Avertissement : ce texte traite d’actes sexuels imposés à des enfants dans le cadre familial. Il comporte des scènes, décrites lors des procès, qui pourraient choquer le lectorat. Il est cependant nécessaire d’en rendre compte. La violence de ces scènes, recouvertes des silences passés, est précisément ce qui hante les victimes. Elle est aussi ce qui pousse les juges, des décennies après les faits, à condamner leurs agresseurs.
« Malheureusement, ils n’ont pas été crus ». Ces mots ont été prononcés le 10 juin 2015 par un juge du district de Chicoutimi (Québec, Canada), lors de l’audience de détermination de la peine de Jean-Louis Savard1, déclaré coupable quelques mois plus tôt de violentes agressions sur ses nièces et neveux. Le juge regrette, par ces mots, le temps qui s’est écoulé depuis les faits, commis entre 1964 et 1970, soit près de cinquante ans auparavant : « gestes de masturbation, de fellation, pénétrations digitales dans l’anus, intrusions d’objets dans l’urètre […] ». Le juge ajoute que « l’horreur et l’atrocité [des] gestes », et « les souffrances » qu’ils ont occasionnées pour les victimes, alors âgées de 5 à 8 ans, ont conduit la plupart d’entre elles à dénoncer leur oncle à l’époque des faits, « pour certains à leur mère et à leur grand-mère et pour l’un, à son enseignante ». Mais, poursuit le juge, « malheureusement, ils n’ont pas été crus ». S’il est difficile de dire ce que recouvre ici le fait de croire ou de ne pas croire, cet extrait a l’intérêt de montrer que l’inceste produit moins du silence que les silences de celles et ceux qui savent (sur ce point, voir Le Caisne, 2014) : c’est le refus d’entendre et ce qu’il en coûte de parler qui font de cette violence une fatalité subie dans la durée.
Le jugement de Jean-Louis Savard fait partie d’un corpus de 65 procès-verbaux d’audiences criminelles qui se sont tenues au Québec entre 2001 et 2017 pour des actes de violence sexuelle sur enfants, dans le cadre familial. Les faits se sont déroulés 30, 40 ou 50 ans avant qu’ils ne soient dénoncés et finalement jugés. Les actes de violence incriminés pourraient sans doute relever de la catégorie d’agression sexuelle, introduite dans le droit criminel en 1983. Mais les procès, pourtant tenus dans les années 2000, les mentionnent comme relevant, en tout ou en partie, des infractions d’attentat à la pudeur et de grossière indécence, respectivement abrogées en 1983 et 1988. Il en est ainsi en raison d’une disposition du Code criminel adoptée en 1985, qui rend possible de juger des comportements passés en vertu d’infractions abrogées depuis, s’ils ont eu lieu à l’époque où ces infractions existaient encore, comme c’est le cas ici. L’unique condition étant que ces comportements tombent toujours sous le coup de la loi, fut-ce sous d’autres qualifications d’infractions, en particulier celle d’agression sexuelle.
Cette nouvelle disposition a donné lieu, dans les années 1990, à la construction d’une « jurisprudence de l’éloignement » (Bérard et Sallée, 2020), donnant les moyens aux juges de se prononcer sur des crimes du passé lointain. Si, pour Jean-Louis Savard, rien ne se passe au point de vue judiciaire dans les années 1980 et 1990, ces décennies sont celles durant lesquelles la justice elle-même devient capable d’accueillir et de juger les plaintes de ses victimes.
Dans ces 65 dossiers, tous les accusés sont des hommes et les trois-quarts des victimes sont des filles. La moyenne d’âge des enfants au premier acte est de 8,9 ans, et celle des auteurs dont on a pu retrouver l’âge (qui n’était explicitement mentionné que dans 44 dossiers), de 29 ans. Les accusés peuvent être les pères ou les beaux-pères, mais on trouve aussi des oncles, des frères et des beaux-frères2. Ces distinctions sont importantes parce qu’elles forment une différence aux yeux du Code criminel dont la définition de l’inceste est restée quasiment la même depuis la fin du 19e siècle. Le Code prévoit ainsi que « commet un inceste quiconque, sachant que l’autre personne est, par les liens du sang, […] son enfant, son frère, sa sœur […], son petit-fils ou sa petite-fille, a des rapports sexuels avec cette personne3 ». Cette définition est souvent jugée trop restrictive. D’abord parce qu’elle exclut des « rapports sexuels », ici synonymes de coït vaginal, tout un ensemble de violences. Ensuite parce que, centrée sur une étroite définition de la famille, elle exclut des victimes potentielles les beaux-fils ou les belles-filles, ainsi que les neveux et les nièces. De fait, dans notre corpus, non seulement les violences sexuelles impliquant un coït vaginal sont une minorité, mais de plus, ce qui compte est moins le statut familial de l’adulte que sa présence, dans l’espace domestique, aux côtés des enfants.
