Itinérance, pauvreté et exclusion sociale : oser prendre position

Une infirmière de l’équipe itinérance reçoit un signalement d’une policière inquiète pour une dame de quarante ans qui semble enceinte de sept mois. Cette dame circulait toute la journée en poussant un grand chariot d’épicerie contenant ses sacs d’effets personnels et de cartons. En l’observant, l’infirmière note que la dame a effectivement un ventre rond avec une protubérance ombilicale. Elle parle seule et dort sur un palier de béton à la porte d’un commerce à louer. Plusieurs tentatives pour lui parler échouent, la dame refusant qu’on s’adresse à elle et semblant très méfiante. Elle dit néanmoins ne pas être enceinte, tout en refusant de passer un test de grossesse ou d’avoir une consultation médicale. Par précaution, un signalement est d’abord fait à la Direction de la Protection de la Jeunesse. Considérant les risques et les symptômes qu’elle présente, une requête pour évaluation psychiatrique est demandée. Lorsque le diagnostic médical final tombe, il s’avère que la dame n’est pas enceinte mais souffre d’un cancer de l’utérus très avancé. 

La pratique outreach, aussi appelée dépistage proactif, consiste à aller à la rencontre des personnes itinérantes pour leur proposer des soins, sans quoi elles n’auraient aucune attention particulière et seraient laissées à elles-mêmes (McKeown et Plante, 2000). Sur le terrain, nous sommes souvent des témoins impuissants de la détérioration graduelle de la santé d’individus souffrant de troubles mentaux graves et persistants ainsi que de leur perte de dignité humaine. Sans qu’ils ne soient considérés comme « dangereux », ces individus sont, à mon avis, parfois abandonnés à eux-mêmes sous le couvert de la protection de leurs droits. Comment tracer la limite entre la responsabilité professionnelle et les droits fondamentaux des individus à refuser des soins ? Jusqu’où est-il éthique d’imposer une intervention ou, au contraire, de ne pas intervenir ? Ces questions reviennent constamment dans notre pratique et les réponses ne sont pas simples.

En 1998, lorsque j’ai quitté les soins intensifs du centre hospitalier où je travaillais depuis sept ans pour venir pratiquer en santé communautaire au CLSC des Faubourgs, j’étais loin de connaître les défis qui m’attendraient quelques années plus tard. J’ai joint l’équipe itinérance2 en avril 2002. Rien de ma formation en soins infirmiers, ni de mon parcours professionnel ne m’avait préparée aux défis du soin à des personnes en situation de pauvreté, de grande précarité et de désocialisation extrême. Alors qu’à l’hôpital le patient doit se plier au cadre de l’institution, les situations rencontrées dans la rue demandent souvent au soignant de s’adapter au milieu du patient. La prise en compte de la dimension sociale est au cœur même de la pratique. Il ne suffit pas de donner des soins, il faut d’abord créer un lien de confiance avec les usagers potentiels. Pour ainsi dire, la tâche normale de l’infirmière, reposant surtout sur son savoir-faire, se voit complexifiée par la prise en compte de la réalité sociale de l’usager et les nombreux dilemmes éthiques se posant dans l’intervention.

Un nouvel équilibre

Dans le cadre du travail de l’équipe itinérance, nous observons des différences entre les personnes qui consultent la clinique du CLSC des Faubourgs, celles qui sont rencontrées dans les ressources communautaires et les personnes qui sont rencontrées en outreach urbain. Les individus qui consultent au CLSC sont souvent plus investis, bien que maladroitement parfois, dans leur tentative de stabiliser leur vie.

Parmi les services offerts par l’équipe, l’approche outreach est favorisée pour les personnes ne fréquentant ni les ressources communautaires, ni les services de santé, comme cela peut être le cas pour les personnes souffrant de troubles mentaux graves et persistants. Effectivement, ces dernières se montrent souvent difficilement accessibles et plutôt réfractaires aux interventions. Cette méfiance à l’égard des services peut être amplifiée par leurs pathologies mentales.

