L’aide sociale et le malaise des médecins : constats et propositions

À la suite du dossier présenté dans le dernier numéro de la revue du CREMIS s’est déroulée une première rencontre dans les locaux du CREMIS, rassemblant différents acteurs préoccupés par le rôle que jouent les médecins auprès des personnes bénéficiant des prestations de l’aide sociale. Médecins généralistes, psychiatres, médecins-résidents, membres du Front commun des personnes assistées sociales du Québec, étudiants en sociologie de différentes universités montréalaises et chercheurs du CREMIS étaient présents pour échanger autour des enjeux rattachés au jugement par les médecins des contraintes à l’emploi. Ce texte est une première prise de parole collective de la part des participants présents à cette rencontre. Quels sont les problèmes posés présentement par le rôle que doivent jouer les médecins à l’aide sociale ? Quelles sont les conséquences sur la relation entre le médecin et les patients bénéficiaires de l’aide sociale ? Comment ce rapport pourrait-il être vécu autrement ?

La vie compromise : appauvrissement et stigmatisation

Constat 1 : Le diagnostic que pose le médecin sur l’état de santé mentale et physique et la capacité à intégrer le marché du travail des personnes à l’aide sociale peut compromettre la vie de ces dernières. Selon leur état de santé, les personnes peuvent être diagnostiquées « contraintes sévères à l’emploi », « contraintes temporaires à l’emploi » ou sans contraintes à l’emploi et bénéficier, dépendamment du type de contrainte, d’une prestation supplémentaire. Cette dernière s’ajoute à des prestations de base insuffisantes pour subvenir à leurs besoins de se loger, se nourrir et s’habiller convenablement et, conséquemment, pour éviter une dégradation de leur santé et de leur bien-être.

Devant la faiblesse des prestations de l’aide sociale qui ne sont pas indexées au coût de la vie, être déclaré « contraintes sévères à l’emploi » pour recevoir une allocation supplémentaire de 287$ représente pour plusieurs personnes la seule bouée de sauvetage qu’il leur reste pour assurer leur qualité de vie.

Constat 2 : Les médecins témoignent des situations de gêne, voire de honte, ressenties par les personnes lors de la présentation du formulaire. Ce diagnostic qu’elles viennent quémander devant la seule personne autorisée à juger de leur aptitude à travailler, est à la fois libérateur et stigmatisant.

Pour obtenir cette prime, l’Aide sociale leur demande de prouver individuellement leur inaptitude et leur incapacité à participer à la vie sociale à travers le travail. On parle peu des personnes qui refusent de se prêter à ce jeu de peur d’être stigmatisées et de devoir porter, en plus du fardeau des mauvaises conditions de vie, celui d’être jugées incompétentes et inaptes.

Une relation humaine en jeu : le médecin juge et partie

Constat 3 : Dans un court laps de temps et avec peu d’informations sur le patient, le médecin doit remplir un formulaire qui sera envoyé à un médecin de l’agence d’aide sociale pour faire l’objet d’un verdict final quant au droit du patient de recevoir une prestation supplémentaire.

Si le formulaire semble bien clair à remplir a priori, lorsque le patient et le médecin sont assis ensemble, les situations vécues sont complexes et n’entrent pas dans les cases réduites et réductrices prévues par l’Aide sociale.

Constat 4 : Avec les patients réguliers du médecin, la tâche n’est pas simple puisque le diagnostic de « contraintes sévères à l’emploi » engage la qualité des rapports entre le médecin et son patient et a des conséquences sur la relation thérapeutique. L’exercice s’avère d’autant plus difficile dans un contexte de pénurie de médecins de famille et où il n’y a pas de suivi de longue date avec certains patients.

On se trouve devant une impasse. D’une part, lorsque le médecin entretient une relation de confiance avec un patient, refuser de signer une déclaration d’inaptitude peut, dans certains cas, mettre en jeu cette relation qui est centrale de part et d’autre ; d’autre part, la méconnaissance du patient empêche de porter un jugement éclairé sur sa situation. Que faire, face à cette situation ?

Constat 5 : Le médecin, qui connaît souvent les conditions de vie précaires de ses patients et l’impact que pourraient avoir les 287$ supplémentaires sur leur qualité de vie, se trouve, en devant exercer l’expertise qui lui est conférée par l’Aide sociale, dans une situation où il est à la fois juge et partie et à la fois complètement isolé. La formation qu’il reçoit ne le prépare pas à exercer ce rôle et ne lui permet pas de connaître les lois sur l’aide sociale au Québec.

Comment tracer la ligne de partage entre les personnes aptes et inaptes au travail ? Ce rôle doit-il relever uniquement du travail clinique du médecin ? Les diagnostics d’inaptitude au travail peuvent-ils relever d’un seul individu ?

La médicalisation des problèmes sociaux

Constat 6 : Beaucoup de facteurs influencent l’état d’un individu et sa capacité à travailler. Ce n’est pas toujours à cause d’une déficience physique ou mentale qu’une personne ne peut pas occuper un emploi. Or, dans les formulaires existants, le diagnostic de « contraintes sévères à l’emploi » est réduit au jugement médical de « fonctionnalité » d’une personne à réintégrer le marché du travail. La souffrance sociale ne peut être inscrite dans le formulaire d’un patient.

