L’organisation communautaire au Québec et à Barcelone : un nouvel éclairage

En collaboration avec Marta Llobet Estany, professeure en travail social, Université de Barcelone, membre collaboratrice du CREMIS.

En Espagne, depuis 2008, on assiste à une franche régression de l’État social. Alors que les inégalités sociales s’accentuent, des mouvements sociaux et des initiatives privilégiant une approche collective des problèmes sociaux prennent le relai de cet État social défaillant (Cabrero, 2008). Au Québec, la mise en place de restrictions budgétaires au sein du réseau de la santé et des services sociaux soulève de vives inquiétudes chez les organisateurs communautaires qui envisagent une mutation de leur contexte de travail (Leclercq, 2014a; Lachapelle et Bourque, 2010; Favreau et Hurtubise, 1993). Dans un contexte où les politiques sociales dans les deux pays ont tendance à individualiser les pratiques d’intervention, l’organisation ou le travail communautaire met plutôt de l’avant des approches collectives, d’où l’intérêt de regarder de plus près ces pratiques et leur impact actuel et potentiel sur les inégalités sociales dans le cadre d’un État social en pleine reconfiguration.

C’est dans ce contexte, et dans le cadre d’une entente de collaboration signée entre l’Université de Barcelone et le CREMIS, qu’un programme de recherche est en phase de démarrage. Celui-ci porte sur la reconfiguration de l’État social en Catalogne et au Québec, et sur l’impact des pratiques de «travail communautaire» (Catalogne) ou d’«organisation communautaire» (Québec) sur les inégalités sociales, tout particulièrement dans le champ de l’habitation et de l’aménagement urbain. Le programme inclut trois volets interreliés : 1) la réalisation d’études de cas portant sur deux projets d’aménagement, l’un à Barcelone et l’autre à Montréal; 2) l’établissement de « cartographies » de pratiques en organisation/travail communautaire dans le champ de l’habitation et de l’aménagement, et ce dans les deux villes; et 3) l’élaboration d’indicateurs pour évaluer l’impact des pratiques étudiées sur les inégalités sociales.

Ce programme s’inscrit dans la prolongation de travaux préliminaires mettant en lien chercheurs et organisateurs/travailleurs communautaires à Montréal et à Barcelone. Ces recherches et échanges ont permis de dresser un cadre contextuel de l’organisation communautaire au Québec (Leclercq, 2014) et de mettre en place des ateliers de travail permettant de relever le point de vue de différents acteurs concernés dans les deux villes : organisateurs/travailleurs communautaires, gestionnaires, partenaires communautaires et chercheurs. Connaitre ce qui se fait ailleurs est en soi source d’inspiration et de renouvèlement de pratiques. Pour les milieux de pratique en Catalogne et au Québec, les résultats de ce programme de recherche permettront d’affiner la réflexivité dans les pratiques, contribueront à repenser les pratiques ou à les mettre en valeur, ainsi qu’à enrichir la formation universitaire dans les deux pays.

Reconfigurations

Si l’organisation communautaire est, dans la littérature, davantage traitée du point de vue du travail social (Baillargeau, 2007), l’approche sociologique est privilégiée dans ce programme. En outre, mis à part quelques comparaisons internationales ou pancanadiennes concernant le développement des communautés (Letellier et Bourque, 2013) ou le « community development » (Pierce et Dale, 2000), les analyses ont tendance à demeurer au niveau local ou régional. Dans notre programme, nous comparerons le travail communautaire en Catalogne, qui se veut à la fois un référent méthodologique de l’intervention sociale, un processus organisationnel visant le développement social et une pratique organisationnelle impliquant la population (Barbero, Cortès, 2005), et l’organisation communautaire en CSSS au Québec.

L’accent est mis sur la reconfiguration de l’État social dans les deux pays. Depuis 2007, l’Espagne subit une récession économique entrainant une extension de la précarité sociale (Laparra, Navarro et Eransus, 2010). La perte de confiance envers les institutions va de pair avec la réinvention de formes de solidarité et de créativité sociales, notamment dans le champ de l’habitation (Frotiée, 2013, Llobet Estany, 2006, 2007). L’étude de cas qui se fera dans le cadre de ce programme à Barcelone, ainsi que la cartographie des pratiques en travail communautaire, se situent au cœur de ces changements et permettront d’observer de près le rôle des travailleurs communautaires.

