Itinérance, pauvreté et exclusion sociale : et si les pratiques m’étaient contées…

À l’intérieur même des institutions de santé et de services sociaux1, des approches innovatrices pour considérer les besoins des personnes itinérantes dans leur globalité (santé, bien-être, sécurité, faim, hébergement) se sont développées. Pour donner des réponses plus adéquates et mieux ciblées, des équipes itinérance ont été mises sur pied dans diverses régions du Québec (Montréal, Gatineau, Sherbrooke et Laval). Elles regroupent des médecins, des infirmières, des travailleurs sociaux, des organisateurs communautaires. Leur caractère innovateur tient à ce qu’il ne s’agit pas d’une structure de services imposée par le Ministère de la Santé et des Services sociaux, mais émerge d’une pratique qui a été bricolée, construite à partir de l’engagement et de la passion de plusieurs intervenants et gestionnaires. À travers la constitution d’une banque de récits de pratiques des équipes itinérance, ce projet de recherche, actuellement en démarrage, vise à améliorer la qualité et l’efficacité de leurs interventions, offrir un ressourcement continu aux intervenants et nommer, échanger et transférer des pratiques professionnelles en lien avec des savoirs spécifiques qui ont émergé au contact des populations itinérantes.

Réinventer les services

L’itinérance est associée à une grande vulnérabilité et constitue une préoccupation constante pour les intervenants de la santé. Cette population, difficilement accessible et souvent perçue comme étant réfractaire aux pratiques habituelles de soins, de traitements et de prévention, présente un bilan de santé bien inférieur à la moyenne de la population (Frankish, Hwang et Quantz, 2005; Harris, Mowbray et Solarz, 1994). Pourtant, malgré des besoins importants, ces personnes sont les moins bien desservies au niveau des services de santé, tant pour la prévention que pour l’intervention (Webb, 1998; Roy et al., 2006).

Les personnes itinérantes aux prises avec un problème de santé sont dans un double contexte d’incertitude, lié à la vie dans la rue et à la maladie. Quand on vit dans la rue, l’accès continu aux services et la mobilisation des ressources matérielles, physiques et relationnelles sont pratiquement impossibles (Roy et al., 2006). Cela transforme de façon importante, voire radicale, les représentations de la vie, les rapports interindividuels et sociaux. Dans un tel contexte, l’organisation des actions se fait selon des priorités mettant de l’avant la vulnérabilité des conditions de vie et la nécessité de survivre dans l’immédiat (manger, dormir, se désennuyer) ; l’organisation de la vie quotidienne et le suivi médical relèvent de l’exploit. Les problèmes de santé constituent une question importante qui nécessite une meilleure compréhension des perceptions et des stratégies déployées par les personnes en situation d’itinérance (Hurtubise et al.,2007, Wadd et al., 2006). C’est pour tenir compte de ces spécificités de la vie itinérante que des professionnels ont développé une pratique qui permet d’adapter, de transformer et de réinventer les services qui leur sont dédiés.

L’interface

L’expertise multidisciplinaire développée par les équipes itinérance est exceptionnelle, allant de la réponse à des demandes directes jusqu’au travail d’outreach, en passant par le maillage et le réseautage des ressources du réseau public et du milieu communautaire. Confrontées à de nouveaux défis (nouvelles figures de l’itinérance, problématiques de comorbidité, enjeux éthiques des suivis et des collaborations avec diverses instances) et désirant partager la richesse de leur expérience, les équipes et leurs membres se sont regroupés en un réseau québécois afin de chercher des réponses à leurs besoins de formation et de développer des recherches qui leur permettraient d’améliorer leur pratique.

La formule, d’abord apparue au CLSC des Faubourgs à Montréal, a ensuite été reprise dans diverses régions : à Gatineau, Sherbrooke et, plus récemment, à Laval. Les deux dernières équipes ont été mises sur pied grâce au programme IPAC2. Dans chacune des villes, l’expérience de l’équipe du CLSC des Faubourgs a été une source d’inspiration afin de repenser la responsabilité de l’État à l’égard des personnes itinérantes et de dispenser des services qui ne se limitent pas aux situations d’urgence. La caractéristique première de ces services est de se situer à l’interface des populations, des autres services publics (hôpitaux, services sociaux, santé publique), des organismes communautaires et des divers acteurs concernés par ces populations (police, municipalité, gouvernement provincial, propriétaires, commerçants, etc.). Les équipes itinérance exercent donc une forme de leadership « tranquille » dans le développement de pratiques adaptées, intersectorielles et multidisciplinaires pour améliorer la qualité de vie et la santé des personnes en situation d’itinérance.

