Pratiques enseignantes et diversité sexuelle à l’école secondaire : naviguer en eux troubles

Un enseignant voit qu’un élève est traité de gai par ses pairs, mais hésite à intervenir dans la mesure où il sait que ces élèves ne le croient pas véritablement homosexuel. Une enseignante lesbienne veut faire comprendre à ses élèves qu’il est possible qu’ils ne s’identifient pas comme hétérosexuels, mais sans se mettre en péril auprès de leurs parents. Un enseignant d’éducation physique gai ne sait pas comment intervenir auprès d’un élève de secondaire 5, qui lui fait des avances sexuelles malgré qu’il se dise hétérosexuel. Une enseignante reçoit les confidences d’un élève qui se croit bisexuel, mais ignore comment l’accompagner dans son cheminement personnel. Il ne s’agit ici que de quelques-uns des exemples qui m’ont été évoqués en entrevue par des enseignants du secondaire, et qui incarnent bien la diversité des situations auxquelles ils peuvent faire face concernant la diversité sexuelle.

Il faut dire que la conjoncture relative à la diversité sexuelle qui est propre au Québec est source d’injonctions parfois contradictoires pour les enseignants. D’un côté, la province s’est dotée depuis plusieurs décennies de chartes et de lois garantissant l’égalité juridique des personnes s’identifiant comme lesbiennes, gais ou bisexuel(le)s (LGB)(1). L’adoption récente de la Politique de lutte contre l’homophobie (2009) et de la Loi visant à prévenir et à combattre l’intimidation et la violence à l’école (2012) contribue à établir de fortes balises visant l’établissement et le maintien d’environnements scolaires sécuritaires et inclusifs pour les jeunes LGB. De l’autre côté, les cours d’éducation à la sexualité ont été retirés du programme de formation de l’école secondaire, les contenus scolaires formels n’incluent que de rares références aux réalités de la diversité sexuelle (Richard, 2010) et la formation initiale des enseignants tend à marginaliser ces sujets (Bernier, 2011). Bref, les enseignants sont appelés à naviguer des eaux pour le moins troubles en ce qui concerne la diversité sexuelle.

Dans le cadre de ma thèse (2), j’ai donc cherché à comprendre les pratiques que rapportaient avoir les enseignants de l’école secondaire québécoise par rapport à la diversité sexuelle. Pour ce faire, j’ai conduit des entrevues semi-structurées auprès de 22 enseignants du secondaire, afin d’explorer les différentes manières dont les enseignants pouvaient faire l’expérience de la diversité sexuelle dans le cadre de leur quotidien. Après avoir fait l’analyse de ces entrevues, il m’a paru important d’aller valider les constats établis dans ce volet de recherche auprès d’un échantillon plus large et plus diversifié d’enseignants. Grâce à la collaboration des principales fédérations et associations professionnelles d’enseignants de la province, j’ai pu rejoindre 243 enseignants supplémentaires par le biais d’un questionnaire en ligne, au printemps 2013.

Puisque mon objectif était de comprendre les pratiques enseignantes, il m’a d’abord fallu décrire ce que j’entendais par l’expression « pratiques enseignantes ». J’ai retenu une définition simple, parce qu’épurée, de Masselot et Robert : « tout ce qui se rapporte à ce que l’enseignant pense, dit ou ne dit pas, fait ou ne fait pas, que ce soit avant, pendant ou après les séances de classe » (2007 : 70). Cela m’a permis de distinguer trois types de pratiques : les pratiques d’enseignement (c’est-à-dire le fait de parler ou pas de diversité sexuelle en classe), les pratiques d’intervention (soit l’intervention lors d’épisodes homophobes) et les pratiques relationnelles (relatives à l’évocation par un enseignant de sa vie personnelle en classe). Dans cet article, je me limiterai à référer aux pratiques de transmission de connaissance, qu’elles soient formalisées (pratiques d’enseignement) ou qu’elles fassent l’objet d’échanges informels (pratiques relationnelles) (3).