Au Québec, le rôle des organisateurs communautaires a fortement évolué depuis la création des Centres locaux de services communautaires (CLSC) en 1972 (Leclercq, 2014a; Lachapelle et Bourque, 2010). La création des Centres de santé et de services sociaux (CSSS) en 2004 marque un tournant important, particulièrement en ce qui concerne la formalisation des pratiques (Bourque et Lachapelle, 2010). Celles-ci semblent de plus en plus balisées par un paradigme de santé publique et par la «nouvelle gestion publique» (Turcotte et Bastien, 2010; Larivière, 2005). L’organisation communautaire en CSSS se situe au cœur de paradoxes, de tensions et de logiques contradictoires (Leclercq, 2014). Elle est, par exemple, censée agir sur les déterminants sociaux de la santé et les causes des problèmes sociaux, alors que l’action publique se contente d’en gérer les conséquences. L’étude du cas effectué à Montréal et la cartographie des pratiques permettront de voir l’organisation communautaire à l’œuvre, tout en contribuant – avec le cas catalan – au développement d’indicateurs d’impact dans un domaine d’intervention qui se prête difficilement à l’évaluation.

Études de cas

Le cas choisi à Barcelone est un ancien site industriel occupé et géré collectivement par des habitants du quartier sur une base autogérée. Le bâtiment héberge, entre autres services, une bibliothèque sociale, un espace polyvalent de réunion, un auditorium, des ateliers d’arts plastiques, scéniques et audiovisuels et des espaces d’exposition. D’autres projets en construction visent à répondre aux besoins du quartier en matière d’équipements, de logements et de zones vertes. Nous regarderons de près les rapports entretenus entre ce collectif et les travailleurs communautaires œuvrant au sein des services sociaux municipaux.

Du côté de Montréal, l’étude de cas portera sur une ancienne église reconvertie en un centre à vocation sociale, communautaire et d’habitation communautaire. Le projet de conversion est porté par plusieurs organismes communautaires ou culturels copropriétaires offrant, à travers leurs missions respectives, différents services à la population, dont des services d’accueil, de centre de jour, d’employabilité et d’hébergement. Un organisateur communautaire du CSSS a soutenu le développement de ce projet. Des personnes fréquentant les différents points de service seront interrogées sur leur expérience de l’intervention sociale et son impact sur leur trajectoire de vie. Pour ces deux cas, nous verrons de quelle manière ces projets ont eu un impact sur les inégalités sociales et de quelle façon les organisateurs ou travailleurs communautaires y ont contribué.

Les territoires où sont situés les deux cas étudiés sont marqués par les inégalités sociales. Intervenant au cœur de grands centres métropolitains, les intervenants sont confrontés aux problèmes complexes des centres-villes, exacerbés, dans le cas de la Catalogne, par la crise économique en cours (Montaner, 2014, Llobet Estany, 2010, 2014). Dans les deux villes, nous réaliserons des entretiens semi-dirigés auprès d’organisateurs/travailleurs communautaires impliqués dans le champ de l’habitation et de l’aménagement. Quelle est la spécificité de leur approche par rapport à d’autres modes d’intervention? Quels outils sont à leur disposition pour agir sur les inégalités sociales? Comment envisagent-ils l’impact de leurs pratiques en termes d’inégalités sociales?

Des groupes de discussion seront organisés à Barcelone et à Montréal dans le but de réfléchir à l’impact des pratiques professionnelles sur les inégalités sociales. Au-delà d’un souci de réflexivité, c’est le développement d’indicateurs et de leur applicabilité dont il sera question. Seront intégrés à ces discussions les résultats en cours d’élaboration provenant des deux autres volets du programme, permettant d’ancrer les discussions dans les études de cas analysés et les exemples provenant de l’analyse cartographique.