Les mécanismes généraux de l’affaire Savard sont très largement comparables aux autres affaires de notre corpus et on peut poser, à travers elle, des questions générales : comment établir des faits aussi éloignés? Comment juger, en même temps, ce qui s’est produit dans un passé devenu pour partie confus et qui hante le présent? Si cette affaire permet de déplier ces enjeux, c’est notamment en raison de la pugnacité judiciaire de l’accusé qui a plusieurs fois fait appel de sa condamnation entre 2014 et 2017. Nous disposons ainsi des jugements de première instance sur sa culpabilité (23 octobre 2014) et sur sa peine (10 juin 2015), mais également de sa demande d’appel (25 juin 2015), de son jugement devant la Cour d’appel du Québec (25 février 2016), de son pourvoi devant la Cour suprême du Canada (1er décembre 2016) et de la décision de celle-ci (31 mars 2017). Les documents judiciaires de l’affaire Savard ne sont pas anonymes. Les sources sur lesquelles nous nous appuyons étant publiques et par conséquent accessibles à tous et toutes, nous avons décidé d’utiliser le nom de l’accusé et les prénoms des victimes et des membres de la famille appelé-es à témoigner.
Violence, dépendance, parole confinée
Jean-Louis Savard, né le 9 août 1946, est le deuxième garçon d’une famille de 26 enfants. Il demeure chez ses parents à Saint-David de Falardeau jusqu’à ses 13 ou 14 ans, moment auquel son père le chasse de la maison. Les jugements ne donnent pas d’informations précises sur la profession de ses parents, mais leur milieu populaire ne fait pas de doute. Jean-Louis Savard est décrit comme « peu scolarisé », rencontrant des « difficultés d’apprentissage », « capable de compter jusqu’à 100 »4. Au cours de son enfance, il aurait été abusé sexuellement par un membre de sa fratrie. À 15 ou 16 ans, il part vivre chez l’une de ses sœurs sur la Côte-Nord, où il occupe divers emplois. Il rend visite à sa famille les fins de semaine, environ une fois par mois ou tous les deux mois. Il rencontre son épouse en 1967. Ils se marient en 1968, et ont trois enfants entre 1971 et 1979.
Les violences qu’il exerce contre au moins cinq de ses neveux et nièces ont lieu durant cette période de présence intermittente. Il est accusé pour des agressions qui s’étendent de 1964 à 1970, et qui prennent fin dans la période de son mariage. Il a alors entre 18 et 24 ans. Que dire de ces violences? En mentionner le déroulement pourrait sembler inutilement violent, d’autant que nous n’avons aucune prétention à comprendre la psychologie de leur auteur. Il est pourtant nécessaire d’en rendre compte, car elles suivent un déroulement similaire pour toutes les victimes, qui est important pour saisir le souvenir qu’il leur a laissé et la manière dont elles ont été traitées lors des procès. Nous citons ici le jugement dans une occurrence, à propos de Conrad, âgé de 58 ans au moment du procès :
« Vers l’âge de 5 ou 6 ans, […] Conrad se trouve à l’arrière de la maison familiale et celle de ses grands-parents à regarder les lapins. L’accusé, prétextant vouloir lui montrer quelque chose, le fait monter par l’escalier de la grange. Une fois rendus à l’étage, il commence à lui caresser les fesses et le pénis par-dessus ses vêtements. Il lui baisse son pantalon et son sous-vêtement, lui retire son chandail et le masturbe. Ensuite, il l’assoit sur l’établi, se masturbe et entre son pénis dans sa bouche et éjacule. Conrad témoigne de maux de cœur et de vomissements. Par la suite, l’accusé se couche sur le palier du grenier, Conrad par-dessus lui. Son oncle joue avec son corps et son pénis par des gestes de masturbation et lui entre une paille de foin dans l’urètre. Enfin, il raconte une pénétration digitale ».
