Troubles délirants, intervention policière et espace public : sous un autre jour

Ce texte fait partie d’une banque de 50 récits de pratiques d’intervention en itinérance1. Ils ont été documentés en collaboration avec quatre Équipes Itinérance au Québec (Hurtubise et Babin, 2010) et les trois équipes cliniques du projet Chez soi à Montréal (Hurtubise et Rose, 2013). Ces récits de pratiques sont disponibles sur le site du CREMIS (www.cremis.ca) sous le dossier « Savoirs d’intervention en itinérance ».

Les personnes qui vivent en situation d’itinérance, particulièrement visibles dans l’espace public et spécifiquement ciblées par des lois, sont surreprésentées dans les tribunaux et le système correctionnel. Plusieurs personnes desservies par les équipes spécialisées en itinérance ont eu des démêlés avec la justice. Ce récit de pratique raconte diverses interventions de médiation et de sensibilisation qui visent à favoriser les conditions d’une pleine citoyenneté aux personnes desservies par l’équipe de suivi intensif dans le milieu (SIM) du projet Chez soi à Montréal2.

À travers ce récit sont identifiées diverses formes de collaboration avec les policiers pour réduire la judiciarisation des personnes en situation d’itinérance au centre-ville de Montréal. C’est ainsi que des intervenants vont oser demander à des policiers de participer à l’intervention. Il s’agira de faire un travail de médiation pour favoriser des rencontres entre les policiers et les personnes desservies, et d’accompagner les personnes pour régulariser leur statut juridique. Dans un premier suivi, les intervenants miseront sur un travail de prévention afin de limiter les conséquences juridiques liées aux idées délirantes que nourrit un homme au sujet des policiers. Dans le cadre d’un second suivi, un travail de concertation et de médiation auprès des policiers aura lieu pour mettre fin à la surjudiciarisation dont fait l’objet un jeune homme qui souhaite repartir en neuf. Des liens préalablement établis entre les acteurs de divers secteurs d’intervention permettront que ces démarches soient rapidement entreprises.

Réduire le délire : rencontre avec une policière sociocommunautaire

Paul souffre de schizophrénie. Il a des idées délirantes à propos des policiers, qu’il soupçonne être à sa recherche. Il est à risque de commettre des délits dans le souci de répondre à cette menace perçue. À travers son expérience de vie à la rue, il a eu plus d’une fois affaire aux policiers et il n’a pas toujours compris les charges qui pesaient contre lui. À la suite d’un incident survenu lors d’un épisode délirant, où Paul s’en prend à un présumé policier, l’occasion sera saisie par l’équipe pour l’aider à réduire son anxiété à l’égard des policiers. Une policière sociocommunautaire, dont le mandat est de faire de la prévention et des interventions adaptées auprès de certaines populations, sera interpellée pour participer à une intervention de prévention. Cette collaboration va permettre de désamorcer une crise, de régulariser le statut juridique de Paul et de lui offrir une zone sécuritaire pour la suite.

Paul a cinquante ans et souffre de schizophrénie. Par un bel après-midi d’été, il a versé un seau d’eau sur un homme attendant dans un véhicule garé près de son domicile. La fenêtre de la voiture était ouverte. Paul, qui a un délire au sujet des policiers, se sentait espionné depuis des heures et soupçonnait le conducteur d’être un policier en civil. L’homme aspergé a signalé l’incident aux policiers. Quand ces derniers arrivent sur les lieux, Paul, paniqué, se cache au sous-sol de l’édifice, dans la salle des chaudières. Une fois les policiers partis, il sort de sa cachette et prend un taxi. Il part à la recherche de sa sœur et erre pendant un moment dans la ville, ne se souvenant plus de son adresse.

C’est la sœur de Paul qui nous appelle en soirée pour raconter l’incident du seau d’eau. Paul est très anxieux. Nous lui proposons d’aller dans un centre de crise, mais il refuse. Il accepte de retourner chez lui ce soir-là. Les intervenants de l’équipe anticipent l’angoisse que cet incident peut susciter chez lui et qui pourrait considérablement aggraver ses symptômes de schizophrénie. Nous l’appelons le lendemain matin pour prendre de ses nouvelles et lui demander s’il sera présent au club de marche, comme convenu. Mais Paul ne veut pas sortir de chez lui, craignant les représailles des policiers. Nous lui proposons donc d’aller le chercher à son domicile, ce qu’il accepte. Au retour de l’activité, une intervenante de l’équipe SIM le rencontre. Paul est très nerveux et craint d’être emprisonné. Elle l’assure de l’appui de l’équipe et elle lui suggère, si des policiers l’interpellent, de leur donner les coordonnées de l’équipe. Elle lui propose également de l’accompagner dans ses démarches juridiques pour savoir si quelque chose est retenu contre lui après l’incident. L’intervenante lui offre d’organiser une rencontre avec une policière sociocommunautaire du poste de quartier près de chez lui. Paul accepte.

