Le recyclage informel et la coopérative Les Valoristes : récupération et reconnaissance

À Montréal, plusieurs centaines d’individus ramassent les contenants consignés (bouteilles, canettes et autres) dans les poubelles et dans les bacs de recyclage. Cette forme de travail informel, souvent invisible, permet à ces personnes de survivre, malgré des revenus inadéquats provenant de l’aide sociale ou, de plus en plus fréquemment, du travail précaire. Les récupérateurs font habituellement du porte-à-porte, fouillant les bacs de recyclage et les poubelles, pour ensuite retourner leur collecte chez certains détaillants, principalement les épiceries, afin d’obtenir le montant de la consigne. Ce type de travail de récupération et de recyclage informel est présent un peu partout dans le monde, et peut prendre plusieurs formes. Il concerne habituellement les parties les plus marginalisées de la population urbaine et permet à des milliers d’individus de survivre en marge des emplois formels.

En 2012, un groupe de récupérateurs a fondé la Coopérative les Valoristes, qui vise à offrir un service de retour de meilleure qualité aux travailleurs en organisant un centre de dépôt où ils peuvent rapporter leurs contenants plus facilement que chez les détaillants. De plus, la coopérative assure aux récupérateurs une représentation politique et une voix dans l’élaboration des politiques publiques et des politiques de consigne. Au courant de l’été 2014, nous avons réalisé une étude exploratoire au centre de dépôt temporaire de la coopérative, en faisant une cinquantaine d’entrevues semi-dirigées réalisées auprès de  « clients », membres ou non, utilisant les services de la coopérative. Cette étude, commandée par la coopérative elle-même, visait à la fois à tracer un portrait général des personnes rejointes par la coopérative, mais aussi à obtenir son point de vue sur l’amélioration possible des services et de la politique de consigne de manière plus générale.

Seront présentés ici le portrait des récupérateurs rencontrés, ainsi que les différents types de parcours de vie qui en émergent. Nous aborderons ensuite la question du statut accordé au travail de récupération et ce que statut implique en termes d’organisation collective et de représentation.

Portrait

Au premier abord, la population des récupérateurs semble relativement homogène, notamment en termes d’âge, de genre et d’origine ethnique. La majorité des récupérateurs rencontrés sont d’origine québécoise ou canadienne et ont le français comme langue maternelle. Plus de la moitié dépassent les 50 ans et le tiers a plus de 55 ans. Notre étude reste ainsi circonscrite à un groupe plutôt restreint de travailleurs, principalement des hommes blancs francophones habitant les quartiers situés au sud de Montréal.

Nous n’avons pu rencontrer que 5 femmes lors de nos entretiens, contre 45 hommes, et ce malgré le fait que nous avons sélectionné le plus de femmes possible parmi les personnes qui utilisent le centre de dépôt. Cette sous-représentation des femmes dans la coopérative n’est pas un signe de leur non-participation au recyclage informel de manière plus large. Plusieurs récupérateurs nous ont rapporté l’existence de groupes de femmes, souvent immigrantes (d’origine asiatique ou maghrébine pour la plupart), travaillant dans certains quartiers de Montréal et ne se mêlant pas aux autres récupérateurs. Il serait nécessaire d’étudier davantage la réalité des autres récupérateurs pour tracer un portrait plus global du travail informel de recyclage à Montréal.

Pour beaucoup de récupérateurs rencontrés, le vieillissement a apporté une forte précarité en matière d’emploi, particulièrement pour les individus issus de milieux défavorisés et ayant toujours eu des emplois instables ou atypiques. Selon eux, peu d’entreprises souhaitent engager des travailleurs de leur âge, leur préférant des travailleurs plus jeunes. La multiplication des problèmes de santé est un autre facteur pouvant expliquer l’impossibilité pour ces travailleurs de trouver un emploi stable. Les récupérateurs sont souvent dans une situation de revenus précaires. Si la plupart (76%) disposent d’un logement au moment de l’entrevue, bon nombre d’entre eux, soit près de 60%, ont déjà connu des situations d’itinérance de plus ou moins longue durée.