Les récits ne diffèrent pas beaucoup selon l’âge des victimes. La seule différence concerne les actes qu’il impose à Sylvie, seule femme plaignante : une « dizaine de fois » depuis l’âge de 8 ans, l’accusé « lui demande de le masturber », sans que soient mentionnées des violences similaires à celles qu’il inflige au pénis de ses neveux. Sylvie est aussi la seule à mentionner une agression plus tardive, lorsqu’elle est « âgée de 19 ou 20 ans ». Tandis qu’elle dort chez lui parce qu’elle garde ses enfants, elle « sent une main qui caresse sa poitrine jusqu’au ventre par-dessus les couvertures. Cette main est celle de l’accusé ».
Plusieurs traits sont communs à cette affaire et aux autres que nous avons étudiées. D’abord, il n’y a jamais eu de silence. Il y a certes eu une volonté, de la part de l’auteur, d’imposer le secret en faisant peur à ses victimes : il menace ainsi Conrad de « le dénoncer au Bébé Afril, un personnage tel un clochard dont tous les enfants avaient peur dans le rang 2 à Saint-David-de-Falardeau ». Mais le silence n’est pas gardé, les victimes rapportant dans leur entourage le sentiment immédiat de l’anormalité de ces pratiques. Sylvie, par exemple, « sait que ce n’est pas correct et ne sent pas bien ». Conrad s’en ouvre à sa mère dès 5 ou 6 ans, « lui montrant son pénis bleuté », avant de se confier quelques années plus tard « à Mme Marie L., enseignante à Saint-David-de-Falardeau », qui « se présente à la maison pour rencontrer ses parents ». La parole circule également dans la fratrie à l’âge adulte : Sylvie dit à la police qu’elle savait déjà que « certains de ses frères et sœurs ont été abusés puisqu’ils en parlaient lors de rencontres familiales ». Comment expliquer alors l’absence de signalement à la police ou à la justice avant 2009? Au cours des procès, la raison le plus souvent avancée par le juge est que les enfants n’ont pas été cru-es. Lorsqu’ils et elles parlent, les enfants sont parfois battu-es. Les accusations de mensonge et les corrections qu’elles suscitent ferment la possibilité des échanges. Jean-Yves estime par exemple avoir « trop gardé dans moi pis on a trop gardé dans nous autres ». Le procès est ainsi l’occasion de découvrir ces événements enfouis.
Le confinement de la parole, et les silences qu’il produit, fonctionne cependant autour d’un motif plus puissant que le fait de ne pas croire : ne pas diffuser la parole permet de protéger l’accusé, et par extension de protéger la famille. Dans l’affaire Savard, deux figures centrales de cette parole confinée se détachent. La grand-mère, d’abord, qui traite ses petits-enfants de menteurs-euses, mais qui est aussi, selon Jean-Yves, « notre grand-mère préférée ». Son décès en 1985 est un premier tournant. La mère des victimes est la seconde figure. Jean-Marc explique ainsi que dans les décennies qui ont suivi les faits, « à plusieurs occasions il en parle avec sa mère, mais cette dernière ne veut pas que ses enfants aillent en cour ». Sylvie explique de son côté que si les agressions étaient sues de leur mère, « cette dernière ne voulait pas qu’ils portent plainte, de peur de briser la famille ». Le décès de la mère, le 22 octobre 2008, est le tournant décisif : « le 22 avril 2009, [Conrad] se rend à Chicoutimi pour porter plainte à la police ». Les jugements donnent également à voir le rôle joué par la dépendance financière des plaignant-es. Le jugement souligne par exemple qu’à la fin des années 1970, tandis que Sylvie subissait de nouveaux attouchements, l’accusé avait accepté de « prêter de l’argent » à sa nièce « au vu de ses difficultés financières ». Durant cette période où ce dernier, décrit comme un « travailleur acharné et assidu », connaît une ascension sociale, Sylvie « ne parlera jamais des gestes de nature sexuelle qu’elle a subis ». Quelques années plus tard, en 1990, elle invitera même son oncle et son épouse à son mariage.
