Participation citoyenne et déficience intellectuelle : parler en son propre nom

Marcel1 est engagé socialement dans son milieu, tant au niveau régional que provincial, et ce, depuis de nombreuses années. Il a eu l’occasion à maintes reprises de promouvoir publiquement les droits des « personnes ayant une déficience intellectuelle », notamment en lien avec les questions de « normalité » et de « mutualité ». Quand il est sorti d’institution, il s’est dit « moi, un jour, je vais nous aider » et sa trajectoire est un exemple d’engagement citoyen. Il a débuté avec un intervenant qui lui a fait confiance en l’invitant à faire sa première conférence. Depuis, il a participé à de nombreuses rencontres, en apprenant à comprendre les discours et les pratiques, et à reconnaître la position de chaque personne assise autour d’une table. Il a appris à se connaître et à mieux se comprendre. Aujourd’hui, il a le sentiment d’assumer un engagement qui correspond aux connaissances qu’il a acquises.

Son collègue, Andrea, est engagé au sein du comité des usagers d’un Centre de réadaptation en déficience intellectuelle (CRDI).2 Il a présidé le sous-comité de travail en préparation du voyage en France et en Suisse effectué en 2006 afin de présenter une conférence au Congrès de l’Association internationale en faveur du handicap mental (AIRHM) à Lausanne. Pour Andrea, il est important de se sentir utile à la société. Ce voyage en Europe lui a permis de progresser dans cette direction. Il a été membre du conseil d’administration d’un CRDI, a fait du bénévolat pour sa conseillère municipale et détient une carte de membre d’un parti politique.

Les personnes qui ont un handicap sont généralement moins actives politiquement que les autres groupes, leur handicap érigeant des obstacles à leur implication citoyenne. Le sentiment d’efficacité politique de ces personnes est inférieur à celui de la population en général. On entend par « efficacité politique interne » l’évaluation que font les personnes de leurs compétences civiques et, par « efficacité externe », la perception du degré d’influence qu’une personne peut avoir sur les politiciens et les décideurs (Schur et al., 2003). L’inégalité que vivent les personnes handicapées s’explique en grande partie par les conditions associées au handicap (revenu inférieur, sous-emploi, difficultés d’accéder à l’éducation supérieure, par exemple) et non par le handicap lui-même.

C’est afin d’acquérir et de développer leurs compétences civiques et d’exercer les droits qui sont les leurs que des « personnes présentant une déficience intellectuelle », parmi lesquelles Andrea et Marcel, accompagnées de chercheurs et d’intervenants, ont développé un « programme international d’éducation à la citoyenneté démocratique » (PIECD-DI).

Une histoire récente

Plusieurs facteurs exercent une influence sur la participation politique et l’engagement civique. Les hommes sont plus engagés politiquement que les femmes ; certains groupes d’âge sont plus actifs que d’autres ; un niveau de revenu croissant augmente la probabilité de participer politiquement; plus le degré de scolarité est élevé, plus les gens sont actifs politiquement. Au cours des dernières décennies, les « personnes présentant une déficience intellectuelle » ont acquis une certaine reconnaissance de leurs droits, mais elles sont encore généralement exclues de la sphère publique et politique. L’histoire de leur émancipation – de l’exclusion et de l’enfermement à l’intégration et à la participation sociale – est relativement récente. On peut baliser les progrès qu’elles ont accomplis en fonction des trois grandes catégories de droits que sont les droits civils, les droits sociaux, économiques et culturels et les droits politiques (Tremblay et Lachapelle, 2006).

Dans le courant des années 1960, elles ont d’abord acquis la reconnaissance de leurs droits civils, avec le processus de « désinstitutionnalisation » qui leur a redonné le droit d’habiter la cité. La décennie des années 1980 a vu naître des programmes publics de réadaptation et d’intégration à l’école, au travail et aux loisirs (entre autres), ce qui leur a permis de progresser vers la reconnaissance et l’exercice de leurs droits économiques, sociaux et culturels. Au cours de cette période, inspirées par le courant de la « valorisation des rôles sociaux », elles ont tenté de troquer leur statut de « malade » pour celui de travailleur, d’étudiant, d’ami, de conjoint ou de parent. La troisième phase de leur émancipation, plus récente, correspond à l’exercice des droits politiques et démocratiques. Des notions comme celles d’autodétermination et d’empowerment guident la transformation des pratiques professionnelles et l’on reconnaît de plus en plus leur droit de faire des choix personnels et de prendre les décisions qui les concernent individuellement. Cependant, on fait encore peu de cas de la participation citoyenne et démocratique de ces personnes, de leurs aptitudes, de leurs compétences et de leur droit d’influencer les programmes, les politiques et les décisions publiques.

Des choses à dire

Pour Marcel et Andrea, les « personnes présentant une déficience intellectuelle » apportent une vision différente qui peut contribuer à l’éveil des autres : « Malheureusement, la plupart des gens ont l’impression de nous aider, que l’on coûte cher et ne reconnaissent pas que nous leur apportons quelque chose ». « C’est très difficile de prendre notre place, c’est un défi important. Trop souvent les autres parlent à notre place ». Ce thème de la prise de parole en son propre nom est repris par plusieurs des personnes participant au PIECD-DI.

