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Lorsque je suis devenu itinérant en 1987, j’ai d’abord ressenti un sentiment de libération et une amélioration de ma situation par rapport à mes phases de dépression. Je me sentais mieux en quittant cet univers du travail qui me mettait sous pression, où il faut obéir à son patron et toujours performer, performer et performer. Il faut être bien coiffé, agréable et souriant. Tu ne peux pas avoir n’importe quel comportement.
Au volant du char
Dans un premier temps, j’ai idéalisé ma vie à la rue. J’ai rencontré des itinérants de l’ancienne génération qui avaient eux-mêmes connu les hoboes, les vagabonds qui se déplaçaient de ville en ville avec le train. Ces personnes avaient une éthique de vie fondée sur le partage et l’échange qu’il n’y a plus désormais à la rue. J’ai pratiqué cette éthique : si tu as deux chandails et que le gars à côté de toi a froid, tu lui en donnes un et lui, il te donne du tabac en échange. Dans notre gang, si quelqu’un distribuait des circulaires, mais avait besoin de bottes, on allait lui en chercher au comptoir de vêtements et, en contrepartie, il nous donnait du tabac acheté avec son salaire. Une fois de temps en temps, on volait une caisse de bières qu’on buvait dans le parc. On n’était pas dangereux. Ces gens vivaient en marge de la société. Ils ne voulaient rien savoir de la société et me disaient : « j’ai pas besoin de mettre ma chemise blanche, ma cravate, je suis libre, je ne prends pas des ordres de personne ». Ils voyaient les gens dans la société qui se lèvent le matin, prennent leur boîte à lunch, marchent comme des robots et vont au travail. À la rue, si je me lève et que je ne veux pas me raser, je peux le faire. Je n’ai pas besoin de faire briller mes chaussures comme dans l’armée. Dans la rue, on est invisible.
On allait à l’Accueil Bonneau, où il y avait une atmosphère familiale et à peine une centaine de personnes tous les matins, alors qu’aujourd’hui, il y a plus de sept cent personnes par jour. On allait à la maison Labre en marchant à travers le Vieux-Port qui était abandonné. C’est aussi l’époque de Dernier Recours qui s’était organisé suite à la découverte d’un mort au carré St-Louis. Les médias et les gens trouvaient ça gênant qu’il y ait des gens à la rue dans de telles conditions. On vivait dans l’ombre de la société. On n’avait plus le goût d’entrer en contact avec la société. Je n’ai jamais entendu un itinérant me dire : « regarde, j’ai reçu une invitation pour le mariage de ma nièce ». Il ne va pas y aller car on dirait : « regarde c’est T., un gars de rue ». Les gens vont dire : « untel est médecin, untel est avocat ». Ils ne diront pas : « viens rencontrer mon oncle itinérant ». Même lui, il va être gêné, il va porter du linge acheté à un comptoir de vêtements, qui ne lui va pas. Il y a une séparation entre les deux mondes. J’ai progressivement réalisé que tout n’était pas si rose que cela et qu’il y avait des « choses en-arrière » des personnes.
J’ai commencé à avoir des problèmes avec ma gang, à me faire des injections et à consommer. J’ai senti que le groupe avait une influence négative sur moi et que je m’isolais progressivement du monde. Après un an et demi à la rue, je suis parti de Montréal. Je suis passé par Gatineau, Hull et Ottawa. Puis, j’ai voulu aller à Québec tout en évitant de passer par Montréal. Un jour, je marchais à Maniwaki et un gars me dit : « hé, il y a une place pour toi là-haut ». Je ne l’ai pas cru sur le coup, mais c’est bien tombé. Deux religieuses ouvraient une maison pour des personnes en difficulté dans le presbytère de l’église d’un village de cinq mille habitants. C’était une petite ressource de dix lits où les problèmes de santé mentale n’étaient pas tabous. Il n’y avait aucun préjugé. J’ai commencé à enlever mes propres préjugés envers les personnes avec des problèmes de santé mentale (qui seraient faibles, malheureuses, paresseuses, pas sociables). J’avais tout le temps eu cette étiquette dans ma tête qui fait que tu ne travailles pas, tu as trop honte, tu ne vois pas ta famille et les gens te disent que tu ne te comportes pas comme un homme. Je suis resté cinq ans à Maniwaki, dont deux en logement, et je suis retourné à l’école compléter mon secondaire V. J’ai reçu beaucoup d’aide dont l’appui d’une travailleuse sociale qui m’a donné de bons conseils que j’applique encore aujourd’hui. Si je vais prendre un café chez une personne mais qu’après, je me sens terriblement mal car elle a été négative, a parlé contre tout le monde et affecte ma santé mentale, alors je la raye de mes fréquentations. Je m’emploie à me responsabiliser, faire des activités positives et éviter les mauvaises fréquentations. Il ne faut pas se priver des petites choses qui nous font du bien (une bouteille de Pepsi, un film) car des fois, on se culpabilise de ces plaisirs au point de s’en priver.
