Mettre des mots sur les maux. Entretien avec Nancy Keays, infirmière clinicienne spécialisée en itinérance et en trauma complexe

Nancy Keays a travaillé pendant 25 ans comme infirmière clinicienne, dont 22 ans avec l’Équipe itinérance du CCSMTL. Elle est également praticienne-chercheuse au CREMIS depuis 2006. Au cours de sa carrière, elle a notamment collaboré au Projet Chez soi1, à titre de spécialiste en activités cliniques, pour soutenir le développement de l’approche Logement d’abord auprès des personnes en situation d’itinérance vivant avec des troubles de santé mentale. C’est au travers de cette expérience qu’elle a commencé à s’intéresser à la question des traumas, qui a profondément marqué sa pratique. Aujourd’hui à la retraite, elle œuvre encore aux côtés du CREMIS en offrant une formation sur l’approche sensible aux traumas adressée aux intervenant·es communautaires, aux professionnel·les de la santé et des services sociaux, et à tous·tes les professionnel·les qui interviennent auprès de populations en situation de vulnérabilité.

Lisandre Labrecque-Lebeau, sociologue, et Tiphaine Barrailler, coordonnatrice d’une communauté de pratique en itinérance, sont toutes deux membres de l’équipe du CREMIS. Elles ont posé quelques questions à Nancy Keays pour mettre en valeur sa perspective professionnelle, mieux comprendre comment et pourquoi elle s’enracine dans l’approche sensible aux traumas, et discuter des enjeux actuels de l’itinérance à la lumière de son expérience2.

Peux-tu nous parler un peu de ton cheminement professionnel? Qu’est-ce qui t’a menée vers la pratique infirmière, et comment as-tu commencé à travailler avec les personnes en situation d’itinérance?

Dans mon album des finissant·es, j’ai écrit que je voulais devenir travailleuse sociale sans trop savoir ce que ça voulait dire. Je me suis inscrite en technique infirmière sur les conseils d’une amie, et j’ai aimé ça. J’ai commencé ma carrière à l’hôpital Général Juif, j’y ai travaillé pendant six ans : d’abord en cardiologie, puis à l’unité des soins coronariens et ensuite pendant quelques années aux soins intensifs.

En 1998, j’ai été embauchée au CLSC des Faubourgs. J’étais au soutien à domicile au début, puis aux services courants. En 2001, j’ai eu un remplacement sur un poste qui venait d’être créé pour mieux rejoindre les personnes utilisatrices de drogues par injection (UDI). L’objectif premier était de mettre de l’avant l’approche de réduction des méfaits et de fournir du matériel d’injection stérile, ce qui permet de limiter les risques de contamination au VIH et à l’hépatite C, mais aussi de créer un lien de confiance et de faciliter l’accès aux soins médicaux. J’ai occupé ce poste pendant un an, j’ai beaucoup appris, j’ai eu accès à l’essence de l’humain dans toute sa vulnérabilité. Ensuite, j’ai eu un poste à l’Équipe itinérance, qui avait un mandat d’outreach, c’est-à-dire d’aller à la rencontre des personnes là où elles se trouvent. Le mandat s’étendait à l’échelle régionale, soit toute l’Île de Montréal. En duos composés d’un·e infirmier·ère et d’un·e travailleur·euse social·e, nous allions chaque semaine visiter les ressources communautaires pour rencontrer les personnes directement sur place, évaluer leurs besoins, offrir des services, et/ou les référer aux bons endroits. En 2006, lorsque j’ai été nommée cheffe d’équipe, j’ai repris tous les rôles de ma prédécesseure, dont celui de l’outreach urbain pour aller à la rencontre des personnes qui ne fréquentent pas, ou très peu, les organismes communautaires. Pendant de nombreuses années, je n’avais pas de travailleur·euse social·e en outreach urbain avec moi. Au besoin, je référais vers mes collègues travailleurs·euses sociaux·ales, mais j’ai aussi développé de très bons liens avec différents travailleurs·euses de rue de différents organismes communautaires. C’était un peu comme le début des équipes hybrides informelles. Ça m’a permis de me concentrer sur les personnes avec des besoins de santé physique et mentale plus urgents. Les travailleurs·euses de rue étant continuellement en outreach, ils et elles me présentaient les nouvelles personnes qui leur semblaient avoir besoin des services du CLSC.