Parcours

C’est en étudiant les parcours scolaires et professionnels des récupérateurs que nous pouvons remarquer l’hétérogénéité de leurs expériences. Nous avons identifié quatre types de parcours qui permettent de comprendre les trajectoires de précarité ayant mené à l’intégration dans le travail de récupération informelle. Il s’agit ici de parcours « types » et non d’une classification permettant de rendre compte en détail de chaque parcours individuel.

Un premier type de trajectoire correspond aux individus qui possèdent soit un DEC technique (12%) ou un DEP (8%), soit un cours spécialisé dans des domaines divers comme la mécanique, la cuisine ou la coiffure. Les parcours de ces travailleurs sont souvent marqués par une intégration stable en emploi de longue durée, assortie de bonnes conditions d’emploi et d’une stabilité de revenu. Des épisodes de rupture menant à la précarité en termes de revenu, ont néanmoins marqué leur parcours. Pour plusieurs, ces ruptures sont issues de problèmes de santé majeurs, provoquant un arrêt de travail temporaire ou la perte de leur emploi. La plupart ont alors dû s’engager dans de longs recours les opposant à la CSST ou à leur employeur, afin de recevoir des indemnités compensant la perte de leur revenu. Ces travailleurs se sont alors tournés vers la récupération informelle afin de subvenir à leurs besoins, en attendant d’avoir accès à leurs indemnités.

Pour certains, cette période d’inactivité prolongée a mené à d’autres problèmes (alcoolisme, dépendance, dépression, etc.) rendant difficile leur réinsertion sur le marché du travail. La plupart, qu’ils soient considérés aptes au travail ou non, se voient ainsi exclus du marché de l’emploi. La récupération informelle des contenants devient leur seule manière de conserver un revenu minimalement adéquat, l’aide sociale ou l’assurance-emploi étant insuffisantes pour combler leurs besoins. Pour reprendre les mots d’un des répondants, la récupération informelle leur permet de « rester accrochés » et de ne pas tomber dans l’itinérance, la mendicité ou la criminalité.

D’autres récupérateurs n’ont pas terminé leurs études secondaires ou n’ont pas reçu d’éducation post-secondaire ou spécialisée. Ce deuxième type de parcours correspond à environ 40% des personnes rencontrées. Leur trajectoire professionnelle est marquée par une grande instabilité. Ils ont souvent alterné entre des contrats précaires au bas de l’échelle (travail en usine ou en cantine, livraison), des contrats « au noir » et des périodes de chômage et d’aide sociale. Pour ces individus, la collecte de contenants consignés devient une manière de complémenter l’aide sociale, souvent décriée comme insuffisante, et de conserver une certaine stabilité de revenu malgré l’instabilité de leurs parcours de travail. Leur objectif n’est donc pas tant de « rester accroché » que de survivre, la récupération informelle prenant la même forme que les autres emplois instables qu’ils ont occupés toute leur vie.

Un troisième type de parcours scolaire et professionnel émerge des entrevues. Il correspond aux individus possédant un baccalauréat ou des études de deuxième ou troisième cycles universitaires, 12% des répondants appartenant à cette catégorie. Les domaines étudiés sont diversifiés, allant des arts et lettres à la médecine, en passant par la biochimie et le droit. Bien que certains d’entre eux aient aussi connu des problèmes de santé majeurs leur ayant fait perdre des emplois stables et bien payés, la majorité sont encore en emploi, mais occupent des emplois atypiques ou précaires. Il peut s’agir, par exemple, de suppléance en enseignement, de contrats à la pige, de création artistique ou de travail autonome. Pour ces individus, la récupération des contenants consignés est une manière de stabiliser leur revenu dans les périodes creuses, tout en gardant une part de flexibilité leur permettant de s’adapter à des horaires fluctuants.

Finalement, un quatrième type de parcours est celui d’individus marqués par la criminalité – 12% des personnes interviewées définissant leur parcours en fonction de leur implication dans les milieux criminels. Pour ces individus, la collecte de contenants consignés est une manière de travailler légalement, tout en changeant leur mode de vie et leur cercle social. La plupart n’ont plus de contact avec les milieux criminels ou souhaitent s’en dissocier, mais ont de la difficulté à se trouver du travail, vu leur manque d’expérience légale et leur dossier criminel.