Les personnes rencontrées en outreach sont les plus avancées dans le processus de désocialisation. À cette phase, elles sont « habituées » à leur nouvel environnement, le monde de la rue étant maintenant connu et une routine s’étant installée. Elles se sont constituées de nouveaux repères et retrouvent un équilibre. Celles ayant des troubles mentaux moins sévères souffrent autant des privations engendrées par leur état que de la maladie elle-même (par exemple solitude et isolement). Les espaces sociaux valorisants leur sont peu accessibles.

Du savoir-faire au savoir-être

Dans la pratique de l’outreach, il faut bien souvent se contenter de saluer les personnes sans trop insister. Le contact répété et régulier est garant du développement des liens de confiance. Les personnes savent que l’infirmière viendra régulièrement. Si elles dorment lors du passage de l’intervenante, cette dernière aura laissé sa carte pour laisser savoir qu’elle est passée. L’importance de ce savoir-être est d’autant plus évidente lorsque nous sommes en présence de personnes manifestant des symptômes de troubles de santé mentale. Dans cette situation, la moindre faille ou la moindre intrusion peut signifier une perte de confiance quasi-définitive. En comprenant mieux la vie des personnes itinérantes, le processus de désocialisation et les facteurs structurels qui mènent à l’itinérance, l’adoption d’un savoir-être conséquent est facilitée. Lorsque le personnel soignant connaît mieux les contraintes sociales et structurelles qu’elles subissent, les attitudes de jugement s’en trouvent limitées.

Nous arrivons au point le plus important des « exigences » de la pratique infirmière auprès des personnes itinérantes : le savoir-être. Le respect de la personne et l’absence de jugement sont des aspects essentiels à la relation. Toute faille peut compromettre le processus de soin amorcé ainsi que la santé de l’individu.

La patience et l’attitude de non-intrusion n’impliquent cependant pas de rester muets devant les problèmes que nous percevons. Au contraire, il faut oser aborder les sujets parfois délicats. Chaque interaction peut déboucher sur un épisode de soins bénéfique pour la personne. Ce fut le cas pour un monsieur que nous rencontrions souvent en outreach. Il était très en retrait. Il manifestait plusieurs symptômes de la schizophrénie. Nous nous contentions de le saluer. Un jour, nous avons constaté qu’il boitait. On lui a proposé de venir à la clinique et il a fini par accepter. En retirant son soulier, nous avons constaté une cellulite (infection) au pied dans un état si avancé que cela aurait pu affecter son os. Sans ce contact régulier et sans avoir pris les devants, la situation de cette personne aurait pu se détériorer gravement.

Résistance et reconnaissance

Des dilemmes plus complexes se posent lorsque nous rencontrons des personnes qui ne sont pas nécessairement conscientes de leur situation et refusent tout soin. Au sens strict de la loi,3 en l’absence d’une dangerosité immédiate, on ne peut contraindre quelqu’un à recevoir des soins, ce qui est le cas de plusieurs personnes rencontrées dans notre pratique. L’intervention doit alors se limiter à des visites hebdomadaires afin d’établir des liens de confiance et communiquer aux personnes nos observations et inquiétudes quant à leur état de santé. La surveillance exercée est toutefois plus intense lors des périodes de chaleur accablante ou de temps froid. Il n’en demeure pas moins que la santé de ces personnes se situant dans une zone grise se détériore lentement par le mode de vie dans la rue qui les expose à de nombreux risques.

Ce critère de « dangerosité » demeure cependant assez flou. Deux courants de pensée se confrontent quant à son interprétation. D’un côté, on affirme qu’il faut être plus intrusif et forcer certaines personnes à recevoir des traitements. On estime alors que leur désir de ne pas recevoir des soins n’est pas un choix éclairé mais plutôt la conséquence de leur maladie non traitée. D’un autre côté, certains défendent plutôt le droit du client de ne pas avoir de traitement en cas de maladie, les effets secondaires et les conséquences étant parfois pires que les symptômes de la maladie elle-même.