Le outreach est une pratique très spécifique. Veux-tu nous en parler un peu plus?

Le outreach, ça permet d’aller à la rencontre des gens. Il n’y a pas de journée type. C’est beaucoup d’accompagnement pour des rendez-vous, beaucoup de création de liens de confiance et de ponts. Ce qui est merveilleux dans l’Équipe itinérance, c’est qu’on a des médecins qui sont en général très bien adapté·es à notre clientèle, qui ne sont pas jugeant·es. Les gens qui ne fréquentent pas les ressources communautaires, je leur disais « si vous venez avec moi, vous pourrez avoir une douche chaude et, si vous voulez, on va vous faire voir par un·e médecin » et là, finalement, je réussissais à les accompagner au CLSC. Il y a beaucoup de gens dans la rue qui se retrouvent avec des poux, la gale, ou divers problèmes, et qui ne demandent pas d’aide par pudeur, par honte, ou parce qu’ils et elles sont très déconnecté·es de leurs émotions, de leurs sensations. Mon rôle était de faciliter leur accès aux soins et de les adapter à leurs besoins, de dire : « je vais vous aider, ça ne sera pas compliqué, j’en ai vu d’autres ». « Ouais, mais là, j’en ai dans les cheveux — Oui, mais ce n’est pas grave, j’ai un clipper au CLSC, si vous voulez on va vous couper les cheveux ». C’était vraiment d’enlever cette couche de honte et de faciliter les choses pour qu’ils et elles puissent retrouver un certain bien-être.

Ça demande beaucoup de délicatesse dans la création de liens. En outreach, on ne cherche pas à aller vers les gens qui fréquentent les ressources communautaires, ils et elles sont déjà desservi·es par des intervenant·es. On va vers celles et ceux qui sont plus isolé·es, et qui sont en général les plus difficiles d’approche. Je n’étais jamais téméraire, mais parfois je me suis retrouvée dans des situations où… heureusement que j’avais bonne réputation. Une fois, j’étais avec une travailleuse de rue, on voulait aller à un endroit dans Griffintown où on nous avait dit qu’il y avait un genre de mini-cité sous un viaduc, et que c’était tout bien barricadé. Le directeur de l’organisme communautaire de la travailleuse de rue ne voulait pas qu’on y aille toutes seules, il a décidé de venir avec nous. L’entrée était vraiment toute petite, il fallait se pencher, et quand on rentrait il y avait de gros panneaux d’acier tout autour et plusieurs petites cabanes construites avec du bois de palette, des cartons et des couvertures. C’était très lugubre, il pleuvait, des pigeons volaient et faisaient leurs besoins sur les meubles. Là, on s’est regardé·es, on n’était pas trop certain·es d’être en sécurité. Un monsieur qui avait un problème de santé mentale s’est mis à crier après nous, puis un autre, qui semblait agir en tant que « chef » de l’endroit, m’a reconnue et a dit : « c’est l’infirmière du CLSC! ». Il a réussi à calmer celui qui nous criait dessus et nous avons pu nous sentir en sécurité. J’y suis retournée régulièrement par la suite et, la fois suivante, il y avait une fille qui était blessée. Elle semblait avoir une fracture à la jambe, elle ne pouvait pas marcher et refusait d’aller à l’hôpital. Elle a fini par accepter et on est parties en ambulance.

On ne s’attend pas nécessairement à ce que les personnes viennent vers nous au départ, il y a des défis dans la création du lien, mais j’y arrivais. Les gens ont des routines : je sais que si je vais à tel endroit à telle heure, monsieur untel ou madame unetelle risquent d’être là, je vais pouvoir les voir. Et il y a aussi toutes sortes de stratégies de communication. À l’époque, les gens n’avaient pas de cellulaire, mais il fallait que je sois sûre de les retrouver pour les accompagner à leurs rendez-vous médicaux, donc il y avait tout un système de communication avec certaines pharmacies. Par exemple, si je savais que la personne allait chercher ses médicaments chaque semaine, je pouvais laisser un message à son ou sa pharmacien·ne, qui lui faisait le message : « Nancy va t’attendre à tel endroit pour ton rendez-vous ».