Est ainsi dessinée une image de la famille qui incorpore un ensemble de liens forts avec lesquels il est difficile de rompre. Le temps qui sépare les actes de la plainte n’est pas un temps vide, mais un moment où se rejoue la sociabilité familiale, les confidences vagues dans la fratrie, le confinement de la parole et l’impossibilité de porter plainte. C’est aussi le temps durant lequel « les victimes déclarent avoir subi, en plus des conséquences psychologiques […], des conséquences physiques et financières, tels des blessures aux organes génitaux, des troubles du sommeil, la prise de médicaments ainsi que les frais liés aux suivis psychologiques ou psychiatriques »5. La première plainte de Conrad, en 2009, déclenche les autres. L’un des neveux étant décédé, c’est sa sœur, Linda, qui porte plainte pour lui. La cadette de la fratrie, Manon, ne porte pas plainte, mais témoigne au procès en soutien de ses frères et sœurs.
Une affaire de crédibilité
L’histoire telle que nous la restituons à grands traits repose sur le choix, opéré par les tribunaux, de croire le récit des victimes contre les dénégations de l’accusé. Ce choix a conduit les tribunaux à déclarer Jean-Louis Savard coupable en première instance et à le condamner à une peine de six ans d’emprisonnement. Reste à comprendre comment les juges sont parvenu-es à une telle décision.
L’absence de prescription criminelle au Canada6 apparaît bien sûr comme une condition nécessaire. Dans un contexte de dénonciation croissante, depuis le milieu des années 1970, de l’impunité des agresseurs (Lamontagne, 2017), un rapport du Conseil du statut de la femme (CSF), paru en 1995, souligne, à partir de données recueillies à Montréal, que les femmes nommées « survivantes d’inceste » forment de 80 à 95 % de la clientèle des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS). Le même rapport souligne alors que, bénéficiant de l’absence de prescription, « certaines [de ces] femmes ont déposé des plaintes pour des cas d’inceste produits il y a de nombreuses années », ajoutant qu’il s’agit là d’un « moyen parmi d’autres […] pour dénoncer publiquement ce qui leur a été imposé et reprendre du pouvoir sur leurs vies » (CSF, 1995, p. 85). L’absence de prescription ne constitue cependant pas une condition suffisante pour que ces cas d’inceste du passé lointain puissent être jugés et leurs auteurs condamnés.
Un problème saute en effet aux yeux lorsque l’on parcourt les jugements. La justice doit trancher sur l’existence d’actes dont l’un dit qu’ils n’ont pas eu lieu quand les autres affirment qu’ils ont été perpétrés, mais sans pouvoir dire quand exactement : « vers l’âge de 5 ou 6 ans », « vers l’âge de 8 ou 9 ans ». Pour trancher dans l’incertitude, les tribunaux canadiens ont élaboré, depuis le début des années 1990, une jurisprudence de l’éloignement. Celle-ci repose sur un assouplissement des critères d’évaluation de la crédibilité des témoignages dans un contexte de rareté voire d’absence des preuves : en l’absence d’éléments de preuve indiscutables, de traces matérielles ou de témoins directs des actes, ils cherchent à évaluer les témoignages de manière globale, en appréciant leur cohérence, autant factuelle qu’émotionnelle. C’est ainsi que malgré « certaines faiblesses » (dates imprécises, défauts de mémoire, preuves insuffisantes, etc.), les témoignages des plaignant-es ont paru au juge de première instance « crédibles et fiables ». Ainsi Linda qui, témoignant des agressions subies par son frère désormais décédé, « revit de fortes émotions » (« la douleur l’envahit et les sanglots l’emportent »), témoignant de la « crédibilité » et de la « sincérité » de son récit.
