Périnatalité et petite enfance : une anthropologue au pays des SIPPE

Lorsqu’on demande à l’anthropologue Leah Walz ce qui l’a amenée à passer une année avec l’équipe SIPPE du Centre de santé et des services sociaux (CSSS) Jeanne-Mance, elle répond que c’est en réalité l’équipe qui l’a choisie.2 La réponse ne manque pas de surprendre, dans un univers où les chercheurs ont parfois la réputation auprès des intervenants de faire atterrir leurs projets de recherche dans un terrain selon leurs propres besoins, de partir avec des données et de ne jamais revenir. Dans ce projet, « les gens voulaient que je sois là. C’est important que ça marche comme ça. » De son côté, Leah Walz avait la préoccupation que son travail de recherche serve aux intervenantes.

Être témoin

Leah Walz souhaitait partir à la découverte de l’univers de l’intervention en petite enfance lorsqu’elle a présenté son projet de recherche devant le groupe de répondantes cliniques des SIPPE des 12 CSSS de la région de Montréal : « Jeanne-Mance a été la première équipe à m’inviter. Ils étaient super intéressés. L’équipe était répartie sur deux territoires, Plateau et Centre-Sud, ce qui rendait l’étude d’autant plus intéressante. » 3

Être témoin de leur travail, en montrer toute la complexité, en documenter les aspects quotidiens qui échappent aux statistiques : autant de préoccupations qui rejoignaient la chercheure, les intervenantes et les deux gestionnaires alors en poste : « Il y avait une synergie entre ce que j’offrais et ce qu’elles recherchaient. Le projet que j’avais pouvait répondre à des besoins qu’elles avaient », condition primordiale, selon Leah, pour entreprendre sa recherche.

À des lieues du cliché de l’anthropologue qui fait son terrain à l’autre bout du monde, Leah Walz a trouvé l’exotisme au pas de sa porte puisqu’elle s’est retrouvée à étudier pendant une année les pratiques d’une équipe SIPPE qui intervient sur le territoire dans lequel elle réside. Elle a assisté à plus de 70 réunions d’équipe, 55 rencontres individuelles ainsi qu’à 28 activités de groupe avec des mamans, établissant avec elles un lien de confiance qui lui a permis, par la suite, d’accompagner des intervenantes à domicile.4 Cette présence au long cours dans le quotidien de l’équipe visait à cerner le vécu des intervenantes au plus près de leur réalité : « Dans une entrevue, les gens se présentent comme ils veulent. Pendant une heure, une heure et demie, tu peux montrer ce que tu veux. En un an, il y a moins d’espace pour cacher la réalité du travail. »

La chair autour des mots

Mais à quoi donc une anthropologue peut-elle bien passer son temps pendant toute une année ? « À prendre des notes ! », répond-elle en riant. « J’ai souhaité mettre sur papier ce que je voyais », précise-t-elle en référence au concept de « description détaillée » mis de l’avant par l’anthropologue Clifford Geertz.5 Et Leah Walz de rapporter une anecdote qu’il donne pour expliquer cette approche : c’est en passant du temps avec des gens qu’on devient capable de faire la distinction entre le clin d’œil d’une personne qui a une poussière dans l’œil, le clin d’œil complice et le clin d’œil d’une personne qui cherche à simuler cette complicité. Dans les trois cas, le mouvement de l’œil est le même ; la différence se situe dans l’interprétation du sens en amont de ces gestes qu’on observe.

Un autre précepte mis en œuvre par Leah Walz dans sa recherche consiste à partir de ce qui est dit par les intervenantes pour bâtir l’analyse. Elle constate qu’il y a dans le domaine de l’intervention des dizaines de mots passe-partout, à l’image de ceux qui figurent dans les listes des qualités requises pour être un « bon » intervenant : l’empathie, la chaleur, ou encore, la sensibilité. « Pour quelqu’un qui commence dans le domaine, ces termes peuvent paraître vides. Être accueillant : qu’est-ce que ça veut dire pour les intervenantes ? Les intervenantes l’expliquent en utilisant leurs mots et leurs histoires : « J’ai un peu l’image de quelqu’un qui a les bras ouverts… qui va dire bonjour, qui est prêt à prendre quelques minutes… ». C’est une citation qui apparaît dans l’analyse. » D’après Leah Walz, le travail du chercheur consiste à « mettre de la chair autour de ces mots », notamment au cours des entretiens, et à décortiquer les situations vécues par les intervenantes pour comprendre comment s’établit le lien de confiance avec les familles.

Intitulée Les carnets anthropologiques : le travail invisible des intervenantes SIPPE, l’analyse produite par Leah Walz est articulée autour de trois notions évoquées de manière prépondérante par les intervenantes au cours de ses observations et entretiens.6 Le carnet consacré au savoir-faire explique ce que les intervenantes font concrètement, décrit les mille et une tâches qui leur incombent en mettant un accent particulier sur l’écoute et l’encouragement, considérés par les intervenantes comme les actions les plus représentatives de leur travail : « Écoute, écoute, écoute… Le concept d’écouter, t’as pas idée ce qu’il y a là-dedans. C’est 80% de ton intervention… Quand t’as ça, t’as tout. » (citation d’une intervenante extraite du carnet 1, p. 9). La nécessité de s’appuyer sur les demandes des familles et de s’ajuster à leur rythme traverse également largement le discours des intervenantes : « Je pars de ce qu’ils me disent… J’essaie de respecter leur rythme aussi. On n’est pas obligé de tout faire, tout savoir, tout décider ici et maintenant. Je crois au long terme. » (Carnet 1 : 11).

