Inclusion de la participation publique en santé mentale : la rencontre des savoirs

 « Supposons, par exemple, que la cité ne puisse exister qu’à la condition que nous soyons tous joueurs de flûte […] souvent le fils d’un bon joueur de flûte resterait mauvais, et le fils d’un mauvais deviendrait bon; cependant tous les citoyens seraient des joueurs de flûte passables comparés aux ignorants, complètement étrangers à l’art de la flûte. » (Platon, Protagoras)

Un aspect assez peu commenté de la réforme québécoise des services sociaux et de santé de 2003 est l’inclusion de la participation publique dans son processus d’implantation.  L’étude de la mise en place du Plan d’action en santé mentale, La force des liens 2005-2010 (PASM), qui en est assurément partie prenante, peut néanmoins en donner un aperçu. Cette réforme a mené à la création de 95 centres de services sociaux et de santé (CSSS) au Québec. Formés par la fusion d’établissements locaux, généralement avec au moins un CLSC, un CHSLD et un CH1, ils sont chacun chargés de coordonner un réseau local des dispensateurs de services à l’intention de la population de leur territoire. À cette responsabilité « populationnelle » s’ajoute le mandat de « hiérarchisation » des services. Les CSSS sont directement responsables d’offrir les services de soins généraux ou de première ligne et d’établir des ententes avec d’autres dispensateurs pour garantir l’accès aux services spécialisés et ultraspécialisés de deuxième et de troisième ligne. Un cadre de référence publié par le ministère en 2004 guide les CSSS dans l’élaboration locale de ce projet organisationnel et clinique. On y précise que « dans le but de rapprocher la prise de décision de ceux qui bénéficient des services, la participation représentative de la population et des personnes est essentielle ». Les CSSS se voient donc confier la responsabilité d’en fixer les modalités et d’offrir les conditions favorables à cette éventuelle implication populaire dans la gestion d’un service public (MSSS, 2004 : 53).  Un tel appel à la participation est repris dans le PASM. Celui-ci engage non seulement les CSSS, mais toutes les instances du ministère « à favoriser la participation des personnes utilisatrices de services au regard du mandat qu’ils assument, tout en offrant des conditions d’exercice adaptées aux capacités de ces dernières » (MSSS, 2005 : 66).

En conformité avec ces orientations, un CSSS de la région de Montréal initiait en septembre 2005 les travaux qui devaient mener à la formulation de son projet local d’organisation clinique. Pour ce faire, il a constitué plusieurs tables de concertation multipartites en correspondance avec ses différents programmes de services. Leur mandat était de tracer un portrait de la population du secteur desservi, de ses besoins et de l’offre de services dont elle bénéficiait déjà, pour ensuite en identifier les failles ou les problèmes. Sur ces bases, les participants aux tables devaient identifier les correctifs à apporter. En santé mentale, on a ainsi privilégié, parmi les 50 cibles identifiées, celle de « mettre en place un mécanisme de liaison entre les partenaires du réseau local afin d’assurer l’accessibilité et la continuité dans les services aux adultes ayant un problème de santé mentale et développer des outils de travail communs pour répondre aux besoins de cette clientèle ». Le suivi de cette priorité a conduit à la mise sur pied d’un comité conseil en santé mentale adulte qui, comme son nom l’indique, était chargé de conseiller la direction du CSSS dans son application.

Cet article est fondé sur nos observations de terrain et sur l’analyse des entrevues d’une dizaine de membres au comité conseil.2 Il s’agissait de professionnels issus d’établissements et d’organismes communautaires dédiés à la santé mentale, ainsi que d’usagers profanes qui représentaient les partenaires de ce réseau local de services. Nous demandions à chacune des personnes de nous faire part de sa perception du mandat du comité conseil, des raisons pour lesquelles elle s’y était impliquée ainsi que des évènements qui lui étaient parus être significatifs. En fin d’entretien, nous proposions aux personnes de nous tracer un bilan de la démarche en portant attention aux interrelations des participants, aux conditions de leur succès et, en particulier, à leur perception des apports tangibles de la participation des personnes vivant avec un problème de santé mentale.

