Évaluer la contrainte sévère à l’emploi: travail interdisciplinaire et processus complexes

Selon un médecin pratiquant au Centre de recherche et d’aide pour narcomanes (CRAN)  depuis plus de 15 ans, la décision de reconnaître à un jeune une contrainte sévère à l’emploi  peut finir par s’imposer :   «À un moment donné, tu te dis, bon, lui, c’est quelqu’un qui est apte. Il était jeune, il avait dans la vingtaine. [Tu te dis] : «Je ne suis pas pour le mettre en incapacité permanente» […] Il n’y en a pas de dilemme, au début. Mais c’est à force de signer le [certificat] temporaire… […] Ça a dû me prendre un an, peut-être, pour me décider, pour constater que bon, ce patient-là […] même s’il est jeune, peut-être qu’il est effectivement complètement inapte à avoir un travail.»

Cette évaluation de la contrainte sévère à l’emploi soulève de multiples questions pour des professionnels dont la recommandation peut être déterminante pour l’accès au Programme de solidarité sociale et au barème d’aide de dernier recours plus élevé.1 Une infirmière avec dix ans de pratique au CRAN parle d’un homme avec une longue expérience d’incarcération : «Techniquement, tu vas regarder ce client-là, tu vas dire : «Bien, il a tous ses membres, il a toute sa tête» […] Mais ce client-là, pendant vingt ans, a été incarcéré… Même pour une personne normalement constituée, dans un système où on demande un secondaire cinq puis des capacités sociales de communication, puis d’engagement pour le travail qui est de plus en plus exigeant, ces personnes-là n’ont souvent pas les outils nécessaires pour pouvoir intégrer le marché du travail. Parce qu’à la base, ce n’est pas juste une question financière, c’est aussi : «est-ce que la personne a la capacité, actuellement, de pouvoir travailler?». Parce que dans le fond, […] est-ce qu’une personne peut être apte au travail? Pas juste une fois par mois». 

Une longue expérience de travail éprouvante peut aussi laisser des traces et amener un doute chez le professionnel en charge d’évaluer la capacité à travailler. Selon un travailleur social du CRAN avec cinq ans d’expérience, «Madame M. est une personne qui est assez souffrante, à l’intérieur d’elle-même. C’est une personne qui a travaillé fort, qui a élevé ses enfants […] qui a donné ce qu’elle a pu, puis je la sens très épuisée maintenant, au niveau de la santé physique et psychologique […] elle a fait sa part…»

Ces témoignages sont tirés d’une recherche menée dans les services réguliers du CRAN en 2015 et 2016.2 Le CRAN offre un traitement assisté par la médication aux usagers dépendants des opioïdes, ainsi qu’une gamme de services personnalisés. Les interventions offertes peuvent viser, selon le cheminement de chacun, soit la réduction des méfaits, soit la réinsertion socioprofessionnelle, soit la réhabilitation. Chaque usager est suivi par une équipe interdisciplinaire réunissant au sein de l’équipe traitante un médecin, un infirmier et un intervenant psychosocial.

Cette équipe professionnelle nous a accueillis en 2015 et 2016 afin de réfléchir ensemble à la délicate question de la contrainte sévère à l’emploi pour leurs usagers bénéficiaires de l’aide de dernier recours. Au Québec, un diagnostic médical est nécessaire pour qu’un bénéficiaire de l’aide de dernier recours puisse faire reconnaître une contrainte sévère à l’emploi. Cette contrainte sévère, si elle est validée par le Comité d’évaluation médicale et socioprofessionnelle du Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS), permet, depuis février 2018, de faire passer le revenu mensuel pour une personne seule de 633$ à 1035$ mensuellement, soit un supplément pouvant totaliser 63% du revenu de base sur l’aide sociale.3

Si la reconnaissance finale de la contrainte à l’emploi repose donc sur le MTESS (bien que des recours soient possibles), le certificat médical doit cependant d’abord avoir été délivré par un médecin traitant. Dans le contexte clinique du CRAN, c’est aussi toute une équipe professionnelle interdisciplinaire, incluant infirmiers et intervenants psychosociaux, qui sont potentiellement impliqués dans le processus décisionnel menant (ou pas) à la certification pour contrainte sévère à l’emploi. Et malgré cette volonté de concertation interdisciplinaire, les décisions ne sont pas simples.