Moins d’une semaine après l’incident, une rencontre est organisée avec la policière. Il est exceptionnel que des rencontres avec un policier se tiennent à domicile et soient aussi rapidement fixées. La cheffe d’équipe et la policière se connaissent, ce qui facilite les démarches. La policière sociocommunautaire est informée du délire de Paul et de son état de santé mentale. La cheffe d’équipe lui demande de bien vouloir regarder, par la même occasion, si Paul a un dossier judiciaire.

La policière se présente au domicile de Paul en uniforme de travail. L’objectif est de favoriser une association positive avec l’uniforme policier. Une intervenante de l’équipe est présente également lors de cette rencontre. La policière rassure Paul qu’il n’y a dans les dossiers du Service de police aucune consigne de surveillance de sa personne et qu’aucun de ses collègues n’a entendu parler de lui. Elle lui explique que sa dernière arrestation date de 2005 et qu’il n’y a aucun motif pour que les policiers soient à sa recherche. La rencontre permet vraisemblablement de réduire l’anxiété de Paul. À la fin de la rencontre, il semble rassuré.

Si aucune plainte n’a été portée au sujet du seau d’eau, le dossier de Paul n’est cependant pas vierge. Il a 13 amendes non payées. Pour une somme totale de près de 4000 $. Des amendes cumulées entre 2004 et 2009, à raison d’environ deux par année, et les intérêts courent depuis longtemps. Des amendes « d’itinérants » : avoir dormi sur un banc de parc, être entré dans le métro sans payer son passage, s’être « baigné » dans une fontaine (pour y recueillir la monnaie). Paul est désagréablement surpris. Il croyait que son temps d’incarcération en 2005 avait permis de le libérer de ses dettes.

Quelques jours plus tard, on l’accompagne au Palais de justice afin de convenir d’un arrangement pour régler la dette. On apprend alors qu’il doit payer en deux ans maximum: donc, avec des paiements minimums de près de 200 $ par mois. Paul vit d’un revenu de l’aide sociale pour personne jugée inapte au travail. Un peu moins de 900 $ par mois. Existe bien la possibilité des travaux compensatoires, mais, pour l’heure, Paul ne retient pas cette option, disant souhaiter payer ses contraventions comme un citoyen ordinaire.

Si la crainte de Paul est toujours là et qu’il continue de se crisper à la vue des policiers, il dira plus tard que cette rencontre l’a tranquillisé. Il a maintenant une base rationnelle sur laquelle s’appuyer : la policière lui a assuré qu’il n’était pas recherché par les policiers. Il sait aussi qu’à l’avenir, s’il arrivait quoi que ce soit, il connaît une policière pouvant lui venir en aide et que l’équipe SIM est là également. Cette intervention a permis de réduire significativement son anxiété. L’équipe a pu le constater lorsque, quelques mois plus tard, Paul va demander à être accompagné pour entreprendre des travaux compensatoires.  

Sensibilisation et concertation avec des policiers pour limiter la judiciarisation

Alexandre, trente ans, est constamment interpellé par les policiers lorsqu’il circule au centre-ville. Il est très connu de ceux-ci et d’un service d’urgence psychosocial pour avoir été agressif et intimidant à de nombreuses reprises au cours des dernières années. Une rencontre entre Alexandre, des policiers et des travailleurs sociaux du centre-ville qui interviennent dans le cadre d’un projet de réduction de la judiciarisation des personnes en situation d’itinérance sera organisée afin d’élaborer une stratégie d’intervention en concertation. Il s’agit de permettre aux différents acteurs de changer leur regard sur Alexandre, d’aménager un espace où il ne sera pas constamment ciblé par les policiers et de lui permettre ainsi de préserver ses acquis.

À une époque, Alexandre, qui souffre de schizophrénie et de toxicomanie, a présenté un risque de dangerosité passablement élevé et il a été très intimidant pour les policiers et la population du centre-ville. Il est grand et costaud, il délire à propos de l’armée et porte des habits de combat. Il errait seul au centre-ville et se désorganisait très rapidement lorsqu’il consommait. Pendant de nombreuses années, Alexandre, bien que très malade, n’était souvent pas considéré comme « un danger imminent » pour lui-même ou pour les autres, et il n’était donc pas possible de l’hospitaliser contre son gré. Mais son impulsivité et le fait qu’il ait frappé des gens à différentes reprises sans préavis ont fait en sorte qu’il soit régulièrement judiciarisé, à titre préventif. Il a été fiché et les policiers ont pris l’habitude de l’interpeller et de lui donner des contraventions chaque fois qu’il était au centre-ville. Depuis l’âge de 18 ans, il a connu un cycle de vie à la rue, d’incarcérations, d’hospitalisations et de retour à la rue. À son entrée au projet, il est à risque d’être judiciarisé à n’importe quel propos étant donné cet historique : avoir traversé la rue au mauvais endroit, avoir craché par terre, flâner dans un parc.

