Qui est vraiment « vulnérable »? Une étude sur la vulnérabilité partagée entre des personnes en situation d’itinérance et leurs intervenant-es 

« Participante (intervenante au refuge) : Hier c’était horrible de virer le mec […] Donc c’est arbitraire et c’est inhumain […]. 

Chercheur : Inhumain, pourquoi? 

Participante : […] ce qui est inhumain c’est le système. C’est-à-dire que tous les gens ils devraient avoir un lit où dormir. […] Moi je leur demande d’appeler un service qui est injoignable et qui va leur donner neuf nuitées, c’est scandaleux. Comment tu veux te construire quelque part, comment tu veux travailler cette question de l’errance, si le système en lui-même génère de l’errance? Et tu t’aperçois quand tu gardes les gens ici trois mois, bien ça ne leur rend pas forcément service. C’est compliqué un peu. Mais, ce sont des questions où il n’y a pas de réponses globales. Il y a des réponses individuelles avec des équipes et des gens. Et pour ça il faut qu’on soit ensemble, qu’on réfléchisse, qu’on soit nourris, formés. » Extrait d’entrevue 

L’expression « populations vulnérables » est fréquemment utilisée dans le domaine de l’intervention auprès de personnes vivant en situation de précarité socio-économique. Que l’on parle de personnes qui vivent en contexte de pauvreté, qui consomment des drogues ou qui sont atteintes d’enjeux sévères de santé mentale, de nombreuses publications désignent ces personnes comme étant « vulnérables ». Les personnes en situation d’itinérance portent fréquemment cette étiquette de « vulnérabilité ». Mais qu’entendons-nous vraiment par le terme vulnérabilité? Et surtout, qui peut être considéré-e comme « vulnérable » dans le contexte d’intervention auprès de personnes en situation d’itinérance? Ces personnes elles-mêmes? Les intervenant-es chargé-es de les accompagner? Les deux? 

Cet article présente certains des principaux constats d’une étude ethnographique réalisée à Marseille (France) dans le cadre de ma maitrise en anthropologie médicale. Pour cette étude, je souhaitais initialement analyser les dispositifs existants pour faire face à l’itinérance, et comprendre les enjeux propres de l’intervention dans ce contexte. J’ai fait mon terrain de recherche auprès de deux équipes d’interventions en itinérance (un refuge d’urgence offrant différents services socio-médicaux ainsi qu’une équipe d’intervention mobile dans les rues de la ville). Toutefois, sur le terrain, une autre focale d’analyse que l’itinérance s’est rapidement imposée à moi. En effet, dans mes cahiers de bord, une phrase revenait constamment : « que se passe-t-il vraiment ici? ». Quelque chose semblait se passer au cœur même de toutes les interventions dont j’étais témoin, entre intervenant-es et personnes en situation d’itinérance. Quelque chose semblait émerger de ces relations et être partagé entre toutes et tous. J’ai conceptualisé le tout comme la vulnérabilité.  

Au cœur de cette étude, j’ai pu constater comment la vulnérabilité va bien au-delà d’une simple catégorie d’individus qualifié-es de « vulnérables ». Cette vulnérabilité prenait en effet la forme d’une relation sociale témoignant de l’accumulation d’incertitudes, d’urgences et d’impuissance dans laquelle non seulement les personnes en situation d’itinérance étaient impliquées, mais aussi l’ensemble des intervenant-es œuvrant au sein des deux équipes, certes avec des conséquences différentes. De par cette nature relationnelle, la vulnérabilité faisait donc partie intégrante du travail d’intervention. Elle circulait entre toutes et tous, et n’épargnait personne. 

Démarche d’enquête 

Cette étude a été conduite dans le cadre de ma maitrise en anthropologie médicale à l’Université McGill. Mon terrain de recherche s’est déroulé à Marseille de juin à septembre 2017. En choisissant d’explorer le concept de la vulnérabilité à travers les relations entre intervenant-es et personnes en situation d’itinérance, la dyade entre celles et ceux-ci devenait le principal centre d’analyse. Ainsi, afin de mieux saisir ce qui se passait entre ces individus, j’ai observé de nombreuses interactions cliniques et informelles entre elles et eux.  