L’étiquette de « déficience intellectuelle » est difficile à porter et crée souvent une barrière dans la relation avec les professionnels. Marcel rapporte les propos d’une psychologue lui ayant demandé, à son grand étonnement, « comment devait-elle s’adresser à une personne présentant une déficience intellectuelle ? », comme s’il y avait un mode d’emploi particulier associé à ce handicap. Marcel lui avait répondu qu’il s’agit d’une personne à qui l’on devrait d’abord s’adresser comme on le ferait avec n’importe qui d’autre. Il a déjà eu l’occasion de consulter son dossier, qui contenait des renseignements sur son diagnostic, ses prescriptions et des notes d’observation à son sujet. Il ne s’y était pas reconnu, ayant l’impression qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre : « c’est un dossier du système, cela ne parle pas de nous ». Andrea ne se reconnaît pas non plus dans le discours des professionnels concernant les « personnes ayant une déficience intellectuelle ».

Marcel constate qu’il n’y a rien de vraiment neuf dans les pratiques dites démocratiques. On en parle depuis trente ans et, malgré les beaux discours, l’exclusion est toujours là : « En quoi la formation des professionnels est-elle vraiment différente ? D’autres expriment nos besoins à notre place, on redit les mêmes choses, l’égalité dans les rapports n’est pas là, il n’y a pas de « par, pour et avec » les personnes. Je n’ai pas de diplôme, je ne pourrai jamais être directeur, mais j’ai quelque chose à dire. Andrea, Jacques et moi avons des choses à dire ».

Participation

Ce thème de la prise de parole, de « parler pour soi-même », a été repris par plusieurs des personnes participant au PIECD-DI. Les « personnes présentant une déficience intellectuelle » ne sont pas reconnues à leur juste valeur et il reste beaucoup à faire pour qu’elles exercent leurs droits comme tous les autres citoyens et citoyennes. Le PIECD-DI a vu le jour suite à une série de rencontres de membres de comités d’usagers du Centre d’aide pour le travail (CAT) de Montmigny-en-Gohelle (France), du Centre de réadaptation en déficience intellectuelle (CRDI) Gabrielle-Major à Montréal, du Service d’accompagnement personnes handicapées adultes (SAPHA) à Mons (Belgique) et de personnes membres du Mouvement Personnes d’Abord de Drummondville. Les rencontres locales, régionales ou internationales ont débuté en 2004. Les premières rencontres avaient pour but de préparer une conférence sur le thème de la participation sociale et démocratique des « personnes présentant une déficience intellectuelle ». Cependant, les échanges se sont poursuivis et enrichis, pour donner naissance à l’idée d’un programme international d’éducation à la citoyenneté démocratique (ECD) en déficience intellectuelle.

Dans le cadre des rencontres, un certain nombre d’enjeux ont été énoncés par les participants. Dans un premier temps, ils ont exprimé le besoin d’autonomie, de reconnaissance et de respect. Leurs aptitudes et compétences pour exercer un jugement ou évaluer les services sont à leur avis trop souvent sous-estimées. Ensuite, ils ont partagé le désir d’être utiles et de contribuer à la société, en réduisant les préjugés à leur endroit. Ils souhaitent pouvoir aider les autres « personnes présentant une déficience intellectuelle » à être valorisées et à participer au bien-être de leur communauté. Finalement, ils souhaitent pouvoir prendre la parole, parler pour eux-mêmes, apprendre à s’exprimer pour faire part de leurs revendications. Les professionnels parlent trop souvent à leur place, sans se soucier de leur droit et de leur aptitude à s’exprimer par eux-mêmes.

La participation à un programme d’ECD pourrait dans cette optique soutenir les personnes handicapées et pallier, dans une certaine mesure, les iniquités en matière d’exercice de droits. L’exercice de la citoyenneté requiert l’acquisition de compétences civiques et s’enrichit d’une diversité d’expériences personnelles tout au long du processus d’intégration sociale, d’inclusion et de socialisation politique. Le Conseil de l’Europe définit dans ces termes l’éducation à la citoyenneté démocratique : « L’ECD est une démarche qui privilégie l’expérience individuelle et la recherche de pratiques conçues pour promouvoir le développement de communautés attachées à des relations authentiques. Elle concerne la personne et ses relations avec les autres, la construction d’identités personnelles et collectives, et les conditions du vivre ensemble (…). Un des buts de l’ECD est de promouvoir une culture de la démocratie et des droits de l’homme, une culture permettant aux individus de mettre en œuvre un projet collectif : la création d’un sens communautaire. Elle entend ainsi renforcer la cohésion sociale, l’entente et la solidarité » (O’Shea, 2003 : 10).

Le projet développé a ainsi pour but de promouvoir la participation citoyenne et démocratique avec, par et pour les personnes ayant une déficience intellectuelle. Les objectifs sont notamment de soutenir l’appropriation et l’exercice des droits et de la citoyenneté démocratique, de reconnaître et développer les compétences et habiletés civiques, ainsi que de soutenir la promotion des droits sur la place publique, par des stratégies ou activités de communication. La démarche a été conçue dans une perspective de recherche-action, le volet recherche pouvant contribuer à identifier et documenter des concepts théoriques et des pratiques, à évaluer l’exercice de participation des personnes, à élaborer un cadre d’analyse des activités et à soutenir l’échange d’information entre les partenaires locaux et internationaux.

