personne sans-abri. Il permet d’acquérir les compétences à habiter un chez soi avec le soutien d’une équipe pluridisciplinaire. Ce travail demande une grande part de créativité et d’adaptation. Il nécessite aussi un réseau élargi qui puisse répondre aux besoins et demandes variés des locataires.

L’accompagnement est soit intensif (disponibilité 24h/24, 7 jours/7), soit sur mesure, mobile et sur base volontaire (choix du locataire du mode et de la fréquence de l’accompagnement). Le suivi est proposé aussi longtemps que nécessaire (même après expulsion). L’accompagnement psycho-médico-social est séparé du volet logement. Il est organisé selon le modèle ACT (Assertive Community Treatment) et/ou ICM (Intensive Case Management) selon les besoins du public.

L’efficacité du Housing First a été évaluée à de nombreuses reprises (Tsemberis et al., 2004) et dans plusieurs pays (Bush Geertsema et al., 2010). Les taux de maintien en logement y sont systématiquement supérieurs à 80%. Le coût global pour la société est moindre. A moyen terme, les personnes prises en charge par des dispositifs Housing First recourent moins aux services d’urgence et sont moins aux prises avec la justice.

Travail de fond

Le modèle Housing First offre l’occasion de replacer les politiques du logement au cœur de la problématique du sans-abrisme. Il permet également de réaffirmer le fait que le logement constitue un droit fondamental, inscrit dans la Constitution belge. Dès 2010, la Conférence européenne de consensus sur le sans-abrisme, organisée à Bruxelles sous la présidence belge de l’Union européenne, a avalisé la pertinence des méthodes dirigées vers le logement : l’offre et/ou le maintien d’un logement stable constituant l’étape initiale dans la résolution ou dans la prévention de situations d’absence de chez soi.

Pour ce qui est de la Région bruxelloise, le SMES-B a, dès 2011, voulu questionner la pertinence de projets de type Housing First dans le cadre d’une recherche-action (Martin 2011). En effet, alors que la notion de Housing First était fréquemment utilisée, aucun projet de  ce type, décrit comme tel et suivant les principes du modèle, n’avait encore vu le jour et ce alors que le modèle «en escaliers» se heurtait et se heurte toujours, à de nombreuses limites et difficultés.

Les constats et recommandations principaux de cette recherche ont été  qu’un changement d’approche vers une stratégie globale de réinsertion dirigée vers le logement était vivement souhaité ; qu’il y avait nécessité de mettre en place des solutions répondant à la situation des personnes à la rue qui combinent des problématiques de santé mentale et d’assuétudes, et qui sont généralement exclues de la plupart des services spécialisés et généralistes ; et que ce projet devait se développer en articulation avec le reste des secteurs et de manière décloisonnée. Il ne pouvait se faire sans tenir compte de la réalité associative et institutionnelle bruxelloise.

À la suite de cette étude, le SMES-B a convié plusieurs partenaires pour construire ensemble un projet Housing First. Dès septembre 2013, le SMES-B et l’ASBL Infirmiers de Rue mettent effectivement en œuvre un projet de Housing First, dans le cadre de l’expérimentation fédérale Housing First Belgium.

Ces projets sont donc récents et les budgets sont loin de ceux des dispositifs Housing First développés dans d’autres pays. Néanmoins, nous constatons déjà des résultats encourageants. Les locataires sont satisfaits, ils se sentent respectés et ils gagnent en estime d’eux-mêmes. Ils vont globalement mieux, même s’il y a des hospitalisations et des rechutes. L’évolution de certains est même impressionnante eu égard à leur long parcours d’errance et d’échecs institutionnels. La confiance s’est installée et permet un travail de fond. Les taux de maintien en logement sont, comme attendus, supérieurs à 80%. Ces résultats ont été rendus possibles par le partenariat qui soutient le projet depuis ses débuts et par l’intégration des résultats et expériences réalisées dans d’autres pays et régions.

Espaces de concertation

De manière à anticiper la fin de l’expérimentation fédérale, les porteurs bruxellois du modèle Housing First – le SMES-B, Infirmiers de rue et le FBLP chargé de l’évaluation des projets – se sont donné comme mission de préparer l’implémentation du modèle en Région bruxelloise.

Dans ce cadre, le FBLP a initié, dès 2013, une collaboration avec le Centre affilié universitaire de santé et de services sociaux Jeanne-Mance à Montréal, responsable de deux des trois équipes de suivi de l’expérimentation montréalaise At Home/Chez soi et avec son centre de recherche, le CREMIS, alors en charge du volet qualitatif de la recherche expérimentale. En avril 2014, le FBLP a reçu à Bruxelles la visite d’une délégation du CREMIS, constituée de chercheurs, d’une praticienne et d’une gestionnaire. Le FBLP a organisé une série de rencontres réunissant le CREMIS et les principaux acteurs du secteur bruxellois de lutte contre le sans-abrisme.