Cet article présente quelques-unes des pratiques et réflexions menées au CRAN par les professionnels au sujet de la contrainte sévère à l’emploi, recueillies lors des entretiens individuels et rencontres de groupe en présence des chercheurs. 

Pratiques complexes

Lorsqu’un usager se présente au CRAN pour faire une demande de certification pour contrainte sévère à l’emploi à son médecin traitant, il a le plus souvent en sa possession le rapport médical SR-2100 que le médecin doit remplir et signer. Ce formulaire comporte quelques lignes où le médecin peut inscrire le diagnostic principal et les diagnostics secondaires. Il doit aussi inscrire un code pour certaines limitations fonctionnelles (mobilité réduite, tolérance limitée à l’effort, troubles cognitifs, etc.) Le MTESS a, par ailleurs, établi une liste de «diagnostics évidents» pour évaluer la contrainte sévère à l’emploi. On retrouve, dans cette liste de près de 300 diagnostics, plusieurs syndromes (Asperger, Down, Gilles de la Tourette), plusieurs types de cancer et de dystrophie musculaire, des troubles du spectre de l’autisme, certains types de déficience intellectuelle et aussi quelques diagnostics plus sujets à interprétation, tels que les troubles bipolaires ou la psychose maniaco-dépressive. Pour ces deux derniers diagnostics (et quelques autres), on précise qu’ils doivent être accompagnés de deux critères : la personne diagnostiquée doit avoir 40 ans et plus et «n’avoir aucune expérience de travail rémunérateur pendant les cinq dernières années».4 Si un tel diagnostic dit «évident» est établi et, le cas échéant, que les critères associés sont respectés, la reconnaissance de la contrainte sévère est alors immédiate et permet une admission qualifiée de «simplifiée» au Programme de solidarité sociale. 

Lorsque le diagnostic ne fait pas partie de la liste préétablie de diagnostics évidents, le MTESS procède à une «évaluation approfondie». Le comité d’évaluation médicale est composé d’un médecin et d’un conseiller dans le domaine psychosocial, qui regardent l’ensemble du dossier médical ainsi que les données socioprofessionnelles, incluant des données concernant la situation d’emploi, avant de prendre une décision. Ainsi, un omnipraticien qui souhaite soutenir un usager sans diagnostic évident dans la reconnaissance d’une contrainte sévère à l’emploi et être en mesure de défendre son évaluation auprès du MTESS a intérêt à fournir, que ce soit par écrit ou de vive voix, les informations qu’il détient sur les facteurs psychosociaux pouvant entraver la capacité à l’emploi de cet usager.

Dans la foisonnante littérature scientifique s’étant attardée à la certification pour incapacité à l’emploi, il est reconnu qu’il s’agit d’une pratique médicale complexe, devant prendre en compte plusieurs déterminants sociaux de la santé (DSS) (Falvo, 2013; Loisel et al., 2014; Nordby et al., 2011). Nous empruntons ici la définition des DSS de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), c’est-à-dire «les circonstances dans lesquelles les individus naissent, grandissent, vivent, travaillent et vieillissent, ainsi que les systèmes mis en place pour faire face à la maladie» et qui ont le potentiel d’influencer la santé des individus (OMS, 2018). 