Perspectives

L’insertion d’une pratique participative dans un tel modèle ne va pas sans heurts. Les témoignages recueillis auprès des participants sont unanimes : la marge de manœuvre laissée aux partenaires locaux était plutôt restreinte. À ceci près que les professionnels en étaient moins émus parce que « quand on est habitués de travailler dans le réseau, on est peut-être plus habitués à ce genre d’affaires-là, à comprendre les impacts, les pouvoirs d’influence et tout ». Un enjeu important pour eux était de s’assurer que les responsabilités dévolues à chacun de leurs établissements ou organismes soient raisonnables et s’accompagnent d’une répartition équitable des ressources humaines et financières. Au début de la démarche, leurs rapports semblaient empreints de cette approche plutôt corporatiste. Les gens du milieu communautaire se présentaient comme étant plus près des personnes vivant avec un problème de santé mentale, alors que ceux du CSSS prétendaient que les intervenants du milieu hospitalier se réfugiaient dans leur tour d’ivoire. Ces derniers se considéraient pour leur part comme les victimes des préjugés antipsychiatriques des premiers. Mais à force de rencontres, les professionnels de toutes provenances se sont plutôt félicités d’avoir réussi à adopter un langage commun qui faciliterait assurément leur future collaboration.

Les personnes vivant avec un problème de santé mentale y voyaient plutôt un mouvement d’uniformisation des approches où tous les dispensateurs de services se placent en remorque du centre hospitalier : « on se rendait compte à la fin que l’institutionnel avait plus de poids, [qu’il finissait] par embarquer par-dessus les anciens CLSC ». Pour elles, l’intérêt de la discussion résidait moins dans la création de ces collaborations transversales que dans l’exercice d’une vigilance quant au respect des droits et à l’adaptation des pratiques aux besoins de leurs pairs. En fin de parcours, elles ne souscrivent pas à la communauté de langage de leurs collègues professionnels. Leur compréhension de la visée de la discussion est que « ce n’est pas sur des normes de développement ou de pourcentage, c’est « oui, mais là, qu’est-ce que vous faites avec ce monde-là ? Ont-ils des services ? » ».

Cette différence de perspective apparaît nettement lorsqu’il est question de la mise en place du Guichet d’accès, qui deviendra le dispositif d’évaluation et de référence du réseau local de services de santé mentale. Préoccupées par ce qu’elles perçoivent comme une dépersonnalisation des services, les personnes vivant avec un problème de santé mentale proposent d’en changer le nom parce que « ce n’est pas un guichet automatique comme à la banque ». Elles demandent aussi « que les utilisateurs de services en santé mentale signent ou autorisent verbalement la demande de référence [transmise par le guichet d’accès en vue de] sensibiliser les intervenants au consentement ». Ces deux modifications seront initialement acceptées par tous les membres présents au comité conseil, mais seront par la suite refusées par la direction du CSSS. La première proposition est refusée parce qu’elle contreviendrait à un vocabulaire déjà utilisé par l’ensemble du réseau et l’autre, parce qu’elle imposerait une tâche supplémentaire aux médecins et un ralentissement conséquent de la procédure de référence et cela, sans pour autant répondre à une quelconque obligation légale. Pour une des personnes, l’enjeu significatif de la résolution a été ignoré : « Tu sais, plutôt [que de] le prendre comme une ouverture de réflexion et d’échanges avec d’autres –  je ne peux pas dire à sa place comment pratiquer en tant qu’omnipraticien ou généraliste – mais plutôt le prendre comme une opportunité de réfléchir ».