Un autre élément qui n’est pas considéré par la loi actuelle est la perte de dignité. Prenons l’exemple d’une personne ayant un problème de santé mentale ou un trouble cognitif et qui n’est plus capable de prendre soin d’elle-même, n’a plus aucune hygiène, urine et défèque dans ses pantalons, et refuse tout soin. Au sens strict de la loi, il ne serait pas permis de la contraindre et de l’emmener à l’hôpital contre son gré ; uriner et déféquer dans ses pantalons n’étant pas considéré comme dangereux. Il n’en demeure pas moins que la dignité de la personne est grandement compromise. Nous sommes placés dans des situations où nous devenons des témoins impuissants d’un individu en perte complète de dignité et pour lequel la loi nous empêche d’intervenir. Notre pratique nous montre que certaines situations se prêtent à des interventions imposées, cela sous d’importantes réserves et avec beaucoup de parcimonie, sans promouvoir de faire des ordres de Cour et des gardes en établissement pour tous et à tout propos. Revenons à ce jeune homme de vingt-six ans. Il est présentement en chambre et a un suivi en santé mentale. Il travaille dans une compagnie d’ébénisterie. De résistant à toute intervention, il a fini par manifester de la reconnaissance envers la personne qui l’a obligé à recevoir des soins.

Exister socialement

Face à ces situations délicates, la pratique infirmière en santé communautaire requiert un désir de comprendre la réalité sociale des personnes itinérantes, un savoir-être particulier témoignant de cette compréhension et un sens de l’éthique allant jusqu’à la prise de position sociale et politique. Des pratiques alternatives peuvent ainsi être mises en place. Par exemple, à la clinique itinérance, un psychiatre, en collaboration avec une infirmière et une travailleuse sociale, anime un groupe de discussions thérapeutiques. Ce groupe, formé de personnes en situation d’itinérance ou récemment sorties du milieu, se réunit mensuellement et discute de sujets déterminés par les participants. La participation à ce groupe leur procure un espace pour exister socialement, pour s’exprimer sans être jugé, pour partager des expériences positives ou négatives, des peurs et des angoisses ou encore, pour s’affirmer comme citoyens et prendre position par rapport à des enjeux socio-politiques. Le groupe sert de contenant sécuritaire et de soutien lorsque les discussions suscitent plus d’émotions. Ces rencontres mensuelles sont pour certains leur seule activité sociale et favorisent la création de liens sociaux.

En raison du caractère social et éthique du travail en itinérance, l’infirmière doit rompre avec sa traditionnelle obéissance héritée du passé militaire et religieux de la profession pour oser prendre position sur des questions de société. Étant souvent parmi les seuls professionnels de la santé à côtoyer les personnes itinérantes en outreach, elle a la responsabilité d’exprimer son point de vue et de s’engager socialement.

Notes

Dans cet article, il s’agit avant tout de présenter les grands traits du travail infirmier auprès de la population itinérance en me fondant surtout sur mon expérience. En aucun cas, il n’est question de substituer mon point de vue à celui des autres intervenants ou de valoriser ma seule contribution à l’équipe.

L’équipe itinérance est une équipe du CSSS Jeanne-Mance créée en 1990. Elle est formée de différents intervenants provenant de multiples horizons disciplinaires (travail social, sciences infirmières, psychoéducation, médecine, psychiatrie), chacun apporte à l’équipe son point de vue, son expertise et son expérience propre. La force de l’équipe repose d’ailleurs sur cette diversité. Face à la complexité du phénomène de l’itinérance, adopter une seule lecture limiterait non seulement notre compréhension mais aussi notre capacité d’agir.

Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui L.R.Q. Chapitre P-38.001

Références

McKeown, T. et M.-C. Plante (2000). « L’équipe itinérance du CLSC des Faubourgs de Montréal », dans Laberge, D. (dir.), L’errance urbaine, Québec, Éditions MultiMondes.