Dans le contexte de la certification pour contrainte sévère à l’emploi, tenir compte des DSS dans sa pratique signifie donc tenir compte du fonctionnement actuel du système de santé et des mécanismes de redistribution du système d’aide sociale, mais aussi des conditions matérielles de vie d’un individu, de ses comportements, de sa biologie particulière et de facteurs psychosociaux (OMS, 2005). Qui plus est, cela implique de tenir compte du fait que ces déterminants ont des conséquences différentielles sur la santé d’un individu selon sa position dans différentes hiérarchies sociales (selon, par exemple, le genre ou l’origine ethnique) (AMC, 2012; Solar et al., 2010). En clair, prendre en compte les DSS dans sa pratique équivaut à tenter, au meilleur de ses connaissances et de ses possibilités, de contrer les effets néfastes sur la santé d’un individu qui présente une vulnérabilité particulièrement accrue à divers facteurs sociaux. Bien que la prise en compte des DSS soit reconnue par l’OMS comme une stratégie porteuse pour améliorer la santé des patients et des populations, le défi demeure cependant de l’intégrer dans les pratiques professionnelles (CMFC, 2015). 

Pour les professionnels du CRAN, comme pour tout omnipraticien responsable d’évaluer la capacité à l’emploi, cet acte médical de certification est rendu difficile en raison de la complexité diagnostique et de l’incertitude liée au pronostic (Engblom et al., 2011; Foley et al., 2013 ; Letrilliart et al., 2012). En accord avec les recommandations de l’OMS et de nombreuses associations médicales (AMC, 2012, CMFC, 2015), l’évaluation de la contrainte à l’emploi au CRAN se base bel et bien sur la prise en compte de nombreux DSS. Néanmoins, le défi demeure de taille, car bien que les professionnels travaillant au CRAN suivent le plus souvent les usagers sur de longues périodes – ce qui s’avère facilitant pour avoir un portrait global de sa situation –  les usagers sont souvent aux prises avec des troubles concomitants, rendant le processus d’évaluation de la contrainte à l’emploi tout sauf évident.

Le tremplin

Plusieurs critères guident le travail de l’équipe au CRAN lorsque vient le temps d’évaluer une demande pour contrainte sévère à l’emploi. Les professionnels évaluent tout d’abord l’état de santé physique et mental de l’usager. Pour la clientèle du CRAN, cela implique de tenir compte également des effets secondaires du traitement à la méthadone. Chez certains usagers occupant un emploi, la prise de méthadone peut ne présenter aucun effet secondaire incapacitant alors que, dans d’autres cas, projeter l’usager dans l’orbite du travail avec des effets secondaires importants est perçu comme dangereux et irresponsable de la part des professionnels. Chaque situation doit donc être évaluée judicieusement. 

Les usagers du CRAN présentent, par ailleurs, des portraits de symptômes complexes qui exigent des professionnels qu’ils soupèsent les effets potentiellement négatifs de leur recommandation. Les professionnels du CRAN expriment leur désir «de ne pas nuire» à l’usager, conceptualisant la contrainte sévère à l’emploi comme une arme à double tranchant. Une des craintes est de favoriser une consommation «désorganisante» en accordant un supplément de revenu, voire, dans certains cas, de «financer la consommation». Parmi les autres craintes exprimées, on retrouve celles de déresponsabiliser l’individu, ou de nuire à son estime personnelle en entravant son accès au marché de l’emploi. Ces mêmes professionnels notent toutefois que l’augmentation de revenus associée à la contrainte sévère à l’emploi peut réduire le stress, stabiliser les symptômes dépressifs et la consommation, voire diminuer des activités criminelles de subsistance, dans certains cas. 

Le professionnel peut opérer ainsi non seulement une évaluation des effets potentiels sur plusieurs déterminants de la santé, mais effectuer une évaluation de type économique. Il peut juger que le coût social et économique d’une reconnaissance de contrainte sévère à l’emploi et d’un supplément de revenu à l’usager serait moindre que celui du statu quo, considérant les conséquences probables du maintien de l’usager dans la pauvreté. Ces conséquences peuvent comprendre l’aggravation des problèmes de santé mentale menant à une augmentation de la consommation, avec des effets néfastes, tels le retour en situation d’itinérance ou la (ré)incarcération. 