Toutefois, il m’apparaissait essentiel de porter également attention à la réalité propre de chacun-e. J’ai donc suivi et interrogé individuellement différent-es intervenant-es et personnes en situation d’itinérance pour mieux saisir leur réalité et ainsi mieux comprendre comment ces réalités influençaient la relation d’intervention. J’ai complété 350 heures d’observation participante, de jour, de soir et de nuit, principalement au sein des deux équipes m’ayant accueilli, mais aussi dans les rues de la ville et dans d’autres structures institutionnelles et communautaires. J’ai ainsi observé la vie quotidienne des personnes fréquentant ces ressources. J’ai eu de nombreuses conversations avec elles et avec plusieurs autres personnes vivant à la rue. 

J’ai aussi participé au travail des éducateurs-trices et surveillant-es lors des rondes de surveillance, de gestion des repas et d’accueil des hébergé-es. De manière quotidienne, j’ai eu de multiples conversations avec les intervenant-es, dans des contextes parfois formels de réunions d’équipe ou entre des rendez-vous cliniques, parfois de façon plus informelle lors de repas ou autour de la machine à café. Finalement, pour analyser la relation entre intervenant-es et personnes en situation d’itinérance, j’ai observé de nombreuses interactions entre celles et ceux-ci, soit de façon plus informelle dans le quotidien de ces ressources, soit plus formellement en étant présent lors de différentes consultations avec les médecins, les infirmiers-ères et les travailleurs-euses sociaux-ales. Douze entrevues semi-structurées ont aussi été complétées avec différent-es intervenant-es de ces deux mêmes équipes. Les verbatims des entretiens semi-structurés ont été codifiés et mis en parallèle avec les données de toutes mes observations afin de compléter une analyse de contenu thématique (Patton, 2002). 

Une vulnérabilité polysémique 

La « vulnérabilité » est un terme souvent utilisé dans les milieux académiques et professionnels portant sur l’intervention médicale et sociale, laissant une certaine ambiguïté autour de sa signification (Becquet, 2012). Le concept apparait donc difficile à définir, ce qui laisse place à un « vide sémantique » autour de celui-ci (Clément et Bolduc, 2004). Pour l’anthropologue Raymond Massé (2017), la vulnérabilité est beaucoup plus qu’un type de catégorie médicale ou sociale : il s’agit d’un construit tant social, moral et épidémiologique, que politique. Ainsi, lorsque l’on parle de vulnérabilité, il devient important de se questionner sur « qui est vulnérable, pourquoi ces personnes sont vulnérables, et par rapport à quoi sont-ils vulnérables exactement? »1 (Katz et al., 2019, p. 4)  

Ainsi, certain-es parlent de la vulnérabilité comme d’une « notion éponge » (Thomas, 2010), parfois même contradictoire dans ses significations (Lévy-Vroelant et al., 2015), mais intimement liée avec d’autres concepts théoriques comme la pauvreté, l’exclusion sociale, la précarité et le risque (Roy, 2008). Citant Thomas (2010), Brodiez-Dolino (2016) réfère quant à elle à une combinaison étymologique : celle de la « fêlure » et de la « blessure », à savoir une zone de fragilité soumise à des forces et menant ainsi à une forme de blessure ou de rupture. Ainsi, la vulnérabilité est perçue comme une « potentialité d’être blessé » (Soulet, 2005, p. 66), montrant une interaction dynamique et forte entre un individu et l’environnement qui l’entoure. Marc Henry Soulet (2008) propose de conceptualiser la vulnérabilité au-delà de l’aspect individuel de « l’être vulnérabilisé », refusant ainsi de prendre l’individu comme centre d’analyse. Il suggère plutôt de : « 1) ne pas limiter l’usage de la vulnérabilité à des univers de démunition matérielle ou de non-accès à des biens et services; 2) ne pas enfermer l’analyse dans un statut particulier de fragilité avérée ou dans une essentialisation de l’exposition au risqué, donc à ne pas faire de la vulnérabilité une des propriétés essentielles de l’individu ou du groupe en question et, 3) ne pas faire de la vulnérabilité un état intermédiaire entre intégration et exclusion » (Soulet, 2008, p. 66). 