Cette période de ma vie a changé ma façon d’aborder les problèmes de santé mentale. J’avais jusqu’alors vécu mon problème dans la solitude. À cause du manque d’information dans les milieux de travail et d’une mauvaise expérience plus jeune dans l’Église de Scientologie, je n’étais jamais allé vers le système de santé et les psychologues. J’avais peur du contrôle, que l’on prenne le volant du char de ma vie et qu’on me dise : « va par là, va par là ».
Une grippe dans la tête
J’ai quitté ma ville natale en 1976 à un moment où le chômage sévissait en raison de la crise de l’essence. Je ne trouvais pas de job et je suis venu m’installer à Montréal à l’âge de 18 ans. En arrivant, j’ai trouvé un travail dans une entreprise dirigée par l’un de mes beaux-frères. J’ai enchaîné des emplois et je travaillais dans un atelier d’encadrement quand je me suis marié avec une femme que j’avais rencontrée un an et demi plus tôt. À cette époque, nous partions en région les fins de semaine visiter ses parents. Suite à la perte de mon emploi dans l’atelier d’encadrement, le seul travail que j’ai retrouvé est une job moins bien payée. De 40 h/semaine, je suis passé à 60 heures. Je travaillais de 8 h à 16 h, puis jusqu’à 21 h dans une entreprise qui fabrique des souvenirs qu’on vend dans les boutiques sur Ste-Catherine. Les employeurs essayaient de me faire faire plus d’heures sans passer par le syndicat. Ils m’ont fait signer un papier disant que je n’étais pas dans le syndicat, mais que je pourrais y rentrer dès qu’une place se libèrerait. Puis, ils m’ont mis dehors parce que, selon le protocole, après trois mois de travail, ils doivent embaucher la personne au salaire minimum. Il faut soit embarquer dans le syndicat, soit partir. Moi, je travaillais pour 5 dollars de l’heure, alors que les personnes syndiquées travaillaient à 12 dollars de l’heure. Je n’étais pas au courant de la politique des syndicats, je n’avais pas d’éducation là-dessus. Je voulais juste faire mon travail. Mon chef me donnait des heures de nettoyage les fins de semaine en surplus, ce qui a eu des conséquences sur mon mariage qui a commencé à se détruire. Ma femme restait seule. Nous avons dû arrêter d’aller voir ses parents et elle a commencé à déprimer. Nous avions des problèmes d’argent et j’essayais de ne pas y penser. Sans succès. Je n’avais pas réalisé que j’étais moi aussi déprimé à cette époque. Cette situation a conduit à mon divorce.
Ensuite, j’ai travaillé dans un magasin de TV. Un collègue de travail était jaloux de moi et des bonnes relations de travail que j’avais avec les gens de l’entreprise. Il voulait être populaire. Moi, je m’en foutais, je n’étais pas sympathique pour être populaire. Il a commencé à me faire des attaques, des petites piques, des petites insultes. À un moment, j’ai rêvé que je l’avais tué et que j’essayais de cacher le corps. Je ne voulais pas le tuer, mais ça montre que ce que j’ai subi est vraiment grave. Tout de suite après, j’ai donné ma démission au travail. Ma dépression a commencé à se manifester dans mes jobs et je sentais le regard des autres. Les trois premières années, j’ai été correct, puis la solitude m’a beaucoup affecté. Je n’avais pas d’aide nulle part. Je ne savais pas où m’adresser. On ne parlait pas de santé mentale dans les milieux de travail.