Être là

L’identité des « personnes présentant une déficience intellectuelle » est marquée par le handicap et la perception qu’en ont les membres de l’entourage. L’image et les préjugés qu’elles doivent affronter – parfois même de la part des intervenants – le rejet de leur parole, la négation de leurs droits politiques et démocratiques font partie de leur expérience quotidienne et constituent autant d’obstacles à leur émancipation. Il est important pour ces personnes de se regrouper et d’échanger sur leurs expériences afin de modifier les perceptions dévalorisantes et les préjugés dont elles sont victimes, de créer des partenariats, de prendre la parole sur la place publique.

Andrea considère qu’il a personnellement fait de grands pas pour « prendre sa place », mais qu’il reste beaucoup à faire pour l’ensemble des « personnes ayant une déficience intellectuelle ».  Afin de réduire les préjugés et d’élargir l’espace démocratique pour ces personnes, il faut développer de nouveaux partenariats dans la communauté : « On essaie de leur parler de nous, de construire quelque chose ensemble, de dialoguer, de prendre la parole ensemble publiquement. On peut également recourir au soutien de fondations et d’organisations qui peuvent nous aider. Les acteurs municipaux devraient être plus impliqués et communiquer davantage avec les personnes handicapées ». Andrea a développé des liens de collaboration avec les policiers du poste de son quartier et, plus particulièrement, avec le commandant. À la demande de ce dernier et en sa compagnie, il a présenté une série de conférences dans le cadre de journées d’étude réunissant plusieurs dizaines de policiers, afin de leur faire part de son expérience en tant que personne handicapée, de ses besoins et de ses attentes envers le corps policier. Les policiers avec lesquels il entretient une relation suivie lui apportent un soutien considérable. Si cela a changé sa vie, il faut dire qu’il a su toucher plusieurs policiers, qui le regardent davantage comme « une personne que comme un bibelot ».

Au sein du comité des usagers du CRDI où il s’implique, Andrea défend également les droits de ces derniers. Il a obtenu des gains importants, comme, par exemple, le maintien des « allocations de fréquentation », en cas d’absence des usagers pour cause de tempête. Sa participation au comité lui apporte de l’assurance, le goût de défendre les droits des usagers et de protester lorsque cela est nécessaire. Il aurait même le goût de faire de la « vraie politique ». Pour lui, l’expérience de prendre la parole en public est valorisante. Malgré le trac et la difficulté que cela représente, il s’agit d’une expérience qui suscite un sentiment de réussite et l’estime des autres : « On peut ainsi montrer ce dont on est capable ».

À plusieurs reprises, Marcel a pu souligner sur la place publique l’importance d’une meilleure reconnaissance de la parole des « personnes présentant une déficience intellectuelle » : « Dans les évènements publics, on parle de nous, mais nous n’avons aucune place pour prendre la parole, on se sert de nous et on est utilisés. […] Il faut reconnaître les personnes, leur accorder une place, leur donner la parole. On doit être là. »

Occuper la place

Au sein d’associations et de comités d’usagers, les « personnes présentant une déficience intellectuelle » sont de plus en plus nombreuses à réclamer la reconnaissance et l’exercice de leurs droits. Elles ont fait l’apprentissage de la vie associative et ont développé les compétences civiques nécessaires à la participation citoyenne. Elles demandent maintenant de prendre la parole, désirent qu’on les entende et exigent d’occuper la place qui leur revient dans l’espace public. Andrea et Marcel, ainsi que les autres participantes et participants au PIECD-DI, ont fait la démonstration que cela était possible. Les « personnes présentant une déficience intellectuelle » sont en droit de prendre la parole sur la place publique, d’être écoutées et entendues, et d’apporter une contribution à la promotion et à la défense du bien commun.

Notes

1 : Il est actuellement responsable de certains dossiers au Mouvement Personnes d’Abord de Drummondville et préside la table de concertation de Drummondville sur le PIECD-DI.

2 : Au CRDI Gabrielle-Major.

Références

O’Shea, K. (2003). Éducation à la citoyenneté démocratique, comprendre pour mieux se comprendre : glossaire des termes de l’éducation à la citoyenneté démocratique, Conseil de l’Europe et Education for Democratic Citizenship.

Schur, L., Shields, T. et K. Schriner (2003). « Can I make the difference ? Efficacy, Employment and Disability », Political Psychology, 24, 1 : 119-149.

Tremblay, M. et Y. Lachapelle (2006). « Participation sociale et démocratique des usagers à la planification et à l’organisation des services », dans Gascon, H., Boisvert, D., Haelewyck, M.-C., Poulin, J.-R. et J.-J. Detraux (dir.), Déficience intellectuelle : Savoirs et perspectives d’action, Vol. 1, Cap-Rouge AIRHM  : Presses Inter Universitaires, p.77-86.