Le carnet dédié au savoir-être aborde la construction du lien de confiance, dimension primordiale de l’accompagnement des familles. Y sont soulignées l’importance de connaître les familles « dans [leur] entièreté » et de manifester de l’empathie : « [Il faut] se mettre à la place de l’autre [ce qui] sous-entend que tu essaies de voir avec ses moyens. [Dire] « Moi je ne ferais pas ça », avec tous tes schèmes de référence, tes valeurs, ce n’est pas se mettre à la place de l’autre. » (Carnet 2 : 8). Ce carnet soulève notamment le défi de la création du lien de confiance dans un contexte où les familles sont parfois méfiantes et avant tout préoccupées par la satisfaction de leurs besoins de base. 7

Le troisième carnet porte sur la vision commune de l’intervention et les défis posés par le travail interdisciplinaire au cœur du travail en équipe. Il repose sur la présentation de situations où les jugements cliniques des intervenantes diffèrent ainsi que des pistes d’action pour composer avec ces différences. À travers ces enjeux se dessine le regard des intervenantes sur le programme SIPPE lui-même ainsi que sur le Cadre de référence parfois perçus comme trop rigides et « parachutés » d’en haut : « On a fait table rase pour installer un programme et je n’ai pas senti beaucoup de respect et d’écoute, dans ce que nous on faisait qui étaient des succès… Comme [si] on était dans le champ » (Carnet 3 : 17).

Valider chemin faisant

L’anthropologue en pays SIPPE ne s’est pas contentée de prendre des notes, de réaliser des entretiens et de mener son analyse en solitaire. Un pan de son travail de recherche consistait à valider les données recueillies au fur et à mesure du déroulement de son enquête ainsi que lors des présentations préliminaires des analyses devant les membres de l’équipe. Par exemple, l’absence d’une personne à domicile lors d’une visite pouvait servir de point de départ à une discussion avec l’intervenante afin d’en déterminer les motifs : « Je disais : « ma compréhension est qu’elle ne veut pas vraiment te rencontrer, mais qu’elle ne veut pas te le dire ». Et elle : « c’est peut-être ça, mais ça peut être un oubli. Ça peut être parce qu’elle est désorganisée et qu’elle n’a pas d’agenda. » » Cette pratique de la validation chemin faisant repose sur l’idée que l’anthropologue ne comprend pas « mieux » que les intervenantes ce qu’elles font : « Je disais ce que j’avais vu et si j’étais à côté de la track, si elles disaient: « ce n’est pas ça », c’est que je n’avais pas fait ma job. »

Cette pratique a conduit Leah Walz à préciser ses analyses de manière à mieux refléter les pratiques de l’équipe : « J’avais écrit dans mes notes que les intervenantes souhaitaient avoir de la formation sur le travail interdisciplinaire. Elles ont dit : « on veut du soutien pour travailler au quotidien en interdisciplinaire, pas quelqu’un qui vient nous dire quoi faire et qui reparte. On veut quelqu’un qui nous accompagne, car au fil du temps, avec le roulement de personnel et les nouveaux cas, la dynamique change. » » Cette nuance apparaît désormais dans les carnets. Certaines citations qui émaillent les carnets ont été rajoutées après coup, comme celle d’une intervenante illustrant la diversité des jugements cliniques au sein de l’équipe : « mon jugement clinique n’est pas toujours celui de ma collègue ! » (Carnet 3 : 11). Cette façon de procéder a permis la création d’un « espace pour valider ou invalider des choses que je disais. C’est comme ça que j’ai conçu quelque chose de représentatif de leur réalité. »

Même effort de validation du côté de l’enjeu de la confidentialité puisque les intervenantes étaient amenées à lire une version écrite des analyses avant publication afin qu’elles s’assurent du respect de la confidentialité des familles et des intervenantes. Cette façon de faire a permis une identification des intervenantes aux résultats : « J’ai reçu des témoignages d’autres intervenantes qui me disent que ça ressemble à ce qu’elles vivent. Lorsqu’on me dit : « Quelqu’un comprend ma job », c’est le moment où je me dis que je fais bien mon travail. »

Les familles, c’est ma paie

Les travaux de Leah Walz visent à illustrer ce qui est tenu pour acquis par les intervenantes et à construire une représentation de la réalité qui soit authentique à leurs yeux : « Des fois, je me sentais comme si je réinventais la roue avec le savoir-être, le savoir-faire, car ce sont des notions tellement courantes. L’importance d’écouter et d’encourager, ce n’est pas très intéressant comme retombée dans un sens, mais l’idée n’est pas nécessairement de repérer des choses que les gens du terrain ne connaîtraient pas. C’est d’identifier les choses qu’elles reconnaissent, mais qu’elles n’auraient pas sorties spontanément d’elles-mêmes et de les creuser. »