Le système de santé est fait pour les gens fonctionnels, qui ont accès à des technologies. Je me souviens que pour prendre un rendez-vous pour une radiographie ou un scan, il fallait envoyer la requête par fax ou par courriel et attendre qu’on nous rappelle pour nous donner un rendez-vous. C’était il y a une dizaine d’années, mais, encore aujourd’hui, certaines personnes n’ont pas de cellulaire ou même d’adresse courriel. Nous devons donc agir comme intermédiaires pour leur permettre d’avoir accès aux soins et services dont ils et elles ont besoin.

Est-ce que ton intérêt pour le trauma arrive pendant ces années-là?

J’ai commencé à m’intéresser aux traumas quand j’ai rejoint le Projet Chez soi. À mon arrivée, j’ai suivi une panoplie de formations de haute qualité, dont une formation sur les traumas qui était donnée par Lori Haskell, une psychologue spécialisée en trauma à Toronto. Il y avait un intervenant autochtone du Projet Chez soi de Winnipeg, qui a pris le micro et a dit à la formatrice : « merci tellement, vous venez de m’expliquer en deux-trois heures ce que j’ai tenté de comprendre toute ma vie ». De mon côté, j’ai aussi fait « wow »! C’était comme si j’avais plein de morceaux de casse-tête devant moi, que je connaissais chaque morceau individuellement, mais que cette formation m’avait permis de les assembler et de faire plein de liens entre les traumas vécus et les comportements (de survie) des personnes en situation d’itinérance. J’ai aussi, bien sûr, pu faire des liens avec mon histoire et mes enjeux personnels plus difficiles. Ça a été comme un tsunami dans ma vie professionnelle. J’ai continué à suivre des formations, je me suis mise à lire des livres, à voir des conférences sur internet : plus j’intégrais des connaissances, plus je m’intéressais à la question. Et un jour, j’ai donné une formation à un organisme communautaire sur la question de la stabilité résidentielle avec accompagnement et je me suis gâtée : j’y ai ajouté un tout petit bloc sur les traumas. Et les gens ont fait « wow! Ça nous prend une formation d’une journée là-dessus, c’est trop important ». J’ai monté la formation sur mon temps libre et j’ai commencé à la donner. Il y a eu du bouche-à-oreille, il y a eu de la demande. Par la suite, j’ai commencé à collaborer avec le CREMIS : l’équipe en mobilisation et transfert de connaissances m’a soutenue dans le développement, et c’est devenu la formation Traumas complexes et populations vulnérabilisées3 qu’on donne aujourd’hui.

Pourrais-tu nous donner un exemple de comment l’approche sensible aux traumas peut faire une différence dans le outreach en itinérance?

Les connaissances sur les traumas et l’approche sensible aux traumas aident à comprendre et à faire les choses différemment. Quand j’ai compris la dissociation par exemple, j’ai aussi mieux compris les gens que je suivais qui dormaient sur le terrazzo froid du métro, sans oreiller, sans couverture, pendant des mois, des années. Souvent, les personnes étaient complètement déconnecté·es de leurs émotions et de leurs sensations, que ce soit par la dissociation ou qu’elles soient dissociées par la drogue. La dissociation en elle-même fait un fabuleux travail pour déconnecter quelqu’un. Au début de cette entrevue, on parlait des poux que les personnes en situation d’itinérance peuvent avoir sur elles sans venir chercher d’aide pour les enlever. Elles sont parfois tellement dissociées qu’elles n’accordent plus d’attention à leur corps ou à leur hygiène. Dans la formation que je donne, je parle souvent de cet homme qu’on avait trouvé dans l’entrée extérieure d’un commerce à louer. Ça faisait un an qu’il était là, il avait des poux partout, toute sa peau était piquée. Je lui ai demandé s’il avait été chercher de l’aide pour ça, si ça le dérangeait d’avoir ça, et il m’a dit « écoutez madame, ce corps-là il a été tellement battu, que j’ai aucun attachement, c’est juste un véhicule pour passer du point A au point B ». Zéro soin pour son corps, zéro attachement pour son corps, c’était un détachement total.