En somme, le concept de la vulnérabilité serait donc utilisé et compris « tant comme un script culturel qui façonne comment les problèmes sociaux sont compris et vécus, qu’un phénomène socio-matériel révélateur d’une condition humaine commune »2 (Mitchell, 2020, p. 228). Ainsi, l’individu dit « vulnérable » évoluerait plutôt dans des contextes vulnérabilisants, révélateurs de multiples processus sociaux fragilisants. La vulnérabilité aurait donc le potentiel de s’appliquer à tout le monde, et non pas juste aux « populations vulnérables ». 

La vulnérabilité comme relation 

« La vulnérabilité est relation » (Lévy-Vroelant et al., 2015, p. 17). De façon similaire, Roy et Chatel (2008) mentionnent que l’analyse de la vulnérabilité « répond simplement au souci d’inscrire la thématique de la vulnérabilité dans ce qui la déborde et ce qu’elle interroge, à savoir la question du lien social » (p. 3). Mon étude présente des constats similaires.  

Sur mon terrain, à force d’accompagner et d’interviewer les intervenant-es et les personnes en situation d’itinérance, j’ai pu constater comment la vulnérabilité opérait avant tout en relation. En effet, j’ai pu observer une série de relations entre des individus (tant intervenant-es que personnes en situation d’itinérance) qui interagissaient au sein de différentes structures de services communautaires et institutionnelles, adressant de près ou de loin l’itinérance, le tout encadré par différentes politiques sociales régissant le système de santé, les services sociaux, les politiques migratoires et j’en passe. Par ces relations, j’entends, oui, une relation professionnelle d’un-e médecin ou d’un-e éducateur-trice qui intervient auprès d’une personne en situation d’itinérance, mais aussi et avant tout une forme de relation humaine entre deux individus placé-es dans des contextes et des rôles différents, appartenant à des réalités différentes, avec des difficultés et des protections différentes, mais néanmoins en relation.  

Ces relations étaient teintées par des thématiques communes, mais avec des applications différentes. Par exemple, les relations d’intervention se passaient fréquemment dans des contextes d’urgence. À la fin de leur séjour de neuf jours au refuge, les personnes hébergées devaient, à la première heure le matin, prendre le téléphone pour contacter le système central de gestion des places en refuge pour toute la ville. Il y avait, quasi systématiquement, toujours plus de demandes que de places. C’était donc une loterie d’urgence qui menait parfois à un lit, parfois aux bancs de la gare de train. De leur côté, les intervenant-es devaient constamment faire face à cette réalité du neuf jours. Bon nombre de démarches entamées devaient être faites dans l’urgence pour essayer d’activer différents processus avant la fin — et le possible non-renouvellement — du séjour. Également, de façon quasi contradictoire, de nombreuses relations d’intervention se vivaient à travers le prisme de l’attente. Une fois les démarches faites par les intervenant-es, c’était souvent l’attente de la prochaine urgence qui occupait usagers-ères et intervenant-es. Il se passait très peu de choses durant les séjours des usagers-ères. Les relations oscillaient donc constamment entre ces deux pôles.  

Une vulnérabilité qui circule 

Au cours de l’analyse de ces multiples relations, mon étude a démontré une profonde difficulté vécue par les usagers-ères à agir sur leur vie, le tout combiné à une réelle difficulté pour les intervenant-es d’agir pour changer ces situations. La vulnérabilité se vivait au sein des différentes interactions et relations sociales : elle émergeait directement de celles-ci. Cette vulnérabilité relationnelle circulait donc entre toutes et tous.  

À ce sujet, Lévy-Vroelant et al. (2015) présentent le concept de la nature circulatoire de la vulnérabilité, soit une diffusion de l’impuissance et des difficultés d’agir entre les personnes en situation de vulnérabilité et les professionnel-les chargé-es d’accompagner ces mêmes personnes. Pour les intervenant-es, l’aspect circulatoire réfère tout particulièrement « au sentiment de malaise qui affecte leur identité professionnelle et leurs relations aux personnes; elle vient interroger la pertinence de leur présence ou de leurs interventions, et redoubler le sentiment de leur vulnérabilité » (Lévy-Vroelant et al., 2015, p. 200). Ainsi, dans mon étude portant sur les implications de la gestion de l’itinérance à Marseille, la vulnérabilité émerge, existe et circule au sein même de la relation entre un-e usager-ère en situation d’itinérance vivant dans des conditions précaires d’hébergement, et l’intervenant-e qui l’accueille lors d’une consultation ou interagit avec celle ou celui-ci dans le cadre de son travail. 