Cet homme, connu pour s’être toujours désorganisé très rapidement à la sortie de ses incarcérations et de ses hospitalisations, a accepté de participer au projet Chez soi et d’emménager en logement. Pour une fois depuis des années, il est à jeun et les intervenants font des rencontres avec lui. Il est motivé, fait preuve d’introspection. C’est le bon moment de faire une démarche avec lui pour repartir à neuf au regard de sa situation juridique. Une rencontre est prévue avec Alexandre, une intervenante de l’équipe SIM, des policiers et des travailleurs sociaux d’une équipe spéciale du centre-ville qui vise à limiter la judiciarisation des personnes à la rue. L’objectif de la rencontre est de sensibiliser les policiers à la réalité d’Alexandre. Cette rencontre est l’idée d’une intervenante d’un service d’urgence psychosociale qui a fait de nombreuses interventions auprès d’Alexandre au cours des dernières années.

En convoquant cette rencontre, l’équipe SIM fait valoir que la dangerosité n’est pas une condition figée dans le temps. Nous souhaitons donner la chance aux policiers de voir Alexandre sous un autre jour. Nous mettons également de l’avant que les locaux des intervenants Chez soi sont situés au centre-ville et qu’Alexandre devra s’y rendre régulièrement. Bien que l’équipe ne puisse pas se porter garante de sa bonne conduite, elle peut cependant témoigner qu’il est maintenant en appartement et que sa santé mentale est plus stable. Rapidement, une rencontre s’organise avec tous ces acteurs.

Au moment de cette rencontre, Alexandre nous a raconté son parcours avec beaucoup d’ouverture. Au début de l’âge adulte, quand la maladie mentale s’est déclarée, il a eu une très mauvaise expérience avec une médication qui était inappropriée pour lui. Ensuite, il n’a plus repris de médicaments. Il a vécu douze ans à la rue. Il a expliqué le cycle de ses psychoses qui se reproduisait continuellement : lorsqu’il allait moins bien, il se présentait à l’hôpital où on le gardait généralement seulement quelques heures. Alors, il retournait à la rue et se désorganisait rapidement. Il était ensuite arrêté par les policiers qui utilisaient fréquemment la contention physique pour le maîtriser afin de l’hospitaliser ou de l’incarcérer. Il a parlé du sentiment de vengeance qui l’habitait à son retour à la rue pour avoir été traité avec violence. Dans ses propres mots, il a décrit la mauvaise expérience des portes tournantes des hôpitaux. Alexandre s’est beaucoup livré, il a également parlé de ses champs d’intérêt, de ses projets de vie, de son intérêt pour la pêche, la chasse, le vélo. De son sentiment d’étouffement, aussi, lorsqu’il est au centre-ville.

Cette rencontre a été l’occasion de changer les regards. Les policiers se sont dits émus d’avoir la chance de rencontrer Alexandre lorsqu’il se porte bien. Ils n’avaient jamais pu parler avec lui lorsqu’ils étaient intervenus auprès de lui dans la rue, parce qu’il était toujours trop délirant. Ils ne l’avaient jamais vu collaborer avant ce jour. D’autre part, Alexandre était à même de rencontrer personnellement des policiers dans un contexte autre que celui des arrestations répétées. Cette rencontre a été l’occasion de clarifier le rôle des policiers, de faire valoir qu’ils étaient là pour la sécurité du public et la sécurité d’Alexandre également. Il y a eu beaucoup de renforcement positif à l’égard d’Alexandre, à la fois de la part de l’équipe SIM et des policiers.