Souvent, les gens ont l’impression que leurs comportements sont de leur faute : « j’ai un caractère de marde, c’est pour ça que je me fais exclure partout ». Mais quand on connaît les conséquences que peuvent avoir les traumas sur l’attachement, sur la capacité à réguler ses émotions, sur l’hypersensibilité du système nerveux autonome qui met la personne rapidement en mode « combat/fuite » ou en mode « immobilisation/soumission », on comprend mieux les comportements qui, dans les faits, sont des réflexes de survie. Ça m’a enlevé beaucoup d’impuissance et donné beaucoup d’outils pour discuter avec les gens. On est vraiment dans l’accueil, on mise sur la bienveillance, on s’adapte à la personne plutôt que de lui demander de s’adapter aux services qu’on offre. C’est aussi de donner des outils pour déculpabiliser les gens et les aider à mieux se comprendre et à mieux se réguler. Quand on parle à quelqu’un, qu’on met des mots sur les maux et que ça fait résonner quelque chose en dedans de la personne, ça aide aussi à créer une relation.

Acquérir des connaissances sur les troubles dissociatifs d’origine traumatique a eu le même effet sur moi, et sur ma compréhension des troubles dissociatifs de l’identité (TDI). Je me souviens d’un homme qui présentait tous les signes cliniques d’un trouble dissociatif d’origine traumatique. Le fait que je sois capable de parler de dissociation, de comment on peut se sentir quand on dissocie, même si je ne l’ai pas personnellement vécue, mais pour l’avoir étudiée amplement, selon lui c’était vraiment lui que je décrivais, ça lui faisait du bien de sentir qu’il était compris. J’ai réalisé que les troubles dissociatifs sont un gros angle mort dans les services en santé mentale. Les études montrent que les personnes concernées reçoivent en moyenne quatre diagnostics différents avant que celui de TDI ne soit posé4. Il y a des gens qui vont être pris·es dans l’errance médicale pendant six à vingt ans5 avant d’obtenir le bon diagnostic. Je parlais avec une dame dernièrement, qui avait été hospitalisée et qui racontait que le médecin avait nié son diagnostic de trouble dissociatif de l’identité, qui avait pourtant été émis par un autre psychiatre. Il lui a dit que ça n’existait pas, qu’elle n’avait pas ça, et il lui a donné un médicament qui n’était pas bon pour elle.

Les personnes en situation d’itinérance vivent beaucoup de stigmatisation et de discrimination. Je me souviens d’avoir accompagné des gens à l’urgence et d’avoir vu des infirmiers·ères rouler les yeux par en arrière parce que la personne n’est pas nécessairement propre, ou n’a pas nécessairement une façon de s’expliquer qui correspond à ce que l’infirmier·ère aurait souhaité. Je vis cette violence-là avec elles et eux. Ça n’a pas lieu d’être, ça ne devrait pas exister. Je comprends, ils et elles sont à l’urgence, c’est beaucoup de travail, ils et elles voient du monde l’un·e après l’autre, je comprends totalement qu’on puisse être fatigué·e. Mais il y a parfois, des propos ou des comportements qui sont inacceptables de la part de professionnel·les de la santé, comme cette fois où j’ai entendu un ambulancier dire à l’infirmière au triage, d’un monsieur qu’on avait accompagné : « t’es mieux de le passer au carwash avant ». C’est déshumanisant. Je me souviens d’une autre femme qu’on accompagnait, elle était en crise, mais elle s’était beaucoup calmée dans l’ambulance. Elle était très calme en arrivant à l’hôpital. Le médecin de garde a entendu parler de la crise initiale, et il a dit au préposé « contention trois membres ». Je l’ai regardé et je lui ai dit : « mais elle est calme », et il m’a répondu d’un ton condescendant : « écoutez madame, on est dans une salle d’urgence ici, si elle se désorganise et qu’elle est en crise comme elle l’était tantôt, on n’a pas le temps de gérer ça ». Fait qu’en prévention, on met des contentions trois membres! J’étais consternée. Selon moi, c’est un abus de pouvoir.

