Ethnographie des pratiques en petite enfance

En réponse à l’augmentation des coûts et aux limites indiscutables de la médecine curative, au Canada et ailleurs, une attention de plus en plus poussée est portée aux services de médecine préventive, aux soins de santé primaires ainsi qu’au rôle des départements de santé dans le maintien de la santé publique (WHO, 2008). Dans ce contexte, la prévention des maladies infantiles se dresse comme une priorité d’action, même si les questions de la « santé pour tous » et de la réduction des inégalités de santé subsistent (WHO, 1978, 1999 ; CPHA, 2008). Plus précisément, l’impact des déterminants sociaux de la santé sur le développement des jeunes enfants ainsi que la santé, le bien-être et l’intégration socio-économique au cours de leur vie sont au cœur des préoccupations de l’État.

La « transmission » intergénérationnelle des inégalités sociales de santé et de bien-être a été attribuée à nombre de facteurs, tels la santé et les habitudes de vie de la mère (ou même de la grand-mère) durant la grossesse, les comportements parentaux ou l’environnement. Les « carences » au niveau familial durant les premières années de la vie auraient chez l’enfant des impacts sur le développement cognitif, social et émotionnel, le parcours scolaire et professionnel, la morbidité et la mortalité à l’âge adulte ou l’apparition de problèmes sociaux tels la délinquance et la criminalité (WHO, 2007 ; 2008). Malgré l’importance croissante accordée à cette perspective, le rapport entre les difficultés lors des premières années de la vie ainsi que l’état de santé et de bien-être à l’âge adulte n’est pas si direct. À ce sujet, Marmot et Wilkinson (2001) démontrent que le gradient social de santé dépendrait davantage des trajectoires psychosociales et du sentiment de subir un traitement inégal par rapport à un groupe de référence.

Un constat troublant

Au Québec, les visites au domicile des mères ou des familles avec de jeunes enfants par des infirmières ou autres professionnels se sont institutionnalisées comme stratégie pour la santé et le bien-être dans la petite enfance. Bien qu’il s’agisse d’un service universel, dans la plupart des cas, ces visites s’adressent à des populations ciblées. L’efficacité à court et à moyen terme de ces visites a été évaluée par une série de recherches quantitatives, mais leurs résultats, parfois biaisés, ne font pas consensus – cela pouvant être expliqué par l’incomplétude de l’implantation du programme. Ainsi, Bull et al. (2004) suggèrent l’usage d’autres sources d’information pour évaluer l’impact des visites à domicile, incluant l’étude des pratiques et des données locales ainsi que la prise en compte du point de vue des experts, praticiens et clients. Plusieurs recherches de nature qualitative ont d’ores et déjà été faites, explorant l’expérience de la visite à domicile et mettant l’emphase sur l’importance de la construction d’une relation de confiance entre l’intervenant et l’usager, les rôles et qualités de chaque partie ainsi que l’invisibilité relative de ce type de travail. Cependant, peu de travaux explicitent le lien entre ces deux types d’approche.

Les anthropologues se sont intéressés aux structures actuelles et anciennes des programmes de santé publique comme des éléments privilégiés pour examiner la manière dont les forces sociales et politiques façonnent et gouvernent les individus. Cependant, peu d’attention a été prêtée à la façon dont les impératifs gouvernementaux sont exercés, incarnés, communiqués ou contestés par les professionnels de la santé publique. Ce constat s’avère troublant, considérant que cette compréhension est un préalable à la conception d’interventions plus appropriées.

Un projet de recherche mené au CAU-CSSS Jeanne-Mance vise à combler ce vide en explorant les croisements entre un programme québécois de promotion de la santé des jeunes enfants (ses objectifs et ses moyens) et les expériences quotidiennes des intervenantes qui le mettent en œuvre. Il s’appuie sur la prémisse qu’il existe des enfants et des familles qui pourraient profiter des programmes de santé publique et de services sociaux visant à réduire les inégalités sociales en santé. Toutefois, cela ne signifie pas que tous les programmes et que toutes les interventions soient appropriés, efficaces ou qu’ils n’aient que des retombées positives. Dans certains cas, ces programmes peuvent s’avérer discriminatoires, inefficaces ou stigmatisants. L’objectif ultime de ce projet de recherche est par conséquent d’identifier les pratiques innovatrices répondant le mieux aux besoins des familles et enfants vulnérables. Il s’agit donc de déterminer ce qui fonctionne, pour qui et sous quelles circonstances (Hebbeler et Gerlach-Downie, 2002 ).

Les services intégrés

Le programme étudié est celui des Services Intégrés en Périnatalité et pour la Petite Enfance à l’intention des familles vivant en contexte de vulnérabilité (SIPPE),1 qui a pour objectifs de maximiser la santé et le bien-être des enfants et de leur famille, de favoriser le développement des enfants en s’assurant qu’ils naissent en santé et puissent se développer normalement ainsi que de réduire la transmission intergénérationnelle de problèmes psycho-sociaux et de santé, notamment en redonnant du pouvoir aux individus et aux communautés. Il s’adresse explicitement aux jeunes parents (moins de vingt ans), aux mères sous-scolarisées (n’ayant pas de diplôme d’études secondaires), aux familles vivant sous le seuil de pauvreté ainsi qu’aux familles ayant vécu une expérience difficile d’immigration telles que les familles réfugiées.