La venue du CREMIS a permis de prendre le pouls du secteur bruxellois de lutte contre le sans-abrisme quant à l’approche Housing First, d’en identifier les intérêts et les réticences. Elle a également permis de réaffirmer la pertinence d’une comparaison entre Montréal et la Région bruxelloise. En effet, avec la fin du projet At Home/Chez Soi, Montréal a dû, avec deux années d’avance, répondre aux questions qui se posent aujourd’hui à Bruxelles. Quelles suites donner à une expérimentation fédérale ? Comment orienter les politiques publiques de lutte contre le sans-abrisme ? Quelle stratégie adopter afin d’implémenter un modèle ayant largement fait ses preuves en tant que stratégie efficace de lutte contre le sans-abrisme ?

Pour répondre à ces questions, le FBLP a organisé, en collaboration avec le CREMIS, le voyage à Montréal d’une délégation bruxelloise au mois de novembre 2014. Cette délégation, composée de 14 personnes, se voulait suffisamment large pour couvrir le spectre de la lutte contre le sans-abrisme en Région bruxelloise et des champs qui lui sont connexes. Elle réunissait les porteurs de projets Housing First, les responsables des principaux refuges et maisons d’accueil bruxelloises, des acteurs venus du logement social et de la santé mentale, ainsi que des responsables politiques de l’action sociale et du logement. La délégation réunissait, pour ce qui est de la perception du Housing First, un mélange de convaincus et de sceptiques bien représentatif des paysages associatifs et institutionnels bruxellois.

Durant une semaine, Montréalais et Bruxellois ont ouvert la boîte noire de l’expérimentation At Home/Chez soi en explorant les réussites du projet mais aussi les interrogations et les tensions entre acteurs communautaires et institutionnels qu’a soulevées son implémentation. La mission montréalaise a été, de notre point de vue de participants et d’organisateurs, un franc succès. Elle a permis d’ouvrir des espaces de concertation au sein du secteur bruxellois de lutte contre le sans-abrisme et d’y insuffler un sens retrouvé de la cohésion.

Un Housing First bruxello-bruxellois?

Dès le retour de Montréal, les membres de la délégation ont présenté leurs conclusions au cabinet de la Ministre bruxelloise de l’Action sociale. En conséquence, celle-ci a consenti à financer, après un appel à projets, un programme Housing First bruxellois dès le printemps 2015. Cet appel à projets témoigne, en premier lieu, de la volonté des pouvoirs publics bruxellois à reprendre la main au terme de l’expérimentation Housing First Belgium. La dynamique innovante insufflée par ce programme fédéral trouvera ainsi une continuité sur le plan régional, plutôt que de rester lettre morte.

Le voyage à Montréal a également permis d’instaurer un climat de prudence et de cohésion au sein du secteur de la lutte contre le sans-abrisme. À la veille d’implémenter un programme Housing First bruxellois, le principal écueil à éviter est celui de l’effet d’aubaine qui verrait une série d’acteurs d’engouffrer dans la brèche sans accompagnement, sans préparation et avec une connaissance toute relative du modèle Housing First. Pour l’éviter, la délégation s’est constituée en groupe de travail visant à proposer, dans le cadre de l’appel à projets suscité, un programme Housing First cohérent et porté par l’ensemble du secteur. Ce programme, baptisé Housing First Brussels, table sur la mise en place de deux équipes pluridisciplinaires – conduites par le SMES-B et par Infirmiers de rue – de type ACT. Il propose également la mise en place de stratégies originales de captation de logement, tant sur le marché locatif privé que sur le secteur du logement social. Ce faisant, Housing First Brussels ouvre la voie à un changement de paradigme qui verrait le secteur associatif devenir un pôle de création de logement plutôt que le parent pauvre d’un marché locatif sous tension.

Le groupe de travail a également voulu que Housing First Brussels soit doté d’un important volet d’évaluation et d’accompagnement. L’objectif de ce volet recherche serait de faire émerger une culture bruxelloise du Housing First et d’ancrer les projets dans une démarche d’évaluation continue. Il s’agirait également d’organiser la formation des professionnels et d’assurer un certain degré de fidélité par rapport au modèle de base.

L’une des tâches dévolues à ce volet recherche serait de documenter l’impact du modèle Housing First sur les pratiques de travail social. Énoncer que le Housing First constitue un modèle innovant tient aujourd’hui du truisme. En dernière analyse, pourtant, les porteurs de cette capacité à innover sont les professionnels de terrain engagés dans la recherche de logement et l’accompagnement des personnes. Il nous semble essentiel d’enregistrer, de documenter et de valoriser cette créativité pratique. Ce travail pourrait prendre la forme d’une ethnographie collant au plus près des pratiques de terrain et s’inspirer des récits de pratiques d’intervention en itinérance proposés par le CREMIS.

Les enseignements du Housing First pourraient servir à nourrir d’autres champs de l’aide sociale (santé mentale, accompagnement au logement, services généralistes), notamment par la production de manuels destinés aux professionnels de terrain, aux coordinateurs d’associations et aux étudiants en travail social. Ce travail permettrait également de créer une synergie réelle entre l’activité de recherche et celle, engagée dans le concret, des travailleurs de terrain. La première venant enrichir la seconde en lui offrant l’occasion de temps d’arrêt et d’espaces de réflexivité.