Je me souviens aussi d’un monsieur que j’ai accompagné, qui avait une démence et qui était sur l’aide sociale. C’était compliqué pour lui de remplir le formulaire, c’était en papier à l’époque : huit et demi par quatorze, recto verso, deux pages, avec des questions sur les emplois antérieurs, les dates, etc. On l’a rempli du mieux qu’on pouvait et quand on l’a montré à la personne à l’aide sociale, elle a regardé son ordinateur et elle a dit : « écoutez monsieur, là, ça fait quatre fois que vous venez en huit mois et vous n’écrivez jamais les mêmes réponses ». J’ai dû lui demander si elle pouvait faire suivre le dossier à qui de droit, et lui dire que lorsqu’un·e agent·e serait attitré·e, nous lui expliquerions la situation. Le mépris n’avait pas sa place.

Je suis sensible aux injustices et aux inégalités. Nous devons souvent adopter une position de défense de droits, pour des personnes qui ne sont pas dans une situation optimale pour se défendre.

Tu parles de ta sensibilité aux injustices et aux inégalités, ça me donne envie de faire le lien avec le CREMIS. Tu es praticienne-chercheuse au CREMIS: qu’est-ce que ça apporte à ta pratique et, à l’inverse, qu’est-ce que ton expérience apporte à la recherche?

En fait, j’ai réalisé que quand on est dans l’intervention, on est hyper occupé·es dans nos journées de travail, et quand on quitte on fait d’autres choses, ce qui fait qu’on a rarement accès à tout ce qui se développe comme connaissances, aux réflexions des chercheurs·euses, si on ne le prend pas nous-mêmes à bras-le-corps. Pour moi, le CREMIS a été une porte d’entrée vers ça, une façon de sortir de la vision tunnel des problèmes individuels et de m’ouvrir à des problématiques plus larges, dont les inégalités et les discriminations, le mythe du « normal », qui contribue à exclure tellement de gens. Ça m’a aussi permis de voir ce qui se fait ailleurs, de me questionner sur ma propre pratique, de réfléchir. Ça a eu des impacts immensément positifs pour moi. En toute humilité, je crois que le CREMIS m’a beaucoup plus apporté que l’inverse. Je me sens privilégiée d’être praticienne-chercheuse au CREMIS depuis 19 ans.

Pour mon apport à la recherche, je crois que je pouvais apporter l’expérience clinique, notamment sur l’itinérance, les traumas et la stabilité résidentielle avec accompagnement, et aussi sur les enjeux rencontrés au quotidien. J’adore ce concept de recherche en milieu de pratique, mais je trouve que ce n’est pas facile pour les praticien·nes de s’impliquer et que ce n’est pas facilité par l’établissement, alors que ça devrait faire partie de ses valeurs. Quand je faisais mon premier projet, c’était une participation ponctuelle. C’était sur mes heures de travail, mais je n’étais pas remplacée. Tout ce que je mettais de côté sur le bureau, pendant que je passais deux ou trois heures au CREMIS sur une rencontre, je devais le faire après. Il fallait vraiment que j’aie envie de travailler avec le CREMIS pour y consacrer tout ce temps, dont je ne disposais pas vraiment. Mais quand le CREMIS m’a demandé de collaborer sur un plus long projet qui durait deux ans, on m’a libérée deux ans. Là j’étais à temps plein, j’étais complètement dédiée.

Donc, actuellement, pour un·e praticien·ne, accéder à la connaissance scientifique demande une volonté de s’y intéresser et une implication de temps personnel, mais ça enrichit la pratique et ça la rend plus intéressante.

On a parlé d’itinérance, de trauma, de TDI, de recherche… As-tu observé des changements, des transformations cliniques, sociales ou politiques autour des enjeux de l’itinérance, depuis le début de ta carrière?

Quand j’ai commencé en 1998, il y avait une réelle souplesse pour offrir des services adaptés à la population et l’outreach était mis de l’avant. Il venait déjà d’y avoir une fusion entre deux CLSC (Centre-Sud et Centre-Ville), mais le CLSC des Faubourgs, où j’étais, restait un CLSC de quartier, proche des populations desservies, avec une petite équipe et une gestionnaire proche de son équipe. On pouvait être créatifs·ves, on pouvait faire tout ce qu’il fallait faire pour créer un lien avec quelqu’un, rejoindre une personne, on avait la latitude de faire les choses. Puis, de fusion en fusion, j’ai vu l’avènement de l’uniformisation des services. Plus on fusionnait, plus on centralisait, plus c’était gros et plus on voulait uniformiser les services. On nous a amené un paquet de formulaires, c’était fou : si on a un·e patient·e diabétique qui fait de l’hypertension, on a un plan thérapeutique infirmier à faire, on a un registre de tension artérielle à remplir, on a un registre pour les glycémies capillaires à remplir, on a nos notes au dossier à faire… On voit une personne une demi-heure, ça nous prend quarante-cinq minutes de paperasse à remplir. Sans parler des statistiques, qui prennent du temps à faire et qui ne représentent pas du tout le travail qu’on fait.