Comme plusieurs programmes, la base théorique des SIPPE est celle de l’écologie humaine. L’enfant y est décrit comme situé dans une famille, une communauté et un environnement plus large, chacun de ces niveaux pouvant être une cible d’intervention (MSSS, 2004). Suivant ce modèle, les deux composantes principales des SIPPE sont la création d’environnements favorables ainsi que l’accompagnement des familles. La première composante focalise sur l’environnement et la collectivité et se base sur l’action intersectorielle afin d’améliorer les conditions de vie, l’environnement physique et l’accès aux soins de santé et de services sociaux des familles. La deuxième composante, pour sa part, focalise davantage sur les individus et consiste surtout en visites au domicile des familles par des intervenantes provenant de différents domaines (sciences infirmières, travail social, nutrition ou psychologie). Dans la majorité des cas, l’intervenante privilégiée est une infirmière ou une travailleuse sociale. Le mandat durant ces visites est large, les intervenantes devant se pencher sur le développement et les capacités de l’enfant afin d’évaluer ses besoins nutritionnels, psychosociaux ou de santé ainsi que sur les conditions de vie des familles pour répondre à leurs besoins matériels et économiques (MSSS, 2004).

Dans ce projet, nous nous intéresserons non seulement aux familles desservies par les SIPPE, mais également aux intervenantes mettant quotidiennement en œuvre ce programme. Il a d’ailleurs été remarqué que les taux d’abandon des familles et le changement de personnel sont très élevés. De plus, afin de déterminer ce qui fonctionne et de valoriser les innovations, nous interrogerons les facteurs passés et présents influençant les pratiques actuelles. Quels sont les antécédents historiques des pratiques actuelles ? Quels sont les buts, les significations et les moyens utilisés selon chaque acteur ? Comment l’efficacité et le succès de ce programme ont-ils été définis et mesurés ? Quelles formes de compétence et d’expertise y sont articulées et reconnues ?

Généalogie et expériences quotidiennes

Ce projet de recherche puise ses sources théoriques dans l’anthropologie féministe (Behar, 1995 ; Jolly, 1998 ; Moore, 1988), de l’anthropologie symbolique – plus précisément l’approche de Geertz (1973) qui met l’accent sur l’importance du comportement humain pour comprendre la logique de la vie quotidienne – et  du travail de Foucault (1963 ; 1978 ; 1984) sur la construction sociohistorique de la connaissance médicale et de ses rapports avec les technologies actuelles de surveillance, de gouvernance et d’intervention.

À partir de ces positions théoriques, nous bâtirons une histoire des pratiques actuelles en dressant la généalogie des SIPPE (au sens foucaldien) et décrirons les rapports culturels et sociaux qui les constituent. Les objectifs spécifiques de ce projet de recherche sont donc doubles. Il s’agit, dans un premier temps, de décrire et d’examiner les bases historiques et théoriques ainsi que les mandats du programme SIPPE. Notre attention se portera sur le déroulement des interventions, tel qu’il est planifié. Le but est de mettre en évidence les bases et hypothèses implicites au programme, de s’interroger à leur sujet, de débattre des données probantes sur lesquelles il s’appuie et de déceler les contradictions et les conflits qui lui sont inhérents. Dans un deuxième temps, en étudiant les expériences quotidiennes et les points de vue des intervenantes des SIPPE, nous voulons comprendre jusqu’à quel point elles peuvent (ré)interpréter le mandat que leur attribue le programme et négocier leurs pratiques dans le contexte social de leurs interactions quotidiennes avec les superviseurs, les pairs et le public. En outre, nous étudierons le type de connaissances que les intervenantes utilisent et transmettent et leur perception de leurs rôles et responsabilités, y compris les fondements de leurs revendications ou leur refus de l’autorité ou de l’expertise. Ce projet souhaite donc examiner l’évolution et l’implantation du programme SIPPE en regard au travail complexe qu’engage la santé publique, tel que compris et pris en charge par les professionnels de première ligne de la santé et des services sociaux.

La collecte de données pour ce projet se fera par l’observation participante, des entrevues et l’analyse de documents, ce qui favorisera la triangulation. Tout comme pour une recherche ethnographique typique, la principale forme de collecte de données sera l’observation participante, c’est-à-dire la communication prolongée et active avec les personnes dans des cadres et contextes naturels. Cette technique, en tant que forme d’observation non structurée où les chercheurs participent autant que possible aux activités quotidiennes du groupe social, favorise les interprétations ethnographiques les plus proches de la réalité. L’observateur participant est habituellement extérieur au groupe social ou au milieu (même si ce n’est pas toujours le cas), car il est plus en mesure de poser un regard détaché sur ce qui est tenu pour acquis par ceux du milieu.

