Santé mentale et itinérance : de la rue au Chez-soi

Les personnes qui se trouvent à la rue sont dans un mode « survie ». Elles peuvent avoir vécu des deuils, des pertes (par exemple, un placement pendant la jeunesse, le placement de leurs propres enfants par la suite, la perte d’un emploi ou d’un conjoint) et avoir de la difficulté à développer des liens avec autrui. Elles ont parfois eu des expériences négatives avec le réseau institutionnel et se sont progressivement désolidarisées par rapport à ce dernier. Elles ont tendance à s’isoler et la maladie prend de plus en plus de place dans leur vie. À l’occasion, cela peut poser des problèmes de santé publique : vivre en dessous d’un viaduc et se réchauffer avec des sacs de vidange ou des couvertures qui traînent ne favorisent pas des conditions de vie salubres. Quand quelqu’un propose de l’aide à une personne, mais que cela fait quinze fois qu’elle a été abusée, elle ne fera pas facilement confiance. À cela s’ajoutent parfois des pertes de contact avec la réalité et le fait qu’après plusieurs années, la rue devient sa « maison ».

Plusieurs intervenants essaient d’entrer en contact avec ces populations. Il y a, par exemple, l’Équipe Itinérance du CSSS Jeanne- Mance et des travailleurs de rue du YMCA, qui font de l’intervention dans le milieu (outreach) et vont à la rencontre des personnes à la rue. Le défi est de les amener vers le réseau. Le premier contact est crucial : « est-ce que tu aimerais venir au CLSC prendre une douche ? ». Souvent, les gens se dévoilent et disent : « J’ai mal aux pieds, j’ai mal aux jambes ». La santé est une porte d’entrée qui nous permet d’amener les gens vers les services.

Les responsables de ces services sont cependant souvent réfractaires à recevoir les personnes marginalisées quand elles ont un problème de santé mentale et de toxicomanie. Les milieux de la psychiatrie et de la toxicomanie « se renvoient habituellement la balle » pour expliquer leurs problèmes. Selon certains, celles-ci sont avant tout alcooliques et toxicomanes, avec un problème de santé mentale arrivant par la suite. Le milieu hospitalier demande souvent de régler d’abord le problème de toxicomanie, avant de voir s’il y a un problème de santé mentale. D’autres, qui travaillent dans le domaine de la toxicomanie, ont plutôt tendance à dire que la personne consomme pour soulager sa souffrance ; il y a une zone grise.

Le projet Chez-soi

C’est dans ce contexte où un nombre considérable de personnes vivant dans la rue ont des problèmes de santé mentale, qu’a été mis sur pied le projet Chez-soi par la Commission canadienne de la santé mentale. Le CSSS Jeanne-Mance, en tant que centre affilié universitaire, participe à ce projet en collaboration avec l’Institut universitaire Douglas et le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM).1 Le projet se déroule dans cinq villes – Vancouver, Toronto, Winnipeg, Montréal et Moncton – pour une période de quatre ans. Il vise à évaluer les coûts pour le réseau et les bénéfices pour la population visée, d’un type d’intervention qui met l’accent sur l’accès rapide au logement et un suivi clinique soutenu.

À Montréal, trois cents personnes vont recevoir un suivi clinique dans le cadre du projet. Un groupe de cent personnes, avec des besoins modérés sur le plan de la santé mentale, sera suivi par une équipe de l’organisme Diogène par le biais de services « d’intensité variable » (SIV). Le CSSS Jeanne-Mance a la responsabilité d’organiser deux équipes pour suivre cent personnes ayant des besoins jugés « élevés » de manière « intensive » dans le milieu et cent personnes ayant des besoins jugés « modérés »  avec des services d’une intensité variable. Un partenariat est établi avec le CHUM pour obtenir l’aide de deux psychiatres. Tout en fournissant un suivi clinique pendant quatre ans, l’objectif du projet est de trouver rapidement des logements sociaux ou privés pour les participants, en leur fournissant un soutien financier pour les aider à payer le loyer. Certains participants pourront bénéficier d’un programme d’aide pour le retour sur le marché du travail. En complément, deux cents autres personnes seront assignées aléatoirement à des groupes témoins et continueront à recevoir les services habituels.

Livrées à elles-mêmes

Pour l’équipe de « suivi intensif dans le milieu » (SIM), les personnes qu’on devrait desservir sont livrées à elles-mêmes dans les réseaux institutionnel et communautaire. Elles sont laissées pour compte dans le réseau institutionnel parce qu’elles ne s’y présentent pas ou parce qu’elles s’y présentent en état de crise et on ne se dépêche pas de les assister en raison de leur condition de personnes itinérantes. C’est le phénomène des portes tournantes : plus vite la personne est sortie de l’Urgence, moins on a besoin de s’en occuper. Cette population fait régulièrement appel au communautaire, mais ce dernier est-il assez équipé pour les desservir ? On ne peut demander à un refuge d’aider quelqu’un qui est délirant, paranoïaque, incontinent ou qui a de la difficulté à marcher. Ce n’est pas un hôpital ; ils ne sont pas équipés pour cela.