Quand tu es en dépression, c’est difficile de communiquer avec les autres. À un moment donné, j’ai pris un petit papier et je l’ai mis dans une chaussure. J’avais écrit : « Avoir une dépression, c’est comme avoir une grippe dans la tête ». Pour moi, la seule manière de m’exprimer sur la dépression, c’était de dire que j’avais une grippe dans la tête. La souffrance est terrible. La dépression prend tellement d’attention dans la tête que j’ai du mal à me concentrer au travail. C’est comme vivre dans une maison bâtie sur des piliers. Si quelqu’un retire un pilier, tu te réveilles et tu vois qu’il y a un problème dans ta maison. S’il en retire un autre, tu commences à tomber. C’est comme si quelqu’un arrivait chez toi et prenait trois briques à ton mur. Tu les remets et le lendemain, il en manque une vingtaine. Pendant ce temps, un autre enlève les tuiles de ton toit… Ceux que j’ai rencontrés à la rue avec des problèmes de santé mentale n’ont jamais eu besoin de me convaincre de leur souffrance parce que je suis passé par là.
Le billet
Depuis ce temps, je suis resté proche du milieu de la rue et j’ai observé l’itinérance et la santé mentale. J’ai échangé avec les gens, qui m’ont expliqué leurs problèmes. Je voulais faire quelque chose, mais ce n’était pas vraiment clair. Récemment, alors que j’étais à Ottawa dans une ressource, j’ai assisté à une scène qui m’a marqué. J. sort de l’hôpital après trois semaines de prise en charge et retourne à la ressource dans laquelle il séjournait avant son admission à l’hôpital. Il arrive au refuge et ses médicaments ne sont plus là. « Qu’est-ce que vous avez fait avec ? – On les a jetés, t’étais plus là ». Gros drame : c’est le temps des fêtes et tout est fermé. Comment trouver quelqu’un pour lui faire la prescription ? J’ai réalisé le manque de compréhension envers les personnes avec un problème de santé mentale. Il aurait pu y avoir une personne qui dise : « ok, on a fait une gaffe. On va t’aider, on va contacter l’hôpital. Tu viens d’en sortir, ils te connaissent, ils vont te faire une nouvelle prescription ». Les gens étaient indifférents.
C’est à ce moment que j’ai vraiment pris conscience de choses que je voyais depuis toutes ces années. Les personnes avec des problèmes de santé mentale sont souvent incomprises et laissées à elles-mêmes, y compris par des ressources qui leur sont destinées. C’est cette situation qui m’a donné envie de lancer mon projet à Ottawa. L’idée est d’organiser un groupe d’échanges autour des problèmes que les personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale rencontrent à la rue, sous la direction d’un professionnel (intervenant, personnel clinique) et d’un groupe d’évangélistes. Il faut qu’il y ait des professionnels, car on ne veut pas avoir de conseils sur les médicaments de la part d’une personne qui ne connaît pas ça. C’est un groupe de témoignage, pas un groupe de thérapie. Il s’agit de partager son vécu et de trouver des solutions aux problèmes rencontrés, comme des adresses de ressources où l’on peut trouver de l’aide. Il peut s’agir de partager quelque chose en lien avec la police ou les gardiens de sécurité d’un centre d’achats.
Les gens qui voient quelqu’un qui parle tout seul dans une cage d’escalier vont paniquer et appeler la police. Dans les refuges, si quelqu’un se met à parler tout seul, il se fait dire : « ta gueule ou je te frappe ». On ne leur dit pas de descendre signaler la personne afin qu’elle soit mise à part pour la nuit et qu’elle reçoive un suivi spécifique. Les personnes ne doivent pas régler ça entre elles. Il n’existe pas assez de mesures dans les refuges et les ressources pour éviter les drames. Ça vient toujours comme une explosion : police, menottes, ambulance.