Analogies

En prenant comme cas d’étude deux pays différents, nous pourrons répondre à certaines faiblesses identifiées dans la littérature quant à la théorisation de l’État social. À cet égard, Lessenich (1996) considère que la théorisation classique d’Esping Andersen (1999) avec ses trois régimes-types «social-démocrate» (Scandinavie), libéral» (États-Unis, Grande-Bretagne) et «corporatiste-conservateur» (France et Allemagne) ignore certains modes d’intervention développés ailleurs, notamment en Espagne. À ce titre, la comparaison Catalogne/Québec offre des analogies intéressantes. Il s’agit d’États sociaux régionaux ou provinciaux auxquels les gouvernements centraux ont transféré une grande partie de leurs prérogatives, notamment en santé, dans le domaine social et en éducation. Les régimes d’assurance sociale sont aussi partagés entre les deux niveaux de gouvernement dans les deux cas. Au niveau sociohistorique, on retrouve, dans les deux cas, un déploiement relativement tardif de l’État social, le rôle central de l’Église catholique, des mouvements indépendantistes et des enjeux culturels et linguistiques comparables.

L’approche sociologique proposée quant à l’organisation/travail communautaire et son impact sur les inégalités sociales permettra également de jeter un nouvel éclairage sur ces pratiques. Depuis plusieurs décennies, les pratiques des organisateurs communautaires font l’objet d’une littérature alimentée par des praticiens soucieux de prendre du recul par rapport à leurs pratiques et par des universitaires proches du terrain (Baillergeau, 2007). Il est alors parfois difficile de distinguer la définition de l’organisation communautaire d’une volonté de légitimation de pratiques d’intervention. Tout en reconnaissant la pertinence de ces travaux pour comprendre la genèse et la pluralité des pratiques en organisation communautaire, notre apport sera de proposer des outils et des concepts sociologiques qui leur seront complémentaires, d’autant plus utiles que les contextes mouvants en Catalogne et au Québec peuvent donner lieu à des situations inédites sur le plan du renforcement des inégalités sociales.

Impacts

Par reconfiguration de l’État social, nous nous référons à la notion de « configuration » élaborée par Norbert Elias (1987). L’État social ne serait pas une substance, mais plutôt un réseau complexe et enchevêtré d’interdépendances. Suivant Castel (1995) le terme « État social » est préféré à celui d’« État providence », ce dernier étant trop associé à la notion de charité. Dans l’optique de Castel, l’État social regrouperait l’ensemble des interventions étatiques visant un « bien-être » social au sein d’une population. Cela peut recouvrir aussi bien les politiques de soutien au revenu ou à l’emploi, de santé, d’éducation ou tout ce qui a trait aux politiques sociales. Nos travaux précédents ont montré que l’État social peut (re)produire des inégalités sociales au sein de certains dispositifs (Leclercq, 2007, 2009, 2010, 2013).

«Agir sur les déterminants sociaux de la santé » ou « lutter contre la pauvreté ou l’exclusion » sont autant de catégories d’action publique qui, dans la pratique, n’enraient pas forcément les inégalités sociales contre lesquelles on est censé lutter. Celles-ci sont dues aux structures de la société s’inscrivant dans un ordonnancement économique et social complexe et de plus en plus globalisé. Au-delà de leur dimension matérielle, les inégalités sociales ont une dimension relationnelle. Elles sont produites dans le cadre de rapports de genre, de classe, d’ethnicité ou d’âge, entre autres (Bilge, 2011; Dorlin, 2009; Pfefferkorn, 2007; Fassin, 2006; Poiret, 2005; Juteau, 1994; McAll, 1990; Guillaumin, 1972). Les inégalités sociales peuvent se mettre en place à travers la stigmatisation (projection de traits négativement connotés) ou des pratiques discriminatoires fondées sur des catégories d’appartenance réelles ou supposées. L’impact des pratiques des organisateurs ou travailleurs communautaires (et de l’État social) sur les inégalités sociales veut dire ainsi l’impact sur les conditions matérielles de vie, mais aussi sur les rapports sociaux producteurs de ces conditions.