L’intervention auprès de personnes qui séjournent en refuge à la suite d’un parcours migratoire complexe et d’une entrée irrégulière en sol français constitue un exemple particulièrement parlant de la nature circulatoire de la vulnérabilité. Une grande proportion des usagers-ères séjournant au refuge avaient justement vécu un tel parcours3. Une travailleuse sociale décrit par exemple la situation d’un usager parti d’un pays de l’Afrique subsaharienne jusqu’en Libye, ayant ensuite traversé la Méditerranée en espérant arriver vivant en Italie. Il se rendra éventuellement vers la France à Marseille, où il sera accueilli dans leur refuge, à coup de séjours de neuf jours renouvelables par téléphone, en mode premier-e arrivé-e, permier-e servi-e.   

Les politiques migratoires françaises, combinées aux politiques communes de l’Union européenne, rendent presque toujours illégal le séjour des personnes migrantes, en empêchant presque toute forme possible de régularisation de leur statut. En effet, le règlement Dublin III de l’Union européenne stipule qu’une demande d’asile faite dans un pays de l’Union européenne ne peut être examinée que par un seul pays de l’Union, soit, dans la grande majorité des cas, le pays où la personne demandeuse d’asile a fait son entrée. La France était très rarement ce pays pendant mon séjour de recherche. En effet, la grande majorité des individus venant des pays du continent africain arrivaient dans l’Union européenne par l’Italie, via la traversée risquée et parfois mortelle de la Méditerranée. Une fois en France, pour espérer une régularisation de son statut, la personne migrante apprenait souvent qu’elle devait retourner en Italie, pays dans lequel plusieurs avaient refusé de rester, citant des enjeux de faible couverture sociale et de discrimination. Demeurer en France représentait alors pour une grande majorité des personnes migrantes une condamnation à vivre sans statut légal. Cette absence de statut rendait alors excessivement difficile, voire impossible, un accès à des soins de santé, à un éventuel logement ou à un travail déclaré et rémunéré adéquatement. Le sentiment d’impuissance et de découragement de ces individus face à leur situation — une forme de vulnérabilité — m’a été communiqué à tellement de reprises par celles-ci. 

La travailleuse sociale accompagnant cette personne évolue elle aussi, de façon professionnelle, dans cette même réalité politique et sociale, non pas sans être affectée. Elle accueille ces récits et essaie de faire le maximum pour trouver des solutions d’hébergement, d’aide financière et d’assurance santé, qui sont soit insuffisantes, soit inexistantes. Elle bute ainsi contre de multiples refus institutionnels à ses demandes et de nombreuses limitations. Elle se questionne sur la réelle portée de son travail, et ressent de la frustration et du découragement face à un système souvent décrit comme « impossible » par les multiples intervenant-es rencontré-es. Beaucoup se sentent indirectement complices d’un système débordé qui attaque les usagers-ères, souvent sans le vouloir, à coup de violence systémique et de non-sens. Combiné à un manque chronique de ressources et de personnel, c’est cette perception que j’ai considérée comme étant de la vulnérabilité.  

À vrai dire, c’est le système même de gestion de l’itinérance et d’intervention qui met ces usager-ères et ces intervenant-es en relation et qui génère en soi encore plus de vulnérabilité. Des relations professionnelles, certes, mais qui affectent indéniablement l’individu au long cours. C’est à travers ces relations chargées d’impossibilité et d’absurdité que les vulnérabilités individuelles circulent et se renforcent.

L’accompagnement et l’intervention en itinérance impliquent de par leur nature même le partage d’une vulnérabilité. En effet, la vulnérabilité circule entre les individus de par sa double nature, celle qui implique d’être révélée, et l’autre d’être accueillie et reçue. En effet, « dès lors, à la vulnérabilité–blessure, signifiée par ce qu’être exposée veut dire, il faut ajouter indissociablement la vulnérabilité–ouverture, signifiée par le fait d’accepter d’être affecté, dérangé par autrui : conscience d’une condition commune d’interdépendance » (Lévy-Vroelant et al., 2015, p. 313). Ainsi, afin qu’elle puisse exister et circuler, la vulnérabilité a besoin de la co-présence d’un-e émetteur-trice et d’un-e receveur-euse, comme les deux pôles d’une interaction. Tout au long de mon étude, j’ai observé à de multiples reprises comment les usagers-ères « émettaient » leur vulnérabilité alors que les intervenant-es la « recevaient ». C’est la vulnérabilité que je voyais circuler entre elles et eux. À travers leurs multiples partages, ces mêmes usagers-ères et intervenant-es « émettaient » aussi envers moi-même, comme chercheur, leur vulnérabilité. Difficile alors de ne pas la « recevoir » aussi et de ne pas être affecté par celle-ci.  