Le professionnel pourra en outre juger que ce supplément de revenu est le tremplin dont la personne a besoin pour se refaire une santé physique et psychologique et se réinsérer socialement. Les professionnels rencontrés ont dit être régulièrement témoins des effets positifs d’une augmentation de revenus sur la qualité de vie des usagers : diminution de l’anxiété, stabilisation de la consommation, mobilisation, engagement dans un projet qui fasse sens pour eux et amélioration de l’estime de soi et de la qualité de vie.

La «capacité à travailler»

La littérature sur les pratiques de certification montre que celles-ci varient non seulement en fonction des tableaux cliniques, mais aussi selon le milieu de pratique, la formation reçue, les expériences professionnelles, le genre et les valeurs et représentations sociales des médecins relativement aux inégalités sociales (Arrelov et al., 2005; Bremander et al., 2011). Elles varient également selon l’âge, l’ethnicité ou le niveau socio-économique du patient et selon la crédibilité accordée à son récit (Stigmar et al., 2010; Wainwright et al., 2015). Des constats qui ne sont pas étrangers aux données recueillies au CRAN.

Dans le contexte de l’évaluation de la contrainte sévère à l’emploi au CRAN, on constate d’abord qu’une série de critères socioéconomiques sont pris en compte. On parle ici, par exemple, de l’âge avancé de la personne, de son faible niveau de scolarité ou de la présence d’un casier judiciaire, qui sont associés à une plus grande difficulté à se (ré)insérer professionnellement et ce, particulièrement s’il n’y a pas d’historique d’emploi. 

Entrent ensuite en ligne de compte des critères a priori plus subjectifs, basés sur la motivation perçue chez l’usager. On parle ici d’usagers devant «prouver leur bonne volonté», «être investis dans leur suivi», «être motivés à s’en sortir». En fait, les professionnels expliquent manquer d’informations au dossier de l’usager pour pouvoir juger de son historique d’emploi. Dans ce contexte, on pallie à ce manque en voulant être témoin de l’incapacité à travailler de l’usager au fil des suivis, afin de pouvoir témoigner de ses tentatives de réinsertion sur une longue période. En parallèle, on considère nécessaire d’établir un lien de confiance avec l’usager afin de pouvoir a posteriori défendre la décision de contrainte sévère à l’emploi devant le médecin de l’aide sociale chargé de vérifier le dossier. Les professionnels préfèrent ainsi ne pas se fier uniquement à la parole de l’usager. Ils souhaitent évaluer eux-mêmes la situation sur une période suffisante, quitte à signer des certificats d’incapacité temporaire à répétition en attendant de se convaincre de la contrainte à l’emploi.

Comme en témoignent les extraits d’entrevues cités au début de ce texte, les évaluations reposent aussi sur les valeurs portées par les différents professionnels. Les professionnels du CRAN partagent, par exemple, une certaine lecture des inégalités sociales. De façon unanime, ils disent être témoins du fait que le montant de base alloué à l’aide sociale n’est pas suffisant pour leurs usagers pour vivre de façon décente. Ce manque à gagner est identifié comme un facteur nuisant à la santé tant physique que mentale des usagers, ceux-ci se retrouvant en permanence en «mode survie». 

Ces professionnels expriment aussi une certaine impuissance. À leurs yeux, faire reposer l’évaluation de la contrainte à l’emploi sur les professionnels de la santé les empêche de jouer pleinement leur rôle de soignant. Une infirmière nous explique que, pour elle, cette situation est équivalente à demander au monde médical de pallier les revenus insuffisants d’une partie de leur clientèle. Et puisque les revenus de base à l’aide sociale sont insuffisants pour chacun des bénéficiaires, comment discriminer entre celui qui devrait avoir droit à la contrainte sévère et celui qui n’y aura pas droit? 

Face à ce dilemme, ce sont différentes valeurs qui influencent les décisions. On retrouve, par exemple, des idéaux de justice envers les travailleurs pauvres ou envers «la société en général qui paie pour ces personnes», qui peuvent amener des réticences à signer une contrainte sévère à l’emploi pour un usager chez qui on ne percevrait pas de «motivation à travailler». L’engagement dans un parcours d’emploi, avec échecs à répétition, devient dès lors un critère dans l’évaluation de la contrainte sévère à l’emploi. 