Pratiques d’enseignement

Au Québec, depuis l’implantation du programme de formation remodelé suite à la réforme de 1997, le cours de Formation personnelle et sociale – au sein duquel étaient jusqu’alors confinés les enseignements relatifs à la sexualité et aux orientations sexuelles – a été retiré du curriculum. Les connaissances relatives à la sexualité humaine doivent théoriquement continuer à être abordées à l’école secondaire, mais en tant que compétences transversales (et donc, être sous la responsabilité du corps enseignant dans son entièreté) (Duquet, 2003).

Certains enseignants qui ont fait partie de notre enquête nous ont déclaré qu’ils se sentaient responsables d’inclure des références à la sexualité humaine dans leurs cours, mais qu’ils se gardaient bien de déroger aux apprentissages propres à leur discipline : «J’ai trouvé une façon de parler de sexualité avec la ponctuation. Je prends un texte qui parle de puberté. Les élèves doivent m’expliquer pourquoi, dans cette phrase-là, il y a une virgule. C’est plate, la ponctuation. Alors si tu fais ça avec un texte qui les intéresse, l’exercice devient un peu moins pénible. Entre nos affaires de virgules, on parle de ce qu’on vient de lire. (…) Il y a un garçon qui m’a achalée pendant des mois : « madame, quand est-ce qu’on va faire l’exercice sur la ponctuation? »» (Catarina, enseignante de français, hétérosexuelle).

Les pratiques d’enseignement relatives à la diversité sexuelle semblent emprunter au même schème, bien que ces sujets paraissent globalement moins fréquemment évoqués. Parmi les enseignants LGB de notre enquête, certains nous ont rapporté mobiliser leur vécu personnel pour référer aux réalités de la diversité sexuelle : «Je parle beaucoup de ma vie personnelle avec mes élèves. Je me suis dit que j’allais répondre à leurs questions, et que si leurs questions les amenaient là, ils auraient la réponse qui vient avec. Quand (ils finissent par me demander) : « tu as une blonde? », ma période y passe. Ils veulent en savoir pas mal plus. « Est-ce que tu vis avec elle? » « Tes enfants, ils disent quoi de ça ? ». « Comment ça se passe à la maison ? ». Ils me demandent presque qui sort les poubelles et qui fait à manger. Cette année, ils sont presque allés jusque dans la partie sexuelle». (Emy, enseignante de mathématiques, lesbienne)

Il s’agit dans l’absolu de cas de figure rares, mais qui n’en méritent pas moins qu’on s’y attarde, dans la mesure où ils suggèrent que l’absence d’enseignements formels sur la diversité sexuelle ne signifie pas que les élèves ne possèdent pas de questions à ce sujet. Lorsque ces questions adviennent, il est possible que ce soit les enseignants LGB qui soient conséquemment mis sur la sellette (ou qui choisissent de s’y mettre), parfois à haut risque, afin de répondre aux questions des élèves.

Plus largement, nos résultats dressent le portrait d’enseignants globalement au fait des attentes dont ils peuvent faire l’objet à l’égard de la diversité sexuelle, mais néanmoins déclarant être mal outillés pour faire face à ces attentes. Ainsi, rares sont les enseignants qui rapportent aborder systématiquement la diversité sexuelle avec leurs élèves. La plupart rapportent plutôt que leurs interventions font la plupart du temps suite à des questions d’élèves, à des incidents survenus à l’école ou à des événements d’actualité. Ils sont de ce fait rarement préparés à faire face à ces situations. Il n’est alors pas étonnant qu’ils s’estiment « à la remorque » des sujets relatifs à la diversité sexuelle, plutôt que proactifs par rapport à ces enseignements.

Pratiques d’ordre relationnel

Une bonne proportion des études à propos de l’évocation par les enseignants de leur vie privée en classe se circonscrivent au coming out, c’est-à-dire à la divulgation ou à la dissimulation par un enseignant LGB de son orientation sexuelle en classe, ainsi qu’aux facteurs pouvant entrer dans cette prise de décision. Il m’a donc paru intéressant de me pencher sur les impacts de ces décisions en matière de visibilité, mais également sur la manière dont les enseignants hétérosexuels venaient à gérer, eux, les références à leur vie personnelle.