Un point important, toutefois : j’essaie de démontrer comment la vulnérabilité opère sous forme de relation qui circule entre les individus impliqués dans cette même relation. Je fais ce constat sans ignorer les enjeux de classes, de privilèges, de protection et de statut socio-économique. Clairement, les intervenant-es retournaient chez elles et eux le soir avec un toit sur la tête et un salaire à la fin du mois, aussi limité soit-il selon les standards marseillais. Il est aussi évident, que les enjeux propres à l’itinérance en contexte migratoire tels que présentés plus haut sont différents de ceux de l’itinérance plus cyclique ou chronique reliée à d’autres réalités biopsychosociales. Mon étude m’a aussi mis en contact avec ce contexte d’intervention à différentes reprises. Néanmoins, peu importe le contexte, j’ai rencontré des individus découragés et j’ai répertorié des professionnel-les épuisé-es, et désabusé-es.

J’ai aussi pu assister à différentes pratiques de résistance pour essayer de lutter contre ce système de gestion de l’itinérance qui les affectait elles et eux aussi dans leur quotidien. Je souhaite ainsi montrer que les rôles professionnels, les titres d’emploi et les responsabilités n’épargnent pas les gens de l’expérience de la vulnérabilité. Les individus supposés aider et accompagner les personnes en situation d’itinérance sont donc impliqués directement dans cette relation de vulnérabilité. Si la vulnérabilité opère en relation, alors toutes et tous sont inévitablement atteint-es par celle-ci. 

Les intervenant-es côtoyé-es étaient donc pris-es dans un système d’intervention complexe menant à beaucoup de découragement, d’impuissance et de frustration. Les conditions salariales étaient souvent maigres, leur poste instable et le climat au travail difficile. Ces intervenant-es effectuaient tout de même leur travail et enduraient ces situations souvent intenables. Beaucoup d’entre elles et eux se sentaient moralement responsables au niveau individuel de devoir agir afin d’aider et de protéger des individus d’un système qui produit lui-même de l’exclusion. Ces intervenant-es improvisaient, tentaient de créer toutes sortes de règles pour rationaliser et gérer l’impossible. En effet, il n’y avait pas assez de place pour toutes les personnes en situation d’itinérance et les règles encadrant leur accompagnement relevaient souvent du non-sens. Dans le feu de l’action, peu d’intervenant-es remettaient en cause ce système de gestion de l’itinérance et ramenaient beaucoup les échecs et l’impossibilité constante de leur quotidien à elles et eux-mêmes. C’est plutôt lors des différents entretiens individuels que ces éléments ressortaient, lorsque je les interrogeais sur le sujet. 

Beaucoup de ces intervenant-es se sentaient épuisé-es et impuissant-es. Certain-es abdiquaient. Mais tant bien que mal, on retrouvait ces mêmes intervenant-es essayer de se centrer sur la relation, sur l’humain-e devant elles et eux, soutenu-es par leur empathie, proposant de l’aide et des démarches que beaucoup savaient pourtant ponctuelles et temporaires. D’autres tactiques de résistance auraient probablement été relevées si mon terrain avait duré plus longtemps, si j’avais suivi ces intervenant-es en dehors des contextes professionnels4

Accueillir et accepter la vulnérabilité

Devant la lourdeur des cas côtoyés, les traumas maintes fois entendus et le manque d’accompagnement et de formation, les intervenant-es rencontré-es sur mon terrain tentaient tant bien que mal d’effectuer leur travail dans des contextes qui reflétaient les difficultés de leurs usagers-ères (Isabel, 2019). Ces intervenantes faisaient face à une « conjonction de vulnérabilités », soit une série de « contradictions » qui contribuaient à les fragiliser au quotidien (Lévy-Vroelant et al., 2015, p. 186). Une intervenante mentionnait : « Je dirais que les équipes, elles, sont un peu en miroir du public sur ces questions-là ». 