Restreindre ce rôle aux seuls médecins, c’est risquer de confondre problèmes sociaux et médicaux et réduire la personne à des limites fonctionnelles. Plutôt que de définir la personne par ce qu’elle peut faire, par ses compétences et par ses aspirations, on la définit par ses manques, ses incapacités et ses incompétences. Qu’est-ce qu’une personne « dysfonctionnelle » ? Par rapport à quelles normes de l’emploi cette personne est-elle jugée inapte ?

Constat 7 : Le médecin est coupé du monde du travail et des différents organismes dont la mission s’articule autour de la réinsertion au travail. Pourtant, certaines personnes jugées « contraintes sévères à l’emploi » auraient besoin d’un accompagnement soutenu dans une démarche de réinsertion.

Malgré la volonté politique de créer un mouvement des personnes assistées sociales vers l’emploi, encore faut-il se demander à quel type d’emploi ces personnes ont-elles véritablement accès ?

La précarisation du travail : quelle flexibilité voulons-nous ?

CONSTAT 8 : La vie au bas de l’échelle se scinde en trois possibilités : vivre (ou survivre) avec les prestations d’aide sociale en complétant éventuellement ce faible revenu par du travail au « noir », réintégrer le marché du travail avec un salaire proche du revenu minimum et sans les protections liées à l’aide sociale ou encore, être déclaré « contraintes sévères à l’emploi » et bénéficier de prestations supplémentaires, lorsque l’état le permet.

Pourquoi diriger une personne vers le marché du travail quand il apparaît évident qu’elle ne pourra pas subvenir à ses besoins ou qu’elle sera inévitablement victime de rapports destructeurs pour sa santé mentale et physique ?

CONSTAT 9 : Le marché du travail, qui se dit « flexible », ne l’est vraisemblablement pas dans les faits lorsqu’il s’agit d’embaucher des personnes qui ont des problèmes légers de santé mentale ou de santé physique. Ainsi, des personnes jugées sans contraintes sévères à l’emploi sont mises au rancart lorsque vient le temps de dénicher un emploi. Le marché du travail n’est pas pensé en fonction de ces personnes.

Serait-il possible de donner un sens nouveau à la flexibilité, orientée en fonction des gens et non du marché du travail ?

Trois propositions pour changer la situation

Cette situation inconfortable pour les médecins et les patients doit être questionnée et transformée pour le mieux-être des deux parties et de la société dans son ensemble.

PROPOSITION 1 : Il apparaît insensé d’avoir un système d’aide sociale qui cherche à distinguer de façon aussi marquée parmi les personnes assistées sociales, les bons pauvres (qui ne peuvent pas travailler) des mauvais pauvres (qui ne veulent pas travailler), en rétractant à ces derniers une somme importante, nécessaire à leur santé et bien-être. Face à ce système discriminatoire et stigmatisant, nous proposons de revenir à un montant fixe et universel qui permette aux personnes bénéficiant de l’aide sociale de vivre décemment.

PROPOSITION 2 : Les médecins ne devraient pas être isolés devant ces situations complexes qui ne relèvent pas uniquement du domaine médical et dépassent les compétences acquises dans le cadre de leur formation. Il faut privilégier des équipes multidisciplinaires, favoriser les liens avec des organismes en emploi et ceux qui défendent les droits des personnes assistées sociales. De plus, il presse d’améliorer la connaissance qu’ont les médecins de la loi sur l’aide sociale et des différents programmes qui lui sont associés.

PROPOSITION 3 : Les médecins se sentent pris en otage dans un système qui utilise leur expertise médicale pour justifier des formes de contrôle des populations marginalisées. Le rôle des médecins à l’aide sociale doit engager une réflexion plus large sur l’appauvrissement des personnes à l’aide sociale, leur stigmatisation, la précarisation du travail, la relation thérapeutique médecin/patient et la médicalisation/individualisation des problèmes sociaux dans les services sociaux et de santé.

Cet article est une prise de position collective de:

Stéphanie Awad  (résidente en médecine, CSSS Jeanne-Mance), David Barbeau (médecin au CSSS Jeanne-Mance), Louise Bergeron (Groupe Ressource Plateau Mont-Royal), Valérie Besner (étudiante à la maîtrise en sociologie à l’Université de Montréal), Cochise Brunet-Trait (étudiant à la maîtrise en sociologie à l’Université Concordia), Aude Fournier (étudiante à la maîtrise en sociologie à l’Université de Montréal), Christiane Gendron (coordonnatrice de l’enseignement et de la recherche au CAU-CSSS Jeanne-Mance), Baptiste Godrie (étudiant à la maîtrise en sociologie à l’Université de Montréal), Christian Loupret (Association pour la défense des droits sociaux, Québec métropolitain), Christopher McAll (professeur en sociologie à l’Université de Montréal, CREMIS, CAU-CSSS Jeanne-Mance), Juan Carlos Murrugarra (étudiant à la maîtrise en sociologie à l’Université de Montréal), Camille Paquette (Médecin-résidente en santé communautaire), Marie-Carmen Plante (Psychiatre, professeure agrégée au département de psychiatrie de l’Université de Montréal ) et Myriam Thirot (étudiante au doctorat en sociologie à l’Université du Québec à Montréal)