Aux débuts de l’Équipe Itinérance, il y avait vraiment une bonne intention de rejoindre les gens qui n’étaient pas rejoints par le réseau de la santé et de leur offrir des services. Mais, après coup, c’est comme si ça avait eu un effet pervers, ça a ghettoïsé les services en itinérance à l’Équipe itinérance, alors qu’on avait un mandat régional. Ça faisait que n’importe qui de l’Île de Montréal était envoyé·e au Centre-ville, même les gens qui étaient en itinérance dans les régions périphériques étaient envoyé·es à Montréal, et ça a fait en sorte de déresponsabiliser le reste du réseau. On a voulu que le reste du réseau se re-responsabilise, ça n’était pas évident, c’est passé par des lois et des règles qui sont maintenant en place, mais ça reste difficile pour les personnes en situation d’itinérance d’avoir accès aux services réguliers.

Au niveau des personnes, je trouve qu’il y a une augmentation du nombre et surtout une aggravation de leur condition générale. Le plus flagrant étant l’augmentation de la consommation de drogues dures, avec des impacts plus visibles sur la santé et les comportements. J’ai accompagné une femme qui était beaucoup sur le crack, elle était brillante, mais elle était tellement désinhibée, elle fumait du crack n’importe où, devant les gens. Un jour je lui ai dit : « j’aime moins ça que tu fumes dans le métro devant les gens, quand tu es avec moi » et je lui ai demandé : « qu’est-ce que ça te fait quand tu prends ça? ». Elle m’a dit : « il n’y a plus de problème ». J’ai vu une époque où on culpabilisait les gens en leur disant qu’ils et elles faisaient de mauvais choix, qu’ils et elles avaient juste à pas choisir de boire et que leur vie irait mieux. Après ça, j’ai vu arriver la question de la dépendance comme une maladie, ça n’était pas parfait, mais c’était moins pire, parce qu’au moins on essaie de faire quelque chose, on les culpabilise moins. Et maintenant, je le dis tout le temps dans la formation, il faut essayer de voir les choses autrement : voir ça plutôt comme une tentative de solution à quelque chose d’autre, qui est plus souffrant.

Je constate qu’il y a aussi une nette augmentation des demandeurs·euses d’asile qui fuient un contexte de vie difficile et se retrouvent avec un parcours migratoire hautement traumatique. Ces personnes aspirent à une vie meilleure, mais se retrouvent dans des conditions qui détériorent encore plus leur santé physique et mentale, sans parler des répercussions sur leurs enfants.

Et tous les problèmes sociaux connexes qui ne viennent pas aider, toute la question de pénurie du logement, etc.

Si tu avais un message pour nos décideurs·euses, ce serait quoi?

Je pense que l’itinérance c’est l’affaire de tous et toutes. Si on veut prévenir l’itinérance et arrêter de colmater l’augmentation de l’itinérance sans arrêt, je pense qu’il faut retourner à la base et vraiment soutenir les familles, les enfants, parce que c’est beaucoup là qu’il se passe des choses, pas tout le temps, mais souvent. Il faudrait miser sur la prévention, s’occuper des tout·es-petit·es et de leurs familles, s’occuper de la pauvreté, sensibiliser et informer les nouveaux·elles et futur·es parents de l’importance de l’attachement sur le développement des enfants. C’est un investissement pour leur avenir.