Les professionnels sont par ailleurs plutôt loquaces sur la valeur accordée au travail dans la société – une valeur phare lorsqu’il s’agit d’évaluer la contrainte sévère à l’emploi – de même que sur l’employabilité des usagers du CRAN. Plusieurs perçoivent le travail comme le meilleur moyen de réinsertion sociale, permettant de briser l’isolement, d’avoir une meilleure qualité de vie et une meilleure estime de soi. Néanmoins, ils prennent soin de distinguer l’«aptitude au travail» de l’«employabilité». Pour certains usagers, une situation d’emploi peut avoir un effet désorganisant et il faut donc éviter le piège du retour en emploi à tout prix. En outre, les professionnels savent que la pauvreté extrême peut, en elle-même, rendre difficile la recherche d’emploi puisqu’elle enferme la personne dans un cycle de survie, l’empêchant de se projeter dans l’orbite du travail. Ils constatent aussi que la combinaison de l’aide sociale et du travail à temps partiel n’est pas encouragée dans le système actuel, ce qui force à exclure du marché de l’emploi une personne qui ne serait pas en mesure de se rendre au travail cinq jours sur cinq (en raison, par exemple, de ses traitements de substitution).

Dans d’autres cas, la perception de la contrainte sévère à l’emploi comme étant une mesure non transitoire peut teinter les décisions. On peut craindre, en effet, que reconnaître cette contrainte ne nuise à la réinsertion, en cristallisant une situation de non-emploi et en changeant la perception qu’a l’usager de lui-même. Bien qu’on soit conscient que rien, en théorie, n’empêche une personne avec contrainte sévère à l’emploi de (ré)intégrer le marché du travail éventuellement, cette mesure est le plus souvent perçue comme «permanente» (un terme d’ailleurs utilisé sur le formulaire SR-2100). Pour éviter de chroniciser une situation de non-emploi, on semble donc attendre d’être convaincu que l’usager «n’est vraiment pas employable» avant de reconnaître une contrainte sévère. Une pratique qui, si elle est justifiée sur le plan de l’évaluation, a néanmoins le potentiel d’avoir des effets anxiogènes sur l’usager en attente d’une reconnaissance de sa contrainte sévère à l’emploi et de priver de ce droit des usagers qui auraient une contrainte à l’emploi à durée indéterminée.

Histoires réduites

Le travail en équipe interdisciplinaire effectué au CRAN est crucial dans l’évaluation de la contrainte sévère à l’emploi. La plupart des usagers voient en effet leur médecin environ aux trois mois, principalement pour ajuster leur prescription de méthadone, mais voient sur une base plus régulière les autres professionnels du CRAN (infirmier et intervenant psychosocial) associés à leur dossier. Considérant ce suivi plus régulier et la plus grande disponibilité de ces professionnels pour discuter des conditions de vie, des différents stresseurs et du parcours de vie de l’usager, il n’est pas étonnant de constater que l’évaluation d’un médecin puisse être amenée à changer suite aux discussions avec le reste de l’équipe. Des craintes peuvent être dissipées par certains éléments de contexte (notamment en lien avec la consommation) et des historiques d’emploi peuvent être reconstitués en collant ensemble les informations obtenues par chacun. En somme, une évaluation psychosociale de la contrainte à l’emploi de la personne peut être faite en combinant les regards de chacun. 

