À propos du livre de Vincent Dubois, Contrôler les assistés. Genèse et actualité d’un mot d’ordre, Paris, Raisons d’agir, 2021.
Les travaux de Vincent Dubois, menés depuis les années 1990 sur les caisses d’allocation familiale (Caf), en France, permettent de saisir l’État en actes, ou ce que l’auteur a nommé « La vie au guichet » (Paris, Points-Seuil, 2015). Dans son dernier livre, Contrôler les assistés. Genèse et actualité d’un mot d’ordre (Paris, Raisons d’Agir, 2021), l’auteur prolonge ses réflexions en centrant spécifiquement son analyse sur les pratiques de contrôle des allocataires de prestation sociale. Il décrypte l’émergence d’une « politique de contrôle » qui, depuis le milieu des années 1990, ne cesse de se durcir. Le texte qui suit est la version retravaillée, par l’équipe de rédaction du CREMIS, d’un entretien que l’auteur nous a accordé sur cette politique de contrôle, son histoire, sa mise en œuvre et ses effets sur les populations les plus précaires1.
Dans l’aide sociale comme ailleurs, le contrôle est inséparable du travail bureaucratique. Par exemple, le versement des prestations sociales a toujours été assorti d’une vérification a priori et a posteriori. Mais on observe un renforcement de ce contrôle, notamment dans l’administration sociale, et l’établissement de ce que j’appelle les spirales de la rigueur. C’est-à-dire, une dynamique qui conduit à la surenchère politique ou technique vers toujours plus de contrôle et à minorer les voix qui, sans même être discordantes, appellent à plus de mesure ou mettent en cause les possibles effets pervers d’une telle tendance.
Ce qui change progressivement, surtout à partir du milieu des années 1990, c’est d’abord le regard porté sur ces vérifications. Jusqu’alors considérées comme peu importantes, voire, au sein des administrations sociales, comme un « sale boulot », elles sont désormais promues et valorisées. On constate en parallèle l’affaiblissement des positions critiques à l’égard de cette orientation. Non pas que tout le monde s’y soit rallié, mais à tout le moins ces positions critiques sont de moins en moins dicibles et, lorsqu’elles s’expriment, de moins en moins audibles. Les quelques prises de position politiques, à gauche, ou les formes de résistance plutôt faibles et peu organisées au sein des administrations, du côté des travailleuses et travailleurs sociaux par exemple, les mobilisations d’organisations caritatives ou de défense des populations précaires : tout cela existe, mais fait peu de poids par rapport à l’ensemble des processus en sens contraire qui, depuis maintenant près de trois décennies, ont imposé le contrôle comme mot d’ordre. Or, ce sont essentiellement les populations précaires qui font les frais de ces évolutions.
Coordonner, planifier, mesurer
Depuis les années 1990, les vérifications deviennent les éléments d’une politique d’ensemble, pensée, organisée et revendiquée comme telle. Désormais on coordonne, on planifie, on fixe des objectifs, on mesure les résultats, on les communique. On consolide l’arsenal juridique et technique, on forme les agents et agentes, on établit des procédures. Ce processus va de pair non seulement avec des contrôles plus efficaces et plus étendus, mais aussi plus sévères, ce qui conduit à des sanctions plus dures.
Pour mieux comprendre ces évolutions structurelles des politiques sociales et leurs caractéristiques, j’ai étudié les interactions entre l’administration sociale et son public, dont les relations de guichet sont emblématiques. Traditionnellement, en France et dans d’autres pays européens, le système assurantiel couvre des risques considérés comme collectifs, en contrepartie de cotisations sociales, payées par les travailleuses et les travailleurs. Les allocations sont versées à des « ayants-droits », reconnus sur la base de statuts légaux fondés sur des catégories collectives formelles. Ce mode de fonctionnement a progressivement été remis en cause par des politiques sociales plus individualisantes et responsabilisantes. Aujourd’hui, l’admissibilité aux aides dépend plutôt de critères individuels de fait, comme les sources de revenus ou la situation familiale, que l’on doit établir et vérifier. On ajuste des contrats individualisés comportant des exigences et on s’assure que les allocataires les respectent.