Liberté et informalité

C’est l’informalité de cette activité, impliquant une liberté d’horaires et de travail, mais aussi une absence de cadre strict et établi, qui assure la participation d’une bonne partie des récupérateurs. Selon les répondants, un cadre trop strict – incluant notamment une fiscalisation des revenus ou un contrôle de leurs activités – exclurait une bonne partie des récupérateurs actuels. La récupération informelle est vécue par la plupart comme une expérience temporaire, volontaire, s’insérant dans des moments difficiles de leur vie, comme une forme de « filet social » assurant une certaine stabilisation du revenu. Rares sont ceux qui se réclament d’une identité de récupérateur même si cette activité est centrale pour eux. Il s’agit donc d’une activité économique, assimilable au travail, mais qui n’arrive pas à assurer une intégration sociale durable ou une assise identitaire.

Dans cette optique, les activités de la Coopérative les Valoristes paraissent pertinentes pour arrimer la particularité du travail informel de récupération aux pratiques concrètes d’organisation collective. Il n’est pas nécessaire, pour utiliser les services de la coopérative, d’acheter une carte de membre ou de participer aux assemblées. Ce faisant, la coopérative n’impose pas aux récupérateurs de cadre ou d’appartenance particulière et n’offre, pour la plupart des récupérateurs, qu’un service de retour des contenants. Plusieurs d’entre eux ne souhaitent s’impliquer de toute manière pas à long terme dans l’organisation et ne voient pas les bénéfices d’une coopérative. Pour eux, le centre de dépôt temporaire offre des services utiles, rapides et plus simples que chez les détaillants, tout en offrant un accueil plus chaleureux. Dans sa forme la plus simple, elle permet donc une amélioration concrète de leurs conditions de travail.

Contributions

Les témoignages de ces personnes suggèrent que le travail de récupération informelle doit être considéré dans sa spécificité, dans la manière qu’il est vécu, et non comme un travail assimilable à n’importe quelle autre forme de travail ou comme une forme alternative de mendicité. La question du statut donné à ces travailleurs apparaît fondamentale. Leur contribution, économique comme environnementale, est indéniable. Ils procèdent à une  « réextraction » de bon nombre de matières premières (métaux légers, plastique, verre) tout en contribuant à un assainissement des lieux publics. Ce faisant, il devient nécessaire de leur assurer une reconnaissance sociale et politique, notamment en tenant compte de la réalité de leur travail et de leurs parcours, que ce soit dans les discours publics ou dans les politiques sociales. Cela inclut notamment de les intégrer aux consultations sur les questions de la consigne et de la gestion des déchets de manière plus générale, puisqu’ils acquièrent pour la plupart une bonne connaissance de ces systèmes.

À ce titre, la coopérative est devenue un interlocuteur de choix des organisations communautaires et des différents paliers gouvernementaux. Elle prend en quelque sorte le rôle d’un « syndicat » informel permettant de défendre la réalité des récupérateurs et de les représenter politiquement, ce qui leur permet d’avoir une voix auprès des pouvoirs publics. Son rôle est donc double, permettant une reconnaissance de la réalité des récupérateurs sans leur imposer de cadre particulier ou de code de conduite.

Il ne s’agit ici que de quelques-unes des questions abordées au cours de l’étude. L’objectif était de documenter une activité méconnue du public, tout comme des milieux communautaire et académique ; activité souvent assimilée à une forme d’itinérance ou de mendicité. Or, le travail informel de récupération apparaît comme une pratique économique particulière, permettant une réponse à un large éventail de parcours précaires. Notre étude est toutefois limitée dans ses conclusions puisque nous n’avons interrogé qu’une partie restreinte des travailleurs informels de la récupération à Montréal. Pour diverses raisons, un bon nombre de récupérateurs travaillent en dehors de la coopérative et peuvent connaître des réalités différentes de celles des personnes qui participent à cette dernière. Il serait pertinent d’approcher ces individus travaillant en dehors de la coopérative, pour voir si leur réalité diffère de celle des récupérateurs rencontrés et pour connaître leur point de vue sur les potentialités d’organisation collective.