Ce sont ces clientèles qui sont ciblées par l’équipe SIM dans le projet Chez-soi ; des personnes qui sont « barrées » dans les ressources en raison de leur comportement. C’est pour cela que ce projet peut être vu comme complémentaire à l’offre de services actuelle aux personnes itinérantes. D’excellentes choses se font depuis des années à Montréal et feront l’objet d’un des volets de recherche du projet. Les réseaux institutionnel et communautaire ont introduit des améliorations au niveau, par exemple, du logement social, du suivi, des places d’hébergement d’urgence et des appartements supervisés avec une clientèle volontaire. Mais il y a des laissés-pour-compte. Une infirmière qui intervient dans le milieu peut avoir la responsabilité de cinquante personnes dans cette situation. S’ajoutent à cela les personnes « barrées » dans les ressources, celles rejointes par d’autres travailleurs de rue et celles qui ne veulent pas aller dans les refuges. Va-t-on arriver à les desservir ? Il est à espérer que ce soit ces personnes-là qui seront recrutées dans le cadre du projet.

Défis

Il y a cependant des défis dans la mise en marche d’un projet d’une telle envergure. Un premier obstacle est d’obtenir le consentement de la personne. Une personne qui ne va pas bien peut être en perte de contact avec la réalité et ne pas consentir à participer au projet. Il faut ainsi établir un contact avec elle au bon moment et, si possible, à travers des personnes qui ont déjà établi un lien avec elle. Une fois sélectionnée comme participante au projet, le premier pas est de l’aider à se trouver un logement. On part de la prémisse qu’aussitôt recrutée, la personne doit avoir un toit sur la tête. Ce n’est qu’après qu’on peut travailler avec elle. Actuellement, nous n’avons pas atteint notre vitesse de croisière sur ce point. Dans les faits, on recrute des gens et les services cliniques se mettent en place autour de la personne en attendant qu’elle ait son logement.

Il y a certains paradoxes. L’idée au cœur du projet est d’aider la personne dans son rétablissement. C’est donc la personne elle-même qui décide du genre de logement qu’elle veut et de sa localisation. Toutefois, un logement dans un quartier donné ne se trouve pas en trois jours. Un autre problème est le manque de moyens économiques. Par exemple, si on est le huit du mois, il y a fort à parier que la personne n’ait pas un sous en poche. Il va falloir attendre la fin du mois pour qu’elle puisse signer le bail et payer son loyer. Du huit au premier du mois prochain, elle va demeurer dans la rue. On travaille actuellement pour trouver des solutions.

D’autres difficultés risquent de se présenter dans la recherche d’un emploi. Dans les deux équipes de suivi d’intensité variable, il y a des intervenants engagés pour aider les personnes qui veulent trouver du travail. Mais pour retourner au travail, il faut avoir un logement. Sans logement, une personne peut être dans l’obligation d’être à trois heures de l’après-midi au refuge afin d’avoir une place pour la nuit. Si on veut dîner dans les ressources, il faut être là entre midi et deux heures. Et comment rejoindre la personne pour une entrevue ? Les gens n’ont souvent pas accès à l’Internet. Chercher du travail dans ces conditions peut être difficile et stigmatisant. Là aussi il faut expérimenter d’autres façons de faire, avec l’aide de chercheurs et d’intervenants spécialisés dans le domaine.

Se pose également le défi de la participation. Un comité d’« Ex-pairs » existe déjà et réfléchit avec d’autres pairs ailleurs au Canada sur le rôle qu’ils vont jouer dans les comités, équipes et instances décisionnelles. C’est un des aspects les plus innovateurs du projet qui nous mène sur un terrain peu exploré et oblige déjà à repenser les rapports entre chercheurs, intervenants, gestionnaires et la population concernée par le projet. Ici aussi, la réalité nous oblige à inventer.

Nous n’abandonnerons pas les personnes à la fin du projet. Le CSSS Jeanne-Mance a une responsabilité populationnelle et des actions sont déjà posées en ce sens. Nous travaillons actuellement à aider les participants à garder leur logement. Ce défi se posera moins pour les personnes que le projet aura aidées à trouver un emploi, à avoir accès à un logement social avec plafonnement du loyer, ou encore, à celles qui reçoivent le barème le plus élevé à l’aide sociale en raison de leur condition de santé.

Malgré ces défis, je suis convaincu que le projet nous permettra d’apprendre et, le cas échéant, d’innover dans nos pratiques vis-à-vis d’une population qui en a besoin et qui est largement laissée à elle-même.

Notes

  1. D’autres informations sur le projetChez-soisont disponibles sur le site : http://www.mentalhealthcommission.ca/Francais/Pages/Litinerance.aspx