C’est cette transformation qui rend l’interaction entre le public et le personnel administratif si importante. Leur rencontre n’est plus seulement une routine administrative, mais un moment où on qualifie les situations, on examine les demandes, on évalue les besoins et où, parfois, on juge les comportements des demandeuses et des demandeurs. L’interaction devient alors stratégique : selon ce qu’une personne fait et dit, comment elle présente sa situation, elle pourra être acceptée ou refusée à un programme.
Les programmes dits d’« activation », par exemple, conditionnent le versement d’une prestation à une attitude active de la part des bénéficiaires pour sortir de leur condition de receveuses et receveurs qualifiés de « passifs ». C’est-à-dire que, pour recevoir une aide financière, il devient nécessaire de répondre à une exigence de formation ou de recherche d’emploi, par exemple. C’est finalement le personnel administratif qui évaluera la situation, et décidera si leur demande respecte ou non les critères d’admissibilité à la prestation.
Contrairement à des cas comme celui des États-Unis qui, pour le dire vite, ont toujours été plus proches d’un modèle de charité publique que les pays européens, c’est donc un effet des transformations des politiques sociales qui, en retour, permet de révéler la double face d’accompagnement et de contrainte de ces politiques tout comme la dimension « stratégique » des interactions au guichet.
Prédire le risque
De nouveaux changements apparaissent au début des années 2010, avec l’intégration de l’intelligence artificielle dans les méthodes de contrôle. On a commencé à établir un « score de risque », qui permet de sélectionner les cas dans lesquels une erreur a statistiquement le plus de chances d’intervenir. Cet outil est devenu le principal mode de déclenchement des contrôles, notamment sous la forme à la fois la plus traditionnelle et la plus intrusive du contrôle à domicile.
Cet outil statistique fonctionne grâce à des algorithmes, fondés sur des corrélations entre des facteurs comme la situation familiale, le montant du loyer, ou le niveau de revenu, pour calculer la probabilité d’une erreur. Cette technique dite de data mining est aujourd’hui bien connue pour son utilisation massive de « statistique prédictive » (Harcourt, 2007). Les travaux d’Alain Desrosières visent à montrer les correspondances entre les outils statistiques et les philosophies sociales qui les sous-tendent (Desrosières, 2008). Je m’en suis inspiré pour essayer de montrer comment cette technologie sert d’instrument de « maîtrise des risques ». Je montre aussi, plus généralement, que ces outils sont l’incarnation technique d’un mode de pensée qui cherche la cause des problèmes dans les comportements individuels, puisque l’unité d’observation du data mining ce sont les individus, et non des groupes ou des catégories collectives.
Or, cette statistique prédictive tend à « cibler » davantage, même involontairement, les populations les plus précaires. Sans entrer dans le détail technique, elle concentre l’attention sur les cas instables, les situations complexes, celles dans lesquelles les règles sont difficiles à appliquer de manière standardisée, mais aussi sur les prestations dont l’octroi repose sur des critères plus nombreux. Autant de caractéristiques associées à ces populations.
En parallèle de ce durcissement du contrôle des prestations sociales, le contrôle fiscal s’assouplit, tout particulièrement pour les entreprises et les contribuables les plus riches. On a là une première illustration d’une gestion de plus en plus différentielle des illégalismes, pour paraphraser Foucault (1975). Ces différenciations sociales se rejouent au sein de la population des allocataires, car ce sont les plus précaires d’entre elles et eux qui sont les plus surveillés et les plus punis. Ce n’est pas imputable au fait qu’ils et elles tricheraient plus que les autres, mais à la fois à des stratégies politiques, à leur situation plus complexe et changeante et donc potentiellement davantage source d’erreurs, au type et au nombre de critères utilisés pour les prestations qui leur sont destinées, ou encore aux effets des techniques algorithmiques de détection des cas dits « à risques ».