C’est précisément la nature de cette évaluation qui a conduit Jean-Louis Savard à faire appel de la décision. Ce dernier reproche alors au juge de première instance d’avoir « omis de considérer des éléments de preuve favorables à la défense, notamment en omettant de considérer toute la preuve au sujet des contradictions, incohérences et invraisemblances des témoins7 ». Il mentionne par exemple des témoignages qui se contrediraient à différentes étapes de la procédure, ainsi que des descriptions qu’il juge improbables. Les deux juges (sur trois) de la Cour d’appel qui ont permis de rejeter l’appel insistent alors sur les conditions d’appréciation de la crédibilité des témoignages et rappellent que cet exercice « ne relève pas de la science exacte », si bien qu’il est « très difficile pour le juge de première instance de décrire avec précision l’enchevêtrement complexe des impressions qui se dégagent de l’observation et de l’audition des témoins ». L’écoulement du temps depuis les événements permet, dans ce cadre, de rendre compte des imprécisions dans le discours des plaignant-es, sans pour autant que cela ne décrédibilise leur parole.
Le 1er décembre 2016, soit deux mois après le verdict de la Cour d’appel, Jean-Louis Savard fait de nouveau appel. Cet appel dit de « plein droit », en raison de la dissidence8 du troisième juge qui estimait la preuve insuffisante, est alors examiné par la Cour suprême du Canada. Le jugement rendu le 31 mars 2017 confirme la première décision. Jean-Louis Savard repart alors en prison pour y purger sa peine.
Une justice de l’après-coup
L’affaire de Jean-Louis Savard présente, au fond, un cas-type de ce que montrent déjà l’histoire, l’anthropologie ou la sociologie sur l’inceste (voir Cliche, 1996, 2001, 2006; Dussy, 2013, 2015; Giuliani, 2014). Il s’agit d’actes commis par des hommes et la cause du maintien des silences est la même que celle qui rend les actes possibles : le pouvoir patriarcal exercé sur les femmes et les enfants dans l’espace domestique. Ce pouvoir patriarcal est à la fois symbolique, financier et matériel. Dénoncer le père, le grand-père ou, comme ici, l’oncle, c’est ruiner un couple et risquer de perdre sa famille. C’est aussi souvent perdre un soutien de poids, le pourvoyeur de revenus. C’est fréquemment, enfin, risquer sa violence ou la violence de celles et ceux qui le défendent, ou qui défendent l’honneur de la famille. L’inceste n’est pas tu parce qu’il serait indicible en raison de la nature extraordinaire de l’interdit qu’il brise, mais parce que, dans l’ordinaire du pouvoir patriarcal, la puissance qui impose le confinement de la parole domine. À distance d’une impossibilité de dire les violences subies, c’est la somme des silences de celles et ceux qui savent qui, bloquant la circulation de la parole, rend improbable la formulation d’une plainte. Des décennies plus tard, ces silences se fissurent à la faveur d’une configuration judiciaire renouvelée et à la suite d’événements biographiques (mise en couple, mort d’un-e ou plusieurs membres de la famille, retour du refoulé traumatique, etc.) qui, pour les victimes, rendent la plainte à la fois possible et nécessaire.
Cette affaire montre aussi que, même s’il ne concerne qu’une minorité de cas, le dispositif créé depuis le début des années 1990 par la jurisprudence canadienne fonctionne, au sens où le passage du temps n’empêche pas l’établissement de la culpabilité ni la condamnation des auteurs. Parmi les accusés de notre corpus finalement condamnés, les peines vont de 12 mois à 12 ans de prison. Si, à l’image de Jean-Louis Savard, les juges ont majoritairement en face d’elles et eux des personnes âgées, sans casier judiciaire et dont les avocat-es plaident le caractère inoffensif, ils et elles estiment devoir se mettre à la hauteur de la gravité des actes et de leurs conséquences à long terme pour les victimes. L’affaire Savard apparaît alors comme un exemple parmi d’autres d’un changement d’époque. Au moment où les violences ont été commises, la justice n’en était pas saisie et, dans les très rares cas où elle l’était, elle reproduisait les critères hérités du 19e siècle pour qualifier ou, plus souvent, disqualifier les plaintes, comme l’immédiateté de la dénonciation, la présence de témoins ou les traces visibles de blessures. Quelques décennies plus tard, la parole des enfants de Saint-David de Falardeau, enfants pauvres d’une famille nombreuse, à la vie sans histoire, occupe les tribunaux et les médias locaux, et s’inscrit dans la construction d’une jurisprudence dont la validité est discutée jusqu’à la Cour suprême. Des violences aux plaintes et au procès pénal, se joue le passage d’un temps qui n’est pas seulement celui de la biographie des victimes, mais bien d’une rupture historique dans le traitement judiciaire des violences sexuelles.