Ainsi, peut-on travailler en contexte d’intervention auprès de personnes en situation de précarité socio-économique sans être également pris-e dans les mêmes mailles sociales et politiques qui fragilisent ces usagers-ères? Est-ce réaliste de penser qu’en côtoyant la « vulnérabilité » des autres nous ne serons pas aussi impliqué-es dans cette relation de vulnérabilité, et happé-es par celle-ci? Mon étude semble indiquer que non.  

Pour Raymond Massé (2017) la vulnérabilité présente en soi une vie sociale intense. En effet, il indique : « nous proposerons que les sciences sociales ne puissent plus aborder [la vulnérabilité] comme une identité simplement assignée unilatéralement, de l’extérieur, à certains groupes considérés comme passifs face à ce processus d’étiquetage. La vulnérabilité n’est pas un statut passif ni définitif : cette étiquette possède une vie sociale souvent intense » (Massé, 2017, p. 85). 

La vulnérabilité ferait donc partie de l’expérience d’intervention auprès de personnes vivant en contexte de précarité, de marginalité et d’exclusion, comme dans le cas des personnes en situation d’itinérance. Mon étude portait bien évidemment sur deux contextes précis d’intervention à Marseille, mais elle peut néanmoins servir de matière à réflexion sur la réalité d’intervention en contexte d’itinérance au Québec.  

Sans servir de recommandations, différents points ressortent de mon étude en lien avec des moyens pour accueillir et accepter cette vulnérabilité. D’abord, il apparait que cette relation d’intervention génère de facto une forme de vulnérabilité, faisait quasi inévitablement naître des sentiments de souffrance, de frustration et d’impuissance chez les intervenant-es5. Les intervenant-es ont mentionné à de multiples reprises l’importance d’être accompagné-es et soutenu-es par leurs pairs et leurs supérieur-es dans ces contextes d’intervention complexes. La formation et la supervision clinique étaient également suggérées comme moyens pour rappeler aux intervenant-es comment l’expérience de la vulnérabilité fait partie inhérente du travail d’intervention auprès des personnes en situation d’itinérance. Les rappels fréquents apparaissaient importants pour plusieurs, non seulement pour reconnaître et accueillir les sentiments générés, mais pour se sentir accompagné-es, soutenu-es et moins isolé-es. Il s’agissait aussi pour beaucoup des intervenant-es rencontré-es d’un moyen pour se rappeler collectivement comment les individus seuls ne peuvent être tenus responsables des multiples barrières systémiques et porter seuls sur leurs épaules la réalité de l’itinérance.   

Notes

  1. « who is vulnerable, why they are vulnerable, and what they are vulnerable to » (Katz et al. 2019, p. 4), traduction libre.
  2. « Vulnerability is understood across this diverse literature as both a cultural script that shapes how social problems are understood and experienced and a socio-material phenomenon and condition of human life – perspectives that are not mutually exclusive » (Mitchell, 2020, p. 228), traduction libre.
  3. Pendant mon séjour de recherche, le refuge avait un taux d’occupation de 95 % en plein été. 936 hommes différents y avaient été hébergés pendant une période moyenne de 26 jours. 74 % de ceux-ci rapportaient venir d’un pays hors de l’Union européenne (desquels 48 % n’avaient aucun statut au regard des autorités d’immigration, en étant parvenu à Marseille de façon irrégulière), 15 % de la France, 5 % d’un autre pays de l’Union européenne alors 6 % refusaient de dévoiler cette information.
  4. Voir Ortner (1995) pour une discussion sur les multiples formes de résistance sociale, au-delà de la simple opposition, pointant ainsi vers des formes créatives et transformatrices de résistance.
  5. Dans le cadre de sa série des Dîners d’apprentissage en itinérance, le CREMIS a organisé en janvier 2023 un Dîner ayant pour thème « La gestion du sentiment d’impuissance : stratégies pour se soutenir au travail ». L’auteur de cet article agissait à titre de modérateur de ce Dîner. L’enregistrement est disponible sur le site web du CREMIS.

Références

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