Non-recours
Je pose l’hypothèse que cette politique de contrôle, et son intensification auprès des personnes les plus précaires, pourrait faire en sorte que celles-ci ne demandent pas les services ou les prestations pour lesquelles elles se qualifient. C’est ce qu’on appelle le non-recours. Les travaux sur la question montrent que les démarches administratives sont perçues comme des épreuves pénibles et que les aides ou les services auxquels on pourrait prétendre sont associés à des formes de stigmatisation sociale. Il y a alors plus de chances que les personnes refusent d’en faire la demande, ou abandonnent leur demande.
Le terme d’« assisté », et celui d’« assistanat » qui lui est associé, sont devenus très présents dans le débat public en France depuis la seconde moitié des années 1990. Ils sont utilisés avec une très forte connotation péjorative pour dénoncer les « dérives » des politiques sociales qui encourageraient la paresse et pour stigmatiser celles et ceux qui préfèreraient vivre des allocations plutôt que de travailler2. Ce terme est central dans le traitement public des questions de contrôle et de ce qu’on appelle la « fraude sociale ».
La figure du fraudeur est en effet construite comme l’aboutissement de « l’assistanat », elle-même opposée à la « valeur travail » qu’il s’agit de promouvoir. À l’identité sociale négative d’une personne qui ne tra-vaille pas, est incapable de subvenir à ses besoins, profite de la générosité publique et donc du travail des autres, s’ajoute la figure moralement répré-hensible du tricheur, de celui ou celle qui abuse. Les procédures de contrôle sont, en ce sens, potentiellement porteuses de stigmatisation, en plus d’être parmi les formes les plus éprouvantes que peut prendre le traitement administratif.
D’ailleurs, des travaux américains ont montré que cela pouvait être une stratégie explicite visant à dissuader les personnes potentiellement bénéficiaires de demander l’aide à laquelle elles pourraient prétendre (Gilliom 2001). Je n’ai pas de réponse précise dans le cas que j’ai étudié, mais je pense au moins pouvoir dire que la question mérite d’être posée.
Orientations
Même si mon approche est critique, je me suis efforcé de ne pas chercher à noircir le tableau ou à produire des effets de dramatisation ou d’indignation faciles. C’est la raison pour laquelle j’insiste sur le fait que la nette tendance au durcissement du traitement public des populations précaires n’équivaut pas à un basculement dans la coercition totale.
Sauf dans de rares cas, les contrôleuses et contrôleurs ne font pas ce métier par prédisposition autoritaire, pour répondre à des pulsions punitives ou une idéologie hostile aux pauvres. Ils et elles s’engagent dans cette voie plutôt en fonction de logiques de carrière, dans un espace des possibles professionnels souvent très limité, parce que le métier peut constituer une promotion, une organisation plus indé-pendante de son travail et aussi, c’est très important, un métier intéressant d’investigation qui contraste avec le caractère répétitif du travail de bureau.
Leur orientation croissante vers la détection de la fraude, et une plus grande sévérité dans leur jugement, tient donc moins aux contrôleuses et contrôleurs eux-mêmes qu’à l’évolution du système de contraintes dans lequel ils et elles s’intègrent. L’assignation d’objectifs en termes de nombre de contrôles et de cas de fraude, la mesure en continu des performances individuelles, la réorientation des politiques de contrôle vers une sévérité accrue ont indéniablement affecté leurs pratiques.
Dans le même temps, la précision des règles, la standardisation des procédures et des dispositifs techniques, comme les outils d’aide à la décision, ont conduit à réduire leurs marges de manœuvre, même si elles n’ont pas entièrement disparu. Dans certains cas, le personnel administratif peut moins se focaliser sur la fraude, mais jamais jusqu’à fermer les yeux sur des situations de non-conformité aux règles, comme ce que je pouvais observer lors de mes premières enquêtes au début des années 2000. Et ces marges de manœuvre sont très loin de fonder un contre-modèle professionnel, qui renouerait par exemple avec un objectif conjoint de contrôle et d’information sur les droits, comme cela a pu être (timidement) porté institutionnellement par le passé.
