Intervenir par les arts

Parler de l’expérience de vie des jeunes de la rue, c’est se référer à leur débrouillardise. À la rue, les conditions de vie sont dures et pour pouvoir survivre (manger, dormir, gagner de l’argent), les jeunes développent leur esprit créatif. L’art peut accentuer cette dialectique entre conditions de vie et capacité créative en stimulant l’imagination et en étant un moyen important d’acquisition de nouvelles connaissances. À travers l’expression artistique, qui leur permet de prendre une distance critique par rapport à leur histoire de vie, les jeunes de la rue découvrent des stratégies d’intégration sociale et des manières de poser des gestes citoyens. L’art revêt un véritable pouvoir pour aider les jeunes en rupture à surmonter les difficultés et, le cas échéant, à sortir de la rue. Au cours de mon expérience d’intervenant auprès des jeunes, j’ai mis à profit ma formation en photographie et expérimenté des approches artistiques (par la musique, les arts du cirque et le documentaire) pour rejoindre les jeunes et les aider à reprendre du pouvoir sur ce qu’ils vivent. À chaque fois, j’ai été surpris par les résultats qui en ressortaient.

Exposer la rue

Alors que j’étais intervenant dans l’Équipe jeunesse du CLSC Plateau Mont-Royal, nous avons lancé en 2000 un projet d’intervention expérimental qui utilisait la photographie comme médium pour documenter le quotidien des jeunes de la rue. Nous avons donné des appareils photo jetables à des jeunes afin qu’ils témoignent de ce qu’ils vivaient durant deux semaines, ainsi qu’à des travailleurs de rue et des citoyens (commerçants, résidants du quartier) qui les côtoyaient. L’idée était de présenter une exposition contenant au moins une photographie prise par chacun des participants. Les jeunes se sont progressivement impliqués dans la sélection des photos et l’organisation de l’événement qui est devenu de plus en plus ambitieux. Nous avons finalement choisi d’exposer sur la place Gérald-Godin devant le métro Mont-Royal. À l’aube, nous avons installé des silhouettes en bois représentant des passants sur lesquelles nous avons collé les photos afin de surprendre les gens qui allaient travailler. Le soir, à leur retour, il y avait des centaines de curieux sur la place discutant avec les jeunes de la rue qui présentaient leurs œuvres et expliquaient leur projet. C’était la première fois que cet espace public était occupé par des jeunes de la rue sans que la police ne vienne les chasser ! Puis, nous avons été rejoints, entre autres, par les jeunes du Cirque du monde et l’exposition s’est poursuivie dans la soirée à l’occasion de l’événement festif Nuit blanche sur tableau noir.

Après cette démarche créative, je me suis interrogé quant à la possibilité de maintenir plus durablement l’implication des jeunes de la rue dans un projet culturel. J’ai alors lancé l’idée de La Grande rencontre qui consistait à permettre à des jeunes de la rue de Montréal de partir en France rencontrer des jeunes de banlieue. C’était un projet lancé spontanément, sans plus de réflexion que cela. Nous en avons discuté au Ketch Café avec des jeunes. Ensemble, nous avons établi le thème du projet, soit le rapport qu’ils entretiennent avec la marginalité et la société en général. Nous avons organisé cinq événements artistiques au cours des années 2005-2006 et ponctué cette initiative par un voyage en France au cours duquel les jeunes ont tourné un documentaire intitulé « Vue de la zone », qui témoigne des conditions de vie des jeunes français vivant dans des habitations à loyer modique. Ce film a été projeté au Divan Orange et a reçu un prix d’excellence de l’Office franco-québécois pour la Jeunesse.