Le travail de terrain se fera en plusieurs phases non distinctes qui se chevaucheront tout au long du processus. Dans une phase préliminaire, nous nous familiariserons avec différentes personnes et activités qui sont au cœur de cette recherche, en assistant par exemple aux rencontres de l’équipe du CAU-CSSS Jeanne-Mance ainsi qu’aux activités pour les familles recevant des services SIPPE, tels les cours prénataux. Afin de dresser un portrait plus complexe de la nature des interventions, nous nous concentrerons ensuite sur l’observation des activités, comportements, interactions et dialogues des acteurs pertinents. Durant la troisième phase de l’étude terrain, des entrevues semi-structurées et plus approfondies seront réalisées avec des intervenantes, en mettant l’accent sur leurs expériences personnelles, leur cheminement ainsi que leurs convictions, par exemple les raisons pour lesquelles elles font ou disent différentes choses.

La parole aux intervenants

Nous espérons que l’information recueillie et produite sera utile aux intervenantes en leur permettant de mieux comprendre leurs propres pratiques, de créer des espaces d’échanges avec leurs collègues et de mieux former les nouveaux intervenants au programme SIPPE. Notre intention est également de témoigner du travail intense et complexe d’intervention auprès des familles vulnérables et de donner la parole aux intervenantes qui n’ont peut-être pas la possibilité de s’exprimer à l’intérieur des limites de leurs postes. Notre travail sera d’abord présenté aux intervenantes du CSSS et, possiblement, partagé avec les intervenantes et les directeurs aux niveaux local et régional. Par ailleurs, nous avons l’intention de produire un document simplifié décrivant nos principales conclusions à l’intention des familles desservies par les SIPPE. Nous espérons contribuer, grâce à ces présentations, rapports écrits et publications universitaires, à la mission universitaire du CAU-CSSS Jeanne-Mance relativement à la production de connaissances dans ses champs d’intérêt et au développement et à l’amélioration des services à travers le réseau de santé et de services sociaux.

Notes

1 Officiellement inauguré en 2003, le programme national québécois SIPPE, pour Services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance à l’intention des familles vivant en contexte de vulnérabilité, découle de la fusion entre différents programmes existants précédemment, soit Naître égaux – Grandir en santé (NE-GS), le Programme de soutien aux jeunes parents (PSJP) ainsi que le Programme de soutien éducatif précoce.

Références

Behar, R. (1995). « Introduction : Out of exile », in Behar, R. et D. A. Gordon (Eds.), Women Writing Culture, Berkeley, University of California Press : 1-32.

Bull, J., McCormick, G., Swann, C., et C. Mulvihill (2004). Ante and Post-Natal Home-Visiting Programs : A Review of Reviews, London, Health Development Agency.

CPHA – Canadian Public Health Association (2008, June 1-4). Public Health in Canada : Reducing Health Inequalities Through Evidence and Action, Paper presented at the Canadian Public Health Association 2008 Annual Conference, Halifax, Nova Scotia.

Foucault, M. (1963). Naissance de la clinique, Paris, Quadrige/Presses Universitaires de France.

Foucault, M. (1978). The History of Sexuality – Volume I : An Introduction, New York, Vintage Books.

Foucault, M. (1984). « Nietzche, genealogy, history », In P. Rabinow (Ed.), The Foucault Reader, New York, Pantheon Books : 76-100.

Geertz, C. (1973). The Interpretation of Cultures, United States of America, BasicBooks, A Subsidiary of Perseus Books, L.L.C.

Hebbeler, K. M. et S. G. Gerlach-Downie (2002). « Inside the black box of home visiting : a qualitative analysis of why intended outcomes were not achieved », Early Childhood Research Quarterly, 17(1) : 28-51.

Jolly, M. (1998). « Other mothers : maternal ‘insouciance’ and the depopulation debate in Fiji and Vanuatu, 1890-1930 », in Ram K. et M. Jolly (Eds.), Maternities and modernities : Colonial and postcolonial experiences in Asia and the Pacific, Cambridge, Cambridge University Press : 177-212.

Marmot, M. et R. G. Wilkinson (2001). « Psychosocial and material pathways in the relation between income and health : a response to Lynch et al. » BMJ, 322  (7296) : 1233-1236.

Moore, H. L. (1988). Feminism and Anthropology, Minneapolis, University of Minnesota Press.

MSSS – Ministère de la Santé et des Services sociaux (2004). Les services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance à l’intention des familles vivant en contexte de vulnérabilité : Cadre de référence, Québec, La Direction des communications du ministère de la Santé et des Services sociaux.

WHO – World Health Organization (1978). Declaration of Alma-Ata, Geneva, WHO.

WHO – World Health Organization (2007). Early Child Development : A Powerful Equalizer, Geneva, WHO.

WHO – World Health Organization (2008). The World Health Report 2008 – Primary Health Care : Now More Than Ever, Geneva, WHO.