Ouverture

La participation des personnes vivant avec un problème de santé mentale dans un comité mixte provoque un véritable choc de cultures, nous dit une professionnelle participante : « Écoute, ils viennent s’asseoir avec une gang de gestionnaires et de professionnels, [ils se demandent] comment ils vont être reçus ? Comment ils vont être jugés ? [C’est vrai] de part et d’autre, mais nous, on est en majorité, eux arrivent en minorité, puis c’est nous qui l’avons le pouvoir ». Non sans empathie, une personne vivant avec un problème de santé mentale confirme : « Je veux dire c’était plus facile avant, je pense qu’ils [n’] avaient pas besoin de faire attention à ce qu’ils disaient. Mais, je pense que c’est ça, on était peut-être une contrainte, puis le changement de mentalité, ce n’est pas facile pour personne. Je pense que c’est un processus d’adaptation pour eux aussi ». En premier lieu, il s’agit sans doute de vaincre la stigmatisation car : « il y a comme un risque entre guillemets de se dévoiler […] à cause de comment c’est vu socialement, puis quand t’entends dire : « Les paranoïaques, c’est ci, les schizophrènes, c’est ça. » […] j’étais toujours sur les brakes. » Quelques professionnels rencontrés en entrevue avaient d’ailleurs en mémoire leurs appréhensions quant à d’éventuelles « pertes de contrôle », que « ça dérape en chicane » ou « que des demandes impossibles soient formulées ». Un préjugé d’illégitimité ou d’incompétence semble cependant être plus durable. On reproche ainsi aux participants vivant avec un problème de santé mentale de ne pas être élues, de ne pas représenter tous les usagers de tous les types d’établissement, ou de n’être que les porte-paroles du seul organisme où on les a recrutées. Pourtant, nous avons pu recenser six consultations locales organisées par les personnes participantes et plusieurs présences formelles dans des activités publiques à titre de conférencières ou d’animatrices d’ateliers.

La réserve ou « petite gène » initiale qu’évoquent les professionnels à l’égard de la participation personnes vivant avec un problème de santé mentale dans cet exercice de planification semble avoir eu un impact positif pour tous, comme nous l’explique un répondant professionnel : « [Ça] re-disciplinait dans le fond le discours. Je pense que si un interlocuteur est là, on peut beaucoup moins l’instrumentaliser, donc ça, je pense que c’était vraiment une fonction importante qu’ils pouvaient jouer […] La présence de l’usager faisait que l’usager n’était pas oublié ». Dans l’ensemble, les professionnels évaluent positivement cette présence : « ça a toujours été positif », voire « très, très positif [et] ils ont très bien participé ». « Ça se passait plutôt bien » et, même si cela n’a pas toujours été simple, c’était généralement « riche ». Réciproquement, les personnes vivant avec un problème de santé mentale saluent leurs vis-à-vis du comité : « Il faut quand même donner ça au CSSS, puis aux individus clés […] ils étaient ouverts dans les échanges, les dialogues ».

Légitimité

Les objectifs que s’est fixés le CSSS étudié sont, somme toute, semblables à ceux de tous les autres CSSS du Québec, alors que la réforme était présentée comme un renforcement des pouvoirs décisionnels, dévolus aux instances locales. Force est de constater que la réforme – PASM inclus – consistait essentiellement à déléguer des opérations courantes vers les paliers régionaux et locaux tout en maintenant à Québec les responsabilités décisionnelles, de planification et d’évaluation du système. Il s’agit d’un modèle de gestion à distance, déjà décrit il y a plus de trente ans par Robert Castel (1981 : 207). On le reconnaît sans peine dans la formulation du mandat que se donne le MSSS dans sa réforme : « [Le MSSS] recentrera ses actions autour de ses fonctions premières, soit la planification (politiques et standards d’accès et de qualité), le financement, l’allocation des ressources financières, le suivi et l’évaluation » (MSSS, 2004 : 20).

La rencontre suscitée au sein du comité conseil est celle de deux types de savoirs. Il y a, d’une part, le savoir expert ou reconnu comme tel en vertu d’un parcours académique et professionnel. Celui-ci conçoit la planification clinique comme l’articulation d’objectifs chiffrés avec des interventions et des services homologués « probants ». Le régime des ententes de gestion mis en place par le MSSS conforte ce paradigme positiviste. Les personnes vivant avec un problème de santé mentale, plutôt qu’être férues de pratiques exemplaires, s’intéressent aux processus tels qu’ils apparaissent aux détours des diverses médiations objectives et subjectives qui stimulent ou entravent le retour à l’équilibre d’une personne. Ainsi, pour elles, toute pratique d’intervention, même bureaucratique (par exemple, la signature d’un formulaire de consentement) pourra être reconsidérée en tant que marqueur d’une étape du parcours de soins ayant eu ou non des effets désirables.