Ensuite, avec un ami artiste de Trois-Rivières, j’ai contribué à mettre en place un projet d’intervention et de ré-affiliation sociale et économique des jeunes de la rue par la fabrication de vitraux. Vitr’Art propose à des jeunes en difficulté d’intégrer une formation professionnelle de fabrication de vitraux de haute qualité. Ils travaillent avec un artiste reconnu (Jean Beaulieu) à la réalisation de vitraux de A à Z, de leur création jusqu’à leur livraison. Trois cohortes (soit 17 jeunes au total) sont passées par ce programme depuis sa mise en place. À ce jour, c’est une réussite. La plupart d’entre eux sont en emploi ou sont retournés à l’école et une seule personne a décroché du programme. Cela a même conduit la première cohorte à réaliser un voyage de perfectionnement en France. Cette formation, par son côté artistique et professionnel valorisant, permet aux jeunes qui l’ont suivie de regagner du pouvoir sur eux-mêmes, de mettre de côté leurs expériences négatives et de poser des gestes citoyens tels que reprendre un logement ou encore, développer leur esprit critique. En organisant des rencontres entre les jeunes de la rue et des visiteurs à une exposition – ou des acheteurs dans le cas de Vitr’Art – le regard sur ces jeunes qui sont stigmatisés et judiciarisés dans l’espace public se transforme.

Créations

Cette approche par l’art est liée à mes centres d’intérêt et à ma formation initiale en photographie autant qu’elle résulte de tâtonnements et de réflexions au contact des jeunes au cours de mon expérience d’intervention. J’ai commencé à travailler au Bureau de consultation jeunesse à la fin des années 70 où j’ai expérimenté différentes pratiques de proximité pour rejoindre les jeunes dans les milieux. Cette expérience m’a valu d’être embauché en 1990 au CLSC du Plateau Mont-Royal pour développer l’Équipe jeunesse.

Jusqu’alors, les services étaient adressés aux jeunes sous un angle médical et offerts par une équipe composée d’un travailleur social, d’une infirmière et d’un médecin. J’avais le mandat de développer le volet d’intervention sociale avec des jeunes de 14 à 30 ans qui connaissaient des problèmes scolaires, des relations conflictuelles avec leurs parents ou qui vivaient une situation de pauvreté, en les rejoignant où ils se trouvaient (écoles, maisons de jeunes, rue). Ces jeunes ne fréquentaient pas les services du CLSC et je faisais le lien entre le milieu institutionnel et les milieux de vie.

Au début de mon expérience, j’employais mon quotidien à me faire connaître comme intervenant jeunesse. Il m’a fallu plusieurs mois pour établir un lien de confiance avec eux et ne plus manger seul lorsque j’allais manger à la cafétéria ! Dès que j’ai fait partie des meubles, les demandes se sont mises à pleuvoir et j’ai bénéficié de beaucoup de liberté pour mettre en place l’intervention auprès des jeunes. Nous avons tissé des liens étroits avec l’école secondaire Jeanne-Mance où nous avons mis en place un point de services du CLSC afin de répondre aux demandes individuelles (en matière de sexualité par exemple) et développer des interventions collectives (formation dans les classes). Cette position était stratégique puisque je pouvais intervenir auprès des professeurs, des parents et des élèves. Comme il est important pour moi de donner confiance aux jeunes et de mettre leurs talents à contribution, j’ai développé avec eux un café étudiant et utilisé l’immense hall d’entrée de l’école que nous investissions comme un espace public. Pendant des années, ce hall nous a servi pour organiser des activités artistiques : radio étudiante, lancements d’évènements en tout genres, représentations de clowns et d’amuseurs publics, expositions et concerts de musique. J’animais également un atelier de photo.

L’établissement de ces partenariats m’a conduit à une seconde étape dans mon mandat : la mise en lien et l’action concertée des différents acteurs sur le Plateau. Je pense aux maisons de jeunes, au centre sportif ainsi qu’aux organismes communautaires jeunesse qui avaient pour mission d’améliorer le bien-être et les conditions de vie des jeunes. Leurs besoins s’accroissaient à l’école et l’Équipe Jeunesse n’arrivait pas à y répondre seule. Nous avons senti le besoin de développer durablement le travail de proximité en milieu scolaire. Avec le Centre le Beau voyage, nous avons créé l’organisme Plein milieu en 1993, dont le mandat initial était de prendre en charge le travail de milieu à l’école Jeanne-Mance et d’animer le café étudiant. Avec plusieurs acteurs, nous avons ressenti le besoin de collectiviser les questionnements et les réponses à mettre en œuvre. Un colloque sur les jeunes présentait le risque de limiter la participation et le questionnement aux « spécialistes ». Nous avons opté pour la formule plus souple du forum afin d’interpeller les acteurs-clés auprès des jeunes : les parents, intervenants, professeurs ainsi que les jeunes eux-mêmes.