Malgré tout, les professionnels du CRAN doivent manier «l’art de l’interprétation» pour mettre en balance leurs savoirs scientifiques et expérientiels avec les histoires uniques de chacun des usagers (Beaulieu, 2016). Face à cette complexité, les professionnels rencontrés au CRAN ont développé des stratégies pour évaluer la contrainte sévère à l’emploi : prise en compte de plusieurs déterminants sociaux de la santé pour tenter d’évaluer le pronostic et l’impact de cette certification au meilleur de leurs connaissances, consultation en équipe interdisciplinaire pour tenter d’avoir le meilleur portrait possible de la situation et, dans certains cas, discussions ouvertes avec l’usager afin de déconstruire le stigmate associé à un diagnostic justificatif d’une contrainte sévère et continuer de travailler à sa réinsertion sociale lors de cette période potentiellement transitoire. 

Néanmoins, les récits de pratique montrent que les tiraillements, chez les médecins au premier chef, demeurent présents lorsqu’il s’agit d’évaluer la contrainte sévère à l’emploi. Ces tiraillements trouvent leur source, entre autres, dans le sentiment qu’ils ont le devoir de pallier un filet social insuffisant et dans la tâche qui leur est dévolue de devoir réduire des histoires de vie complexes à des formulaires diagnostiques qui seront, en dernier ressort, repris par des professionnels du MTESS n’ayant aucune connaissance approfondie de l’usager et de sa situation particulière. 

En somme, si les professionnels du CRAN ont, grâce à leur équipe interdisciplinaire, développé l’art de tenir compte de nombreux DSS dans l’évaluation de la contrainte sévère à l’emploi, ils font face à un processus administratif qui, au final, leur semble dépersonnaliser l’évaluation médico-psycho-sociale qu’ils ont pris soin de faire. Dans le contexte actuel où l’écart entre le montant de base alloué à l’aide sociale et celui alloué aux bénéficiaires de l’aide de dernier recours ayant une contrainte sévère à l’emploi se creuse (MTESS, 2017), l’heure semble donc à la prise de parole et au dialogue pour faire reconnaître l’avantage du travail interdisciplinaire lorsqu’il s’agit de pratiques professionnelles complexes, telles que l’évaluation pour contrainte sévère à l’emploi.

Notes

1. Le montant de base (programme d’aide sociale) pour une personne seule était de 616$ (en 2015) ou 623$ (en 2016), alors que pour une personne avec contrainte sévère à l’emploi (programme de solidarité sociale), il était de 937$ (en 2015) ou 947$ (en 2016), soit un supplément de 52%.

2. Le projet de recherche qualitative comprend deux volets. Le premier volet documente les pratiques professionnelles relativement aux demandes de certificat pour contrainte sévère à l’emploi. Le deuxième volet documente les trajectoires sanitaires et sociales d’usagers ayant reçu différents types de suivi suite à une reconnaissance de contrainte sévère à l’emploi (que la certification soit obtenue ou non). La collecte de données a été menée au CRAN d’avril 2015 à septembre 2016. Sept professionnels (infirmiers, intervenants psychosociaux et médecins) et dix-huit usagers du service régulier (15 hommes et 3 femmes) du CRAN ont été interviewés. Parmi les usagers, la moitié (9) s’étaient vus reconnaître une contrainte sévère à l’emploi au moment de l’entrevue de recherche. Parmi les 9 autres, 3 étaient en processus avec leur médecin pour faire reconnaître leur contrainte à l’emploi, 3 étaient en attente de la décision du MTESS, et 3 étaient en processus de contestation de la décision du MTESS. Deux discussions de groupe ont aussi eu lieu avec les professionnels du CRAN; une en début de recherche, avant la tenue des entrevues individuelles, et l’autre en fin de recherche, afin de discuter des analyses préliminaires. Cet article présente une partie des données colligées pour le volet 1 de la recherche, en lien avec les pratiques professionnelles. Ce projet de recherche a été rendu possible grâce à un financement du CRAN. En 2017, le CRAN devient le Programme CRAN et est intégré à la Direction des programmes santé mentale et dépendance du CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.

3. Consulté en ligne le 9 avril 2018. http://www.mani.mess.gouv.qc.ca/?sujet=42505

4. Lors de la collecte de données, le montant alloué pour une personne avec contrainte temporaire était de 747$ (en 2015) ou 755$ (en 2016). 

Références

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