Des témoins privilégiés

Ces équipes utilisent une multiplicité d’approches d’intervention, inspirées notamment de la littérature américaine (Grunberg, 1997). Ces approches ont été repensées et « ajustées » à divers contextes (grande, moyenne et petite villes), aux changements des caractéristiques de la clientèle (aggravation des problématiques, diversification des populations, nouvelles figures de l’itinérance); elles cherchent à prendre en compte et à s’adapter aux diverses conjonctures (crise de l’hébergement à la période de l’hiver, montée de l’intolérance et de l’insécurité dans la population, judiciarisation et criminalisation des pratiques d’occupation de l’espace public, discrimination par certaines institutions du réseau de santé). Au fil des ans, ces équipes ont construit une identité propre et développé une forte cohésion, où le travail de chacun est vu comme essentiel et complémentaire. On pourrait résumer les caractéristiques du travail de ces équipes de la manière suivante (McKeown et Plante, 2000, Denoncourt et al., 2007) : a) le dépistage proactif (outreach) qui cherche à rejoindre la personne là où elle est, c’est-à-dire dans les rues, les ressources, les espaces publics (parcs, métro) et semi-publics (hall d’immeuble, centre d’achats), dans l’objectif de bâtir un lien et d’assurer un suivi; b) le dépistage et la liaison intérieure (inreach), qui vise à développer les collaborations avec les autres professionnels au sein du CLSC et dans le réseau de la santé (par exemple avec le milieu hospitalier lorsque l’accessibilité aux urgences psychiatriques est problématique); c) le travail de liaison avec le milieu communautaire, qui favorise le développement d’un réseau de services en valorisant la complémentarité des ressources; d) la défense des droits et la protection des personnes, que ce soit à travers la dénonciation des abus, la sensibilisation à la discrimination ou l’assurance que les personnes puissent évoluer dans un environnement sécuritaire et salubre; e) la prévention de l’itinérance auprès des personnes qui sont inscrites dans des trajectoires susceptibles de leur faire vivre diverses ruptures qui pourraient les mener à la rue. Des études confirment que ce type d’approche permettrait d’améliorer de manière significative l’accessibilité aux services et le suivi de santé (Hwang et al., 2005, Daiski, 2005; Cunningham et al., 2007; Farell et al., 2000; Power et Attenborough, 2003), l’exercice des droits et l’amélioration de la condition économique (Chen et al., 2007).

Une fois implantées, les équipes deviennent des témoins privilégiés de l’itinérance dans leur région, tant auprès des médias, des élus, que des intervenants des réseaux publics et communautaires. Elles assument un leadership à la fois dans l’adaptation et le réseautage des services et dans le travail de sensibilisation et de concertation permettant de développer des réponses adaptées et durables. En lien avec des questionnements sur l’impact de leur pratique sur le bien-être des populations rejointes, ces équipes ont fait l’objet d’évaluations diverses, qui permettent d’établir leur pertinence et leur légitimité (Fournier et al., 2007). Certaines d’entre elles ont été reconnues pour leur caractère innovateur, tant au niveau régional que provincial. Constamment confrontées aux transformations du phénomène de l’itinérance et à la diversification des contextes, ces pratiques ne sont jamais figées dans un modèle ou une approche et évoluent au contact des populations.

Promouvoir la diversité

Le projet de recherche qui commence s’organise autour d’orientations théoriques et pédagogiques, soit l’analyse des pratiques professionnelles (Hurtubise et al., 1999)3, le besoin des intervenants d’être outillés dans leur réflexion et la nécessité de mieux cerner la spécificité et l’intérêt de pratiques innovantes qui pourront, à terme, inspirer d’autres ressources. Cette rencontre de la recherche et de l’intervention se traduit par la formulation d’un objectif commun, celui du développement d’un « savoir analyser », autant chez les praticiens que chez les chercheurs.