Si la plupart s’en sont défendus en entrevue, la majorité des enseignants rapporte évoquer l’un ou l’autre des aspects de leur vie personnelle en classe, qu’il s’agisse de référer à leur conjoint, à leurs enfants, ou à quelque autre aspect de leur vie en dehors de l’école. Les enseignants hétérosexuels sont beaucoup plus susceptibles que leurs collègues LGB de dire qu’ils se permettent de faire de telles références (81,2% c. 48,1%). Au-delà des avantages pédagogiques que peuvent présenter ces mentions (entretien du lien d’attachement entre enseignants et élèves, détente d’une atmosphère de classe tendue, introduction d’une notion complexe par le biais de l’anecdotique, etc.), la posture de l’enseignant au sujet de sa vie privée peut également contribuer à alimenter, ou au contraire, à inhiber, certaines pratiques à l’égard de la diversité sexuelle et de l’homophobie.

Par exemple, un enseignant LGB dont les élèves ne connaissent pas l’orientation sexuelle se gardera, sauf exception, d’adopter des pratiques inclusives qui pourraient attirer une attention non désirée sur sa propre personne. C’est notamment le cas de John, un enseignant gai qui a rapporté en entrevue se tenir à distance de toute référence à la diversité sexuelle de peur que de telles initiatives ne contribuent à alimenter des rumeurs au sujet de sa propre homosexualité : «For example: “this is Maya Angelou’s poem Still I rise and it is about a black woman who is called nigger on her way to a date and how she dealt with that”. I could probably talk about that as a black woman. But if I show a poem by Walt Whitman about him struggling with his orientation… As a gay man, I completely identify with this poem. In front of a class, I just don’t feel comfortable [talking about it]» (4). (John, enseignant d’Éthique et culture religieuse, gai).

Si certains rapportent que leurs pratiques puissent être réfrénées par leur homosexualité (et plus largement par leur décision en matière de visibilité à l’école), une orientation sexuelle minoritaire peut néanmoins contribuer à influencer d’autres enseignants à agir de manière explicitement inclusive à l’égard de la diversité sexuelle, par exemple en intervenant de manière stricte lors d’épisodes d’homophobie : «Cette année, j’ai fait venir [une équipe sportive professionnelle]. Quand les joueurs sont sortis des vestiaires, deux de mes jeunes ont dit : « monsieur, je vous dis que ce ne sont pas des tapettes ! ». (…) Le cours suivant, j’ai dit à toute la classe : « J’aime les hommes. Ça vient me toucher directement quand vous dites [des propos homophobes] ». (Sylvain, enseignant d’éducation physique, gai).

En mobilisant leur propre orientation sexuelle – de surcroît, avec les risques que cette visibilité peut représenter pour des enseignants en exercice – ces enseignants rapportent être alimentés par l’espoir de contribuer à créer un climat plus tolérant à la diversité sexuelle que celui dont ils (ou leurs amis LGB) ont bénéficié lors de leur propre scolarisation.

Sur leurs épaules

Au moins trois facteurs me paraissent incontournables pour comprendre les pratiques enseignantes à l’égard de la diversité sexuelle. D’abord, les enseignants cherchent à légitimer leurs pratiques liées à la diversité sexuelle. Qu’il s’agisse d’aborder le sujet en salle de classe, d’intervenir contre l’homophobie ou d’évoquer sa vie personnelle, les enseignants rapportent s’arrimer aux signes formels qui leur sont disponibles (en évoquant les règlements scolaires au sujet de l’homophobie, en limitant leurs interventions aux contenus scolaires dûment prescrits, ou en intervenant de manière à corriger un vocabulaire erroné, ce qui constitue un terrain d’action convenu de l’enseignant). On semble vouloir clarifier qu’il ne s’agit pas de l’initiative intéressée d’un enseignant LGB, mais bien de l’incarnation d’une démarche cohérente initiée par l’ensemble du milieu scolaire.