Cette différence, que nous pouvons qualifier d’épistémologique, a aussi sa correspondance dans la conceptualisation de la légitimité de la parole. Là où les uns tendent à l’associer à la qualité de leur curriculum académique et professionnel, les autres sont plutôt portés à la concevoir comme la résultante d’acquis tirés d’un parcours existentiel dans sa globalité. Cet autre type de compétence émerge au carrefour des expériences de vie passées, en écho à celles-ci et en tant que production pertinente pour fonder le projet de l’individu.

À l’instar de la célèbre typologie des solidarités de Durkheim (1960), nous qualifions de « mécanique » la façon dont les professionnels appréhendent la représentation et « d’organique » celle pratiquée par les personnes vivant avec un problème de santé mentale. La première consisterait à répéter à l’identique un message formulé et adopté formellement par groupe de référence, tandis que dans le second modèle, le messager ne s’efface plus derrière un message formulé par ses pairs. Il s’en approprie et en prolonge le sens dans une nouvelle élaboration. Le modèle mécanique s’équipe de données probantes et de statistiques à l’appui de ses revendications, tandis que l’organique lui oppose la part de l’expérience subjective. Ainsi quelques professionnels ont déploré que les participants vivant avec un problème de santé mentale ne se soient dotées ni d’un mandat de tous les usagers du réseau local, ni de données statistiques étayant leurs positions, alors que ces professionnels étaient pourtant mandatés par un seul établissement ou secteur de service. En fait, il nous est apparu que pour les usagers, le critère de légitimité de la participation n’est pas tant d’y rapporter un message sanctionné par une instance formelle que d’exprimer une cohérence « organique » avec les représentations et l’expérience de son groupe délégant. Avec une telle approche, la participation publique en santé mentale pourrait bien être un prototype d’une cité qui ne puisse exister sans que chacun sache jouer de la vertu civique.

Notes

1 : Centre local de services communautaires, Centre d’hébergement et de soins de longue durée et Centre hospitaliers.

2 : Nous avons interviewé dix participants et avons retenu neuf verbatim pour les fins d’analyse, dont ceux de trois personnes identifiées comme « utilisatrices des services » et six en tant que professionnelles. De ces dernières, trois étaient identifiées à l’équipe psychiatrique d’un hôpital, deux aux organismes communautaires, dont un groupe d’entraide, et une au CSSS.

Références

Castel, R. (1981). La Gestion des risques.  De l’anti-psychiatrie à l’après psychanalyse, Éditions de minuit, Paris.

Durkheim, É. (1960) [1893]. De la division du travail social, Presses Universitaires de France, Paris.

Gagné, J., Clément, M., Godrie, B. et Y. Lecomte, avec la participation de Blais, D.M., Caron, S., Robb, S. et P. Turcotte (2013). La voix et le savoir des personnes avec une expérience vécue de santé mentale dans le comité aviseur du CSSS Jeanne-Mance, Rapport de recherche, CREMIS.

Ministère de la Santé et Services sociaux du Québec (2004). L’intégration des services de santé et des services sociaux. Le projet organisationnel et clinique et les balises associées à la mise en œuvre des réseaux locaux de services de santé et de services sociaux, Santé et services sociaux, Gouvernement du Québec

Ministère de la Santé et Services sociaux du Québec (2005). Plan d’action en santé mentale du ministère de la santé et des Services sociaux du Québec, La force des liens 2005-2010, Santé et services sociaux, Gouvernement du Québec

Platon, (1967) Traduction par Émile Chambry, La Bibliothèque électronique du Québec, Vol. 10., Édition de référence Garnier-Flammarion, (Consulté en ligne le 22 mars 2012), http://beq.ebooksgratuits.com/Philosophie/Platon-Protagoras.pdf