C’est pour la même raison que je suis très prudent quant aux rapprochements trop rapides avec les États-Unis. Certes, on observe des processus parfois très comparables, comme la constitution des « assistés qui abusent » en un thème politique et médiatique dès le milieu des années 1960 aux États-Unis, qui se manifeste également en France une trentaine d’années plus tard. Un autre exemple est celui de l’apparition des techniques managériales comme cheval de Troie des technologies de surveillance. C’est le cas de l’importation du « quality control » du privé vers les admi-nistrations sociales dans les années 1980 aux États-Unis qui, de la vérification de la conformité des procédures, se sont tournées vers la vérification des déclarations et situations des récipiendaires d’aide sociale (Brodkin, 1986). C’est le cas également de la « maîtrise des risques », venant du monde des assu-rances privées, qui d’un principe général d’organisation, s’est en fait focalisée sur la lutte contre la fraude aux prestations sociales dans les organismes sociaux depuis les années 2010 en France.
Cependant, on demeure très loin en France de ce que Loïc Wacquant ou Kaaryn Gustafson ont décrit comme une « criminalisation de la misère » (Wacquant, 2009; Gustafson, 2011). Car aux États-Unis, non seulement les pratiques de surveillance sont plus violemment inquisitoriales, mais la pénalisation et le recours à l’emprisonnement comme mode de gouvernement des pauvres sont des tendances avérées, sans commune mesure avec ce qu’on observe en France. Le niveau de protection assuré aux populations démunies, notamment, reste très nettement plus élevé en France, même s’il est menacé et remis en cause, que les allocations sont parfois réduites et que leurs conditions d’attribution sont souvent durcies.
Notes
- L’entretien a été réalisé par Catherine Charron, Jean-Baptiste Leclercq, Dahlia Namian et Nicolas Sallée, à la suite d’un séminaire organisé au CREMIS, le 27 mai 2021, autour de la publication du livre : https://www.cremis.ca/evenements/controler-les-assistes/. Le texte a été retravaillé par Chloé Couvy et Stéphane Handfield.
- Ça n’est évidemment pas dans ce sens que je parle d’assistés dans le titre de mon livre. Je me réfère à la définition des « pauvres » comme groupe social qu’a proposée le sociologue Georg Simmel, qui les envisage non à partir de leurs conditions matérielles (comme le niveau de ressources), mais à partir du type de rapport social dans lequel les individus sont pris. Il s’agit en l’occurrence de la relation d’assistance, qui les construit comme destinataires potentiels d’un secours public (Simmel, 1908). « Assistés » est en ce sens un quasi-synonyme de « pauvres ».
Références
Brodkin, E. Z. (1986). The False Promise of Administrative Reform. Implementing Quality Control in Welfare. Temple University Press.
Desrosières, A. (2008). Gouverner par les nombres : L’argument statistique II. Presses des Mines.
Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Naissance de la prison. Gallimard.
Gilliom, J. (2001). Overseers of the Poor: Surveillance, Resistance, and the Limits of Privacy. University of Chicago Press.
Gustafson, K. S. (2011). Cheating Welfare: Public Assistance and the Criminalization of Poverty. New York University Press.
Harcourt, B. E. (2007). Against Prediction: Profiling, Policing, and Punishing in an Actuarial Age. University of Chicago Press.
Simmel, G. (1998[1908]). Les pauvres. Presses universitaires de France (PUF).
Wacquant, L. J. D. (2009). Punishing the Poor: The Neoliberal Government of Social Insecurity. Duke University Press.
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- Vincent Dubois
- Catherine Charron
- PhD, Histoire, Université Laval
- Chloé Couvy
- Stéphane Handfield
- Professionnel de recherche, CREMIS