Un plan de crise a été élaboré en concertation lors de cette rencontre. Les policiers ont demandé à Alexandre l’autorisation de sensibiliser leurs collègues à sa nouvelle réalité. Ils ont également inscrit à son dossier électronique — auquel les policiers se réfèrent lors d’une arrestation —, que cette personne est connue et qu’elle est stable actuellement, et de communiquer avec l’équipe clinique au besoin. Les cartes des professionnels autour de la table ont été remises à Alexandre, afin qu’il appelle les équipes au besoin et qu’ils les remettent aux personnes concernées dans le cas d’une hospitalisation. Parmi ses solutions, Alexandre a indiqué avoir beaucoup réduit sa consommation. Sur une échelle de dix, il l’estimait à deux ou trois, alors qu’elle avait été à dix sur dix peu de temps avant. Il a également accepté que la psychiatre de l’équipe écrive une lettre attestant qu’il désirait être retenu à l’hôpital lors d’un prochain séjour, bien qu’il puisse demander le contraire en état de psychose. Cette lettre sera gardée par l’équipe SIM et utilisée lors d’une future hospitalisation.

Enfin, une intervenante du SIM a suggéré qu’une rencontre soit organisée avec les agents du poste de police du quartier d’Alexandre. Bien que ce dernier ait refusé, l’intervenante a laissé la porte ouverte, faisant valoir qu’il s’agissait d’un filet de sécurité qui pourrait être mis en place ultérieurement.

Une intervenante de l’équipe SIM et Alexandre se sont rencontrés ensuite pour faire un retour sur cette rencontre. Alexandre était très satisfait. Il considérait maintenant les équipes rencontrées comme des organisations pouvant le soutenir et lui venir en aide au besoin.

Pourquoi accompagner les personnes dans leurs démarches légales ?

Les personnes en situation d’itinérance sont très visibles dans l’espace public. Ce sont des personnes qui dérangent parce qu’elles font du bruit ou qu’elles sont intoxiquées. L’itinérance est souvent associée à la toxicomanie, à la prostitution, qui, oui, sont des délits, mais qui sont surtout des délits que l’on voit puisqu’ils sont commis par des gens visibles. De plus, avoir des problèmes de santé mentale augmente la probabilité d’être stigmatisé et judiciarisé. Les personnes sont souvent plus vulnérables et elles sont facilement identifiables. Lorsqu’elles sont en crise, elles sont susceptibles d’avoir des comportements dérangeants et de commettre divers délits envers la personne et la propriété.

Nous accompagnons les personnes dans leurs démarches pour avoir un revenu d’aide sociale. Nous voyons à régler leurs dettes. Les accompagner à redevenir des citoyens à part entière, c’est aussi voir avec eux à leur situation légale. Plusieurs ont des dossiers et des mandats d’arrêt parce que vivre dans la rue, c’est souvent vivre dans l’immédiat. Certaines personnes ne comprennent pas ce qui pèse sur elles, d’autres ne prennent pas leur probation au sérieux sachant qu’il y a peu de leviers légaux pour faire respecter leurs conditions de probation et que les délais sont longs avant d’être à nouveau convoquées en cour. Mais vient un moment où les personnes doivent se présenter en cour pour avoir brisé les conditions de la peine ; elles risquent alors d’être amenées au poste et incarcérées. Une personne incarcérée perd de nombreux acquis. L’aide sociale est coupée à la suite de l’emprisonnement et le dossier sera fermé après six mois. Les personnes perdent souvent leurs biens et leur appartement. Elles risquent également de perdre leur réseau social. À la sortie de prison, c’est souvent un retour à la rue. Et le cycle recommence. L’accompagnement des personnes dans leurs démarches juridiques et le travail de médiation auprès des policiers fait partie de leur réhabilitation sociale.

Notes

1 : Les récits de pratiques documentent les pratiques les plus prometteuses dans l’intervention en itinérance telles qu’elles ont été identifiées par le collectif des intervenants, afin de les transmettre dans divers milieux de pratique et de formation. Ces récits racontent divers apprentissages, pratiques et principes directeurs qui guident l’intervention de sept équipes multidisciplinaires spécialisées en itinérance. S’y trouve réunie la parole de travailleurs sociaux, d’infirmières, de spécialistes en toxicomanie, d’éducateurs spécialisés, de psychiatres, de médecins, de pairs aidants et d’organisateurs communautaires.

2 : Le projet Chez soi /At home est un projet de recherche et d’intervention sur l’itinérance et la santé mentale qui s’est tenu dans cinq villes canadiennes, entre 2009 et 2013. La philosophie générale du projet consistait à donner à des personnes souffrant de problèmes de santé mentale lourd ou modéré la possibilité d’intégrer rapidement un logement subventionné de leur choix (sans devoir passer par des étapes préparatoires), tout en leur offrant un suivi clinique et de réadaptation intégrés et personnalisés (plus ou moins intensif selon leurs besoins).  Les trois équipes cliniques mises sur pied à Montréal ont desservi 280 personnes. Ces équipes multidisciplinaires réunissant près de 30 intervenants ont travaillé dans une approche du rétablissement en santé mentale. À Montréal, ce projet s’est terminé en mars 2013.