Ce premier forum a débouché sur des propositions concrètes dont la plus importante a été de mandater Plein Milieu afin d’organiser le travail de rue du Plateau Mont-Royal et ainsi répondre à la cohabitation de plus en plus difficile des résidents avec les jeunes de la rue. Cette rencontre publique a favorisé une collaboration inter-organismes qui est encore dynamique. Pendant une année, nous avons expérimenté un projet d’intervention d’urgence qui consistait à donner aux jeunes et aux parents un numéro gratuit d’urgence pour éviter de recourir d’emblée à la Direction de la Protection de la Jeunesse. Ce projet n’a pas eu de suite mais il témoigne de l’effervescence autour de la question des jeunes et de notre volonté de mettre en place de nouvelles pratiques. Au total, cinq forums se sont tenus entre 1993 et 1997.

Entre l’underground et le CLSC

Durant les années 1990, la population des jeunes du Plateau a changé de visage suite à l’arrivée de jeunes de la rue. Aux difficultés connues des intervenants (décrochage scolaire, conflits avec les parents) s’ajoutaient de nouveaux problèmes, notamment la toxicomanie et la santé mentale. L’arrivée de ces jeunes relançait avec force le questionnement sur les façons de rejoindre des publics qui ne fréquentent pas les CLSC. La création du Ketch café, espace intermédiaire à mi-chemin entre l’underground et le CLSC, correspond à cette recherche de nouvelles manières d’intervenir. L’idée à l’origine de cet espace était que les travailleurs de rue puissent faire le lien entre la rue et le café, et que les intervenants du réseau établissent le lien entre le café et le CLSC. Le personnel du café est constitué d’intervenants. Cette ressource dispose d’un espace médical, initié par des médecins aguerris qui croyaient au projet et avaient des préoccupations sociales. Beaucoup de jeunes suivis par la suite en CLSC ont développé un lien de confiance lors des rencontres avec les intervenants du café.

En 2005, à la suite des fusions dans le réseau de la santé, j’ai déménagé avec une partie de l’Équipe jeunesse du CLSC du Plateau sur le site Sanguinet pour participer à la formation de l’Équipe des jeunes de la rue. Cette dernière a le mandat régional d’offrir des services de santé et des services sociaux avec ou sans rendez-vous aux jeunes en rupture de 14 à 25 ans. Elle est composée de trois infirmières, d’une psychologue, de deux médecins, de deux dentistes (qui travaillent avec des étudiants en stage de l’Université de Montréal), d’une préposée à l’accueil des jeunes, d’un pair-aidant et d’un agent de relations humaines, poste que j’occupe. Je bénéficie de la même souplesse dans l’organisation de mes activités que sur le Plateau, ce qui me permet d’adapter les services aux jeunes de la rue.

En comparaison, la situation est différente du temps où j’intervenais dans les écoles secondaires du Plateau, où les parents étaient plus présents et mobilisés. Les jeunes qui viennent ici refusent souvent de faire intervenir leur famille. Ils sont en rupture avec leurs parents. Récemment, un jeune homme de l’Alberta est venu me rencontrer à plusieurs reprises pour renouveler sa carte d’assurance maladie, pour laquelle un acte de naissance est nécessaire. Il refusait d’appeler sa mère afin d’obtenir les renseignements indispensables à cette démarche. À la troisième visite, il est venu avec son numéro et il est resté une heure au téléphone avec elle. La famille n’est jamais totalement absente. Elle est dans le décor mais souvent en conflit avec ces jeunes depuis l’adolescence. Je vois des situations où, suite à un conflit, les parents et leurs enfants laissent les relations se détériorer. Les parents sont souvent aussi démunis que les jeunes pour faire face à ces situations de conflits non réglés.

Je continue de répondre de front à des demandes individuelles tout en portant une attention à la dimension collective de l’intervention. Ces expériences d’intervention ont nourri une réflexion qui a conduit à la création d’un organisme dont le mandat est de soutenir les initiatives et projets artistiques des jeunes de la rue. Avec l’appui de Plein milieu et En Marge 12-17, je travaille actuellement à la mise sur pied de cet organisme qui s’appelle La marge s’expose et dont le Conseil d’administration est nouvellement constitué.