Par exemple, la lourdeur des difficultés rencontrées par les familles suivies est souvent pointée du doigt pour expliquer l’épuisement professionnel des intervenantes. La chercheure a effectivement constaté un certain épuisement de la part de plusieurs intervenantes, mais ces dernières l’attribuent plutôt au contexte dans lequel elles travaillent, aux conflits qui surviennent parfois dans l’équipe, ou encore, au manque de soutien dans leur travail. Au contraire, le contact avec les familles est, comme l’illustre le témoignage d’une intervenante rapporté par Leah Walz, ce dont les intervenantes tirent leur plaisir : « les familles, c’est ma paie ».

Est-ce à dire que l’analyse ne contenait rien de surprenant aux yeux des intervenantes ? Lorsque Leah Walz a commencé son travail, l’équipe SIPPE du CSSS Jeanne-Mance était divisée en deux sous-équipes correspondant aux deux territoires du Plateau et du Centre-Sud, symboliquement délimités par la rue Sherbrooke. Dans la perception des équipes, les populations du territoire Centre-Sud étaient plus démunies et les interventions, plus complexes. En accompagnant les intervenantes des deux équipes, la chercheure a constaté des points communs entre les deux secteurs : « Les différences causaient des tensions alors que je voyais plus de similarités que de différences entre les équipes. Dans Centre-Sud, il y a un nombre plus important de familles – dont beaucoup de familles avec des problématiques complexes –, mais il y a également plus d’intervenantes dans l’équipe. Sur le territoire du Plateau, des poches de pauvreté côtoient des logements luxueux : il y a moins de familles en difficulté, mais certaines ont également des besoins importants alors que l’équipe avait moins d’intervenantes et plus de travailleuses à temps partiel. »

Travail invisible

L’anthropologue a constaté que les intervenantes éprouvent parfois le sentiment que les gens « ne comprennent pas ce qu’elles font ». Les intervenantes de l’équipe avaient l’impression que le recours aux statistiques pouvait mener des gestionnaires à mettre de la pression sur les équipes pour qu’elles soient plus efficaces, alors que ces statistiques ne saisissent que de manière partielle le travail qu’elles réalisent. Ainsi qu’elle le note, « toute la subtilité du travail, on ne la voit pas. Que quelqu’un ne fasse rien ou fasse des miracles avec une famille pendant dix rencontres, on ne voit pas la différence dans les statistiques. Le travail invisible, c’est tout ce qui n’est pas compté dans les statistiques ».

Leah Walz met en garde contre la tentation de tout chiffrer. Elle suggère de prendre acte de la limite des indicateurs qui, par définition, ne peuvent pas tout montrer, de les compléter – comme le font certains gestionnaires – avec d’autres sources d’information tout en travaillant à mettre de l’avant les indicateurs qui tiennent compte de la qualité de l’intervention.

Alors qu’elle expliquait son projet aux intervenantes et gestionnaires, parlant de présence dans les équipes et d’observation des rencontres avec les familles, une intervenante a reformulé son projet en disant : « Tu fais SIPPE avec nous. » Anthropologues, les intervenantes ? « Je n’irai pas jusqu’à dire cela, mais il y a certains points de convergence. Comme l’anthropologue, les intervenantes marchent à côté de quelqu’un. » C’est cette idée qui l’a conduite à parler d’« accompagnement » des intervenantes pour évoquer sa démarche de recherche. Autre similarité, et non la moindre : « Comme l’anthropologue qui vise à comprendre l’autre à partir de sa culture, de son propre point de vue, les intervenantes doivent faire preuve d’empathie pour comprendre les choix de l’autre avec ses repères, son histoire, sa culture. En ce sens, elles disaient que j’étais comme elles. »

Notes

1: Services intégrés en périnatalité et petite enfance à l’intention des familles vivant en contexte de vulnérabilité.

2: Cette recherche était effectuée dans le cadre d’un stage postdoctoral en promotion de la santé à l’Université de Montréal.

3: Lorsqu’elle a débuté son terrain, l’équipe SIPPE était divisée en deux territoires sous la direction de deux gestionnaires. Les équipes ont fusionné sous la direction d’un seul chef de programme au cours de son étude de terrain.

4: Leah Walz a également réalisé 12 entrevues semi-dirigées avec des intervenantes.

5: Le concept de « thick description » a été développé par Geertz dans l’essai intitulé « Thick Description: Toward an Interpretive Theory of Culture »  paru en 1973.

6: Les carnets anthropologiques : le travail invisible des intervenantes SIPPE. Disponibles à l’adresse web suivante : http://www.cacis.umontreal.ca/carnets/cacis/.

7: Certaines familles aux prises avec des situations difficiles demandent avant tout, dans un premier temps, une aide d’urgence, par exemple, l’accès au programme OLO d’aide alimentaire aux femmes enceintes. Ce programme vise à donner des aliments essentiels (œuf, lait et jus d’orange) aux femmes enceintes à faible revenu à compter de leur 20e semaine de grossesse.