Il y a une nécessité de formation obligatoire sur les traumas et leurs impacts dans les cursus académiques pour les professionnel·les de toutes catégories : santé et services sociaux, sécurité publique, milieu judiciaire et carcéral, milieu scolaire. Implanter un modèle de pratique sensible aux traumas, ajouter des activités de groupe, des ateliers pour outiller les gens et leur redonner le pouvoir sur leur destinée. Faire en sorte que, socialement, on mise sur la bienveillance des un·es envers les autres, et dans les relations de travail aussi, car ce sont des milieux parfois difficiles, qui ont un impact sur la santé mentale des travailleurs·euses. Il y a parfois même des psychologues qui viennent à la formation trauma, et qui me disent : « nous, dans notre cursus académique de psychologue, on n’est pas si bien formé·es que ça en trauma, on est obligé·es d’aller chercher des formations en continu pour se sentir outillé·es ». Dans ma propre formation d’infirmière, on ne m’a jamais parlé de trauma. Il y a aussi des travailleurs·euses sociaux·ales qui le disent.

Dans les établissements comme ici, on n’a pas tant de flexibilité pour innover dans ce qu’on peut mettre en place comme service. Moi, je rêve d’un CLSC qui pourrait mettre en place du yoga, des exercices de libération du stress, des tensions et des traumas6, de l’art thérapie, de la zoothérapie ou d’autres approches, pour qu’on puisse arrêter d’être tout le temps dans l’intervention individuelle, d’avoir dix rencontres pour régler un problème qui dure depuis trente ans, et juste permettre aux gens de se reconnecter, de se sentir bien.

Ce sont elles et eux qui vont la réparer, leur vie. Nous, on peut créer les conditions pour qu’ils et elles puissent reprendre le contrôle. On ne répare la vie de personne, ce n’est pas notre rôle et ce n’est pas non plus ce qui est souhaité par les gens. Mais est-ce qu’on pourrait favoriser les conditions pour qu’ils et elles puissent s’épanouir? Il me semble que la société serait plus en santé, si on s’y mettait tous et toutes ensemble.

Notes

  1. Le Projet Chez soi a été mis sur pied en 2009 par la Commission canadienne de la santé mentale, en collaboration avec le CSSS Jeanne-Mance, l’Institut universitaire Douglas et le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). Durant quatre ans, il visait à évaluer un type d’intervention mettant l’accent sur un suivi clinique soutenu et un accès rapide au logement, auprès de personnes en situation d’itinérance vivant avec un trouble de santé mentale. Pour en savoir plus, voir Champagne et Godrie (2009).
  2. L’entrevue présentée dans ces pages a été préparée et menée par Lisandre Labrecque-Lebeau et Tiphaine Barrailler. Le texte a été rédigé par Chloé Couvy, secrétaire de rédaction à la Revue du CREMIS.
  3. Depuis plusieurs années, le CREMIS héberge la formation Traumas complexes et populations vulnérabilisées : redéfinir nos pratiques d’accompagnement offerte par Nancy Keays. Cette formation s’adresse à toutes les personnes travaillant au sein des réseaux communautaires, de la santé, des services sociaux, de la sécurité publique et du milieu judiciaire. Elle a pour objectif de mieux comprendre le phénomène du trauma et ses conséquences, de cerner le sens et les fonctions des comportements adaptatifs, d’identifier les principes d’une pratique sensible au trauma et de dégager des pistes concrètes pour réaliser des interventions simples et efficaces. Pour en savoir plus : https://cremis.ca/publications/articles-et-medias/formation-traumas-complexes-et-populations-vulnerabilisees-redefinir-nos-pratiques-daccompagnement
  4. À ce propos, voir Reinders et Veltam (2021).
  5. Pour une moyenne de 11 à 13 ans. À ce propos, voir Matthess et Dellucci (2011).
  6. En anglais tension and trauma releasing exercises (TRE).

Références

Champagne, J. et Godrie, B. (2009). Santé mentale et itinérance : de la rue au Chez-soi, Revue du CREMIS, 2(4), 39-43. https://cremis.ca/publications/articles-et-medias/sante-mentale-et-itinerance-de-la-rue-au-chez-soi

Matthess, H. et Dellucci, H. (2011). Chapitre 24. Théorie et diagnostic de dissociation structurelle de la personnalité. Dans R. Coutanceau et J. Smith, Violence et famille : Comprendre pour prévenir (p. 239-256). Dunod. https://doi.org/10.3917/dunod.couta.2011.01.0239

Reinders, A. A. T. S. et Veltman, D. J. (2021). Dissociative identity disorder: out of the shadows at last? The British Journal of Psychiatry, 219(2), 413–414. https://doi.org/10.1192/bjp.2020.168