Plusieurs postulats orientent notre démarche. Tout d’abord, nous estimons que la diversité des équipes itinérance constitue une richesse qu’il faut promouvoir plutôt que de normaliser ou standardiser. Ensuite, ces pratiques s’appuient sur des référents implicites et des savoirs spécifiques que nous voulons valoriser, dans le sens développé par les créateurs de l’approche réflexive des pratiques professionnelles, qui affirment que les actions sont toujours porteuses de savoirs (Schön, 1996; Argyris, 1995; St Arnaud, 1995). De plus, les pratiques des équipes itinérance se caractérisent par une volonté de dire et de rendre visibles les actions posées. Nous supposons que cette volonté est liée à des besoins de formation, à la quête de légitimité et au potentiel de transfert de cette approche vers d’autres milieux4. Finalement, la réflexion sur la pratique fait partie du quotidien des professionnels et ce, sous des formes multiples. En effet, nous avons identifié, de manière non exhaustive, plusieurs espaces de réflexion sur la pratique : la réflexion au cas par cas, dans laquelle les intervenants se questionnent sur leur lecture d’une situation, le bien-fondé de leur action ou encore, leur compréhension de la dynamique; la réflexion sur leur engagement dans la pratique, sur la place de cette pratique dans leur trajectoire professionnelle et personnelle et sur les frontières à définir entre l’une et l’autre; la réflexion plus globale sur la pratique des équipes itinérance, sa pertinence, sa légitimité et ses limites.

Une approche réflexive

En tenant compte de ces divers espaces de réflexion nous voulons permettre aux intervenants des équipes itinérance: de regarder autrement leur pratique professionnelle; d’approfondir leur connaissance et leur compréhension de la pratique, entre autres par la discussion et la réflexion sur ses composantes théoriques, idéologiques et méthodologiques; d’identifier leurs référents implicites et par là-même, situer leur pratique par rapport à celle se déroulant dans leur équipe, dans les organismes, ou dans d’autres champs d’intervention; de saisir sa pertinence spécifique; d’entrer dans un processus d’analyse des pratiques professionnelles qu’ils pourront continuer à opérationnaliser seuls, en équipes ou en collectifs; de développer par tous ces points une culture réflexive qui pourra servir autant aux participants qu’au réseau dans son ensemble. Nous favorisons une approche contextualisée aux milieux et articulant la réflexion individuelle et collective, au niveau des individus, des équipes et de l’inter-équipe.

D’un point de vue méthodologique, le travail consiste à mettre en œuvre un dispositif de co-construction des récits de pratique (Hurtubise et al., 1999; Hurtubise et Laaroussi, 2001; St Arnaud, 1995). Pour ce faire, nous mobiliserons diverses techniques de production de récits (identification de situation typiques et marquantes, cueillette des informations, rédaction, validation et correction). Par la suite, les récits seront validés par l’ensemble des intervenants des équipes dans un double objectif de préciser et compléter le contenu des récits du point de vue de leur validité interne et de juger du caractère innovant de la pratique décrite et des possibilités de transfert dans un autre contexte.

Notes

1 À l’origine les équipes itinérances sont associées à des CLSC (Centres locaux de services communautaires). La réorganisation des dernières années a entraîné la fusion de plusieurs institutions dans des structures hybrides, les Centres de santé et de services sociaux (CSSS) qui comprennent parfois des CSLC, des centres hospitaliers, des centres hospitaliers de longue durée. C’est pourquoi les équipes sont désormais associées à divers CSSS.

2 Initiative de Partenariat en Action Communautaire. Ce programme fédéral visait à répondre à l’aggravation des situations d’itinérance dans des villes du Canada où les services étaient moins développés.

3 L’approche proposée, l’analyse des pratiques professionnelles, est issue d’une démarche pédagogique développée auprès des étudiants en travail social qui vise le développement d’un savoir-analyser où lecture du réel, action et vision du changement sont constamment articulés dans les pratiques d’intervention. L’analyse consiste à identifier ces articulations et plus particulièrement à travailler sur les tensions, glissements ou dérives dont ils seraient porteurs.

4 Surtout dans le contexte actuel où le Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec élabore un cadre de référence en itinérance.

Références

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