Ensuite, les pratiques enseignantes liées à la diversité sexuelle ne peuvent à mon sens pas être comprises indépendamment des enjeux relatifs au coming out. Les enseignants semblent en effet mobilisés au niveau de leur propre identité lorsqu’ils adoptent des pratiques inclusives de la diversité sexuelle. Les enseignants LGB ne se permettent de telles pratiques que dans la mesure où leur orientation sexuelle est connue de leurs élèves (et encore, l’orientation sexuelle n’agit évidemment pas à titre de facteur prédictif). Quant aux enseignants hétérosexuels, ils rapportent plus souvent qu’autrement clarifier leur statut conjugal ou familial – et par la bande, leur propre hétérosexualité – en préambule de l’adoption de pratiques inclusives.

Finalement, mes résultats confirment qu’on ne peut ignorer l’importance de la formation des enseignants à l’égard de l’homophobie et de la diversité sexuelle. Outre que les enseignants soulignent eux-mêmes à grands traits l’ampleur de leurs besoins en la matière (5), ceux et celles qui sont formés à ce sujet sont parmi les plus susceptibles de rapporter avoir des pratiques inclusives. Au-delà d’informations et d’outils sur la manière dont ils peuvent intégrer la diversité sexuelle dans leurs pratiques, on peut présumer que la formation contribue à leur conférer la légitimité dont ils rapportent avoir besoin pour agir. S’abstenir de reconnaître la nécessité de formation des enseignants équivaut dans les faits à transposer la responsabilité des interventions en matière de diversité sexuelle à ceux qui connaissent le sujet, donc, par définition, aux enseignants qui s’identifient eux-mêmes comme LGB, sans considérer le poids des exigences qui pèse déjà sur leurs épaules.

Notes

1. C’est notamment le cas de la Loi instituant l’union civile et établissant les nouvelles règles de filiation (2002) et de la Loi sur le mariage civil (2005), qui garantissent respectivement l’accès à la filiation et au mariage aux couples de même sexe.

2. Richard, Gabrielle (2014). Pratiques enseignantes et diversité sexuelle. Analyse des pratiques pédagogiques et d’intervention d’enseignants de l’école secondaire québécoise. Thèse de doctorat en sciences humaines appliquées. Montréal, Université de Montréal.

3. Voir Richard (2013) au sujet des pratiques d’intervention des enseignants.

4. «Par exemple : ‘Ceci est le poème de Maya Angelou «Still I rise» au sujet d’une femme noire qui a été appelée «négresse» en s’en allant au travail et comment elle a réagi à cela’. Je pourrais probablement en parler du point de vue d’une femme noire. Mais si je montre un poème de Walt Whitman qui lutte avec son orientation … en tant qu’homme gai, j’identifie complètement avec ce poème. Devant une classe, je ne me sens pas à l’aise [d’en parler]».

5. Les deux tiers des enseignants de mon échantillon (59,7%) rapportent avoir besoin de formation spécifique sur la diversité sexuelle à l’école, alors que 88,3% d’entre eux estiment que leur formation initiale ne les a pas assez outillés à intervenir contre l’homophobie.

Références

Bernier, M. (2011). Reconnaissance de la diversité sexuelle et éducation : Quels défis pour les futurs maîtres québécois? Mémoire de maîtrise en sociologie. Montréal : Université du Québec à Montréal.

Duquet, F. (2003). L’éducation à la sexualité dans le contexte de la réforme de l’éducation. Québec : Ministère de l’Éducation.

Masselot, P. et A. Robert (2007). Dynamiques des pratiques enseignantes et double approche didactique et ergonomique. Dans M. Altet, M. Bru et C. Blanchard-Laville (dir.). Observer les pratiques enseignantes (p. 69-82). Paris : L’Harmattan.

Richard, G. (2010). L’éducation « aux orientations sexuelles » : représentations de l’homosexualité dans les curricula formel et informel de l’école secondaire québécoise. Mémoire de maîtrise en sociologie. Montréal : Université du Québec à Montréal.

Richard, G. (2013). La délicatesse nécessaire à l’intervention en matière d’orientation sexuelle : récits de pratiques d’enseignants du secondaire. Reflets, Revue d’intervention sociale et communautaire, 19(1), 119-152.