Il faut cependant se garder d’exagérer la portée de cette rupture. Sortir d’un ordre juridique n’est pas sortir d’un ordre social dont la domination masculine et adulte demeure un trait structurant. Comme pour toute violence, la justice de l’après-coup demeure un moindre mal : ces procès n’existent que parce que des souffrances consécutives aux violences subies demeurent vives plusieurs décennies après les faits.
Notes
- Les citations de ce paragraphe sont issues du procès-verbal de l’audience de détermination de la peine de Jean-Louis Savard : 2015 QCCQ 5226, Chambre criminelle et pénale, Cour du Québec, 10 juin 2015.
- Pour plus de précisions sur le statut des agresseurs et des victimes, nous renvoyons à Bérard et Sallée, 2020, p. 98-100.
- Code criminel (L.R.C. (1985), ch. C-46), Partie V (« Infractions d’ordre sexuel, actes contraires aux bonnes mœurs, inconduite »), Article 155 (1).
- Les citations de cette première partie, ainsi que toutes les informations sur la vie de Jean-Louis Savard et de ses victimes, s’appuient exclusivement, sauf contre-indication, sur les procès-verbaux des audiences de culpabilité (2014 QCCQ 10256, 23 octobre 2014) et de détermination de la peine (2015 QCCQ 5226, 10 juin 2015), Chambre criminelle et pénale, Cour du Québec.
- Savard c. R., Cour d’appel du Québec, appel sur la sanction, 2016 QCCA 381, 25 février 2016.
- La prescription criminelle désigne le délai après lequel il n’est plus possible de poursuivre l’auteur-trice d’une infraction, soit le délai passé lequel la justice ne peut plus être saisie.
- Savard c. R., Requête pour mise en liberté, Cours d’appel du Québec, 2015 QCCA 1131, 25 juin 2015.
- En droit canadien, un-e juge est dit-e « dissident-e » quand il ou elle soutient une décision minoritaire – ici celle d’accepter l’appel de Jean-Louis Savard, et de tenir ainsi un nouveau procès.
Références
Bérard, J., Sallée N. (2020). Revenir sur les silences. Les violences sexuelles familiales (Québec, 1950-1980) et leur jugement des décennies après les faits. Genèses. Sciences sociales et histoire, 120(3), 91-111. https://doi.org/10.3917/gen.120.0091
Conseil du statut de la femme. (1995). L’inceste envers les filles, un état de la situation. https://www.csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/linceste-envers-les-filles-etat-de-la-situation.pdf
Cliche, M.-A. (1996). Un secret bien gardé, l’inceste dans la société traditionnelle québécoise, 1858-1938. Revue d’histoire de l’Amérique française,50(2), 201-226. https://doi.org/10.7202/305508ar
Cliche, M.-A. (2001). Survivre à l’inceste dans les maisons du Bon-Pasteur de Québec, 1930-1973. Nouvelles pratiques sociales, 14(2), 122-143. https://doi.org/10.7202/009078ar
Cliche, M.-A. (2006). Du péché au traumatisme. L’inceste, vu de la Cour des jeunes délinquants et du bien-être social de Montréal, 1912-1965. The Canadian Historical Review, 87(2), 199-222. https://doi.org/10.3138/CHR/87.2.199
Dussy, D. (2013). Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, Livre I. La Discussion.
Dussy, D. (2015). L’institution familiale et l’inceste : théorie et pratique. Mouvements, 82(2), 76-80. https://doi.org/10.3917/mouv.082.0076
Giuliani, F. (2014). Les Liaisons interdites. Histoire de l’inceste au XIXe siècle. Publications de la Sorbonne.
Lamontagne, A. (2017). « Je ne veux pas être condamnée au viol à perpétuité, et toi? » Luttes féministes québécoises contre les violences sexuelles (1970-1983) [mémoire de maitrise, École de criminologie, Université de Montréal]. Papyrus. https://doi.org/1866/20669
Le Caisne, L. (2014). Un Inceste ordinaire. Et pourtant tout le monde savait. Éditions de la Maison des sciences de l’homme.