Cette personne qui parle toute seule n’est pas une mauvaise personne ; elle ne veut pas faire de mal. Au lieu de lui dire : « viens nous voir si tu as un problème, on n’ira pas chicaner les autres, on a une place pour toi, on va prendre un café ensemble », les solutions lors des crises sont l’hospitalisation ou la criminalisation. Les policiers ne sont pas formés à intervenir en cas de crise. Ces interventions sont vécues comme des traumatismes par les personnes qui sont souvent en détresse et ne savent pas ce qui leur arrive. On les considère comme dangereuses, comme des problèmes, alors que l’on pourrait dénouer la situation sans passer par les menottes et la violence. Je connais des gens qui dorment à la rue et qui se sont faits attaquer et voler leurs médicaments. Des gens me disent que les refuges ne sont pas faits pour eux avec leurs problèmes de santé mentale. J’entends souvent dire : « les autres personnes à la rue ne m’aiment pas, ils ne me parlent pas, ils savent que j’ai des problèmes de schizophrénie. Ils ne veulent pas me connaître et je suis dans la solitude. Je me sens mal dans ma peau, les intervenants ne s’intéressent pas vraiment à moi ». C’est déjà souffrant d’avoir un problème de santé mentale, mais c’est encore plus dur de se faire battre pour ça. Les gens sont pris avec leurs problèmes et sont très renfermés. Je veux que ces gens là parlent de leur vécu.
Dans les hôpitaux, les gens sont pris en charge à 100% et, quand ils sortent, ils se retrouvent livrés à eux-mêmes. Les hôpitaux psychiatriques n’ont pas de relation avec les refuges. Je n’ai jamais entendu quelqu’un dire : « il y a un de mes patients qui est chez vous, c’est G., comment va-t-il ? Si jamais il y a un problème, je suis son psychiatre, appelez-moi ». Je connais quelqu’un qui avait des problèmes de santé mentale et voulait de l’aide. Il a pris son dernier billet d’autobus pour aller à l’hôpital psychiatrique. On lui a dit : « vous êtes à la mauvaise place, il faut que vous passiez par l’hôpital général qui va vous évaluer et vous envoyer ici si besoin est. Allez à l’hôpital général ». Il leur répondit: : « Mais je n’ai plus de billet, vous pouvez m’en donner ? ». Pas de billet. Il a fallu qu’il retourne à pied jusqu’au refuge.
Faire connaître
Je suis allé voir les organismes communautaires qui travaillent dans le domaine de la santé mentale et de l’itinérance à Ottawa. J’ai rencontré le directeur de l’Armée du Salut, les directeurs de trois missions. J’ai fait du travail de terrain. Les refuges n’ont pas assez de ressources et les personnes que je rencontre ne cheminent pas, elles stagnent. Il y a de bons intervenants, mais je remarque en général un manque de formation. Intervenir auprès de ces personnes n’est pas facile. Il faut les laisser dans leur solitude tout en leur montrant que l’on est là. Les personnes sentent lorsqu’on est présent, même si on dirait qu’elles ne le voient pas. Avec le temps, elles disent : « une personne est là, elle s’intéresse à moi, elle est correcte ». Je fais la différence entre intervenir – prendre en charge les problèmes, décider ce que la personne doit faire, où elle doit aller – et interagir, cette petite marque d’attention qui aide la personne. Je pense aussi qu’il est important de ne pas se concentrer uniquement sur la santé mentale. Toutes les personnes à la rue n’ont pas des problèmes de santé mentale. Il faut parler de ce que la personne aime, veut et laisser la conversation prendre des détours sans toujours ramener l’attention sur les problèmes. C’est dans ces conditions que la personne peut alors se sentir en confiance et révéler des choses qui lui sont importantes et qu’elle cache.
Je souhaite faire connaître la vie des personnes à la rue qui se font, par exemple, battre par des gardiens de sécurité des centres commerciaux, alors qu’ils entrent seulement pour se réchauffer. Faire connaître ce que vivent ces personnes à la rue, les agressions, les abus d’autorité, la souffrance que cela entraîne.
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- Christopher Reid
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