À la suite d’une recherche sur les organismes communautaires qui développent des pratiques novatrices auprès de populations marginalisées et discriminées,1 nous avons voulu voir comment ont évolué ces organismes cinq ans plus tard. Cette fois-ci, le projet a pris la forme d’un documentaire qui s’appuie sur des entrevues réalisées auprès de quatre organismes proposant des manières de faire pour changer les trajectoires individuelles et collectives des jeunes qui connaissent des difficultés d’insertion sur le marché du travail. Produit en lien avec le CREMIS, ce documentaire intitulé Un communautaire svp ! a été présenté en première lors de la soirée de théâtre citoyen organisée par le CREMIS sur les jeunes et le travail aux Katacombes au mois de mars 2010. Les quatre organismes rencontrés sont le Café Chaos, le Café Touski, le Groupe Information Travail (GIT) et la compagnie de théâtre d’intervention Mise au jeu, qui se situent sur le territoire du Centre de santé et de services sociaux Jeanne-Mance. En mettant l’accent sur le discours et les réflexions des responsables de ces organismes, nous avons questionné les liens entre l’autonomie de l’action et le changement social.
Inversion
Le Groupe Information Travail accompagne depuis plus de vingt-cinq ans des individus éloignés du marché du travail dans leur volonté de prendre du pouvoir sur leur vie et de trouver un emploi, en offrant notamment des services visant à augmenter leur employabilité. Toutefois, pour cet organisme, c’est plus l’individu dans sa globalité qu’il faut aider : « On ne travaille pas avec des codes postaux ici, mais avec une personne qui doit être reconnue dans sa globalité. » Par exemple, les interventions aident des jeunes chômeurs à regagner une confiance personnelle et une estime de soi leur permettant de réintégrer le marché du travail. L’accompagnement des individus ayant des problèmes multiples (comme la toxicomanie, des problèmes d’hébergement, ou des problèmes de santé mentale), favorise le développement de nouvelles habitudes et compétences. Il s’agit essentiellement de « faire pour » les individus en leur permettant de retrouver un pouvoir sur leur vie et un sentiment de contrôle sur leur trajectoire.
Certains groupes de la population qui subissent des discriminations, de l’intolérance et des préjugés (comme les jeunes Noirs, les personnes à la rue ou les familles immigrantes) ont parfois le sentiment que leurs droits ne sont pas respectés et qu’ils sont exclus de la société. La compagnie de théâtre Mise au Jeu intervient auprès de populations discriminées afin de favoriser l’exercice de leur citoyenneté. Depuis 1991, elle encourage le passage d’un état de spectateur à celui d’acteur des changements sociaux à travers l’intervention théâtrale participative. Ses interventions développent une capacité de prendre part aux enjeux qui les touchent particulièrement : « Notre mission, c’est de favoriser une culture de participation, de faire en sorte que les gens sortent de leur état de spectateur ; qu’ils s’impliquent dans la résolution des conflits qui se présentent dans leur vie (…) Qu’ils apportent un certain changement. » Les interventions théâtrales participatives deviennent ainsi un moteur qui favorise une citoyenneté active et contribue à sortir du sentiment d’impuissance. Ce « faire ensemble » passe par une inversion des structures hiérarchiques traditionnelles d’exercice du pouvoir.
Le Café Chaos et le Café Touski sont des coopératives de travail. Le premier a ouvert ses portes en 1995 dans le but d’offrir une salle de spectacle accessible pour la relève musicale. Plus récemment, en 2001, l’ouverture du Café Touski par trois mères monoparentales a permis d’offrir un lieu convivial où les familles peuvent trouver de la nourriture de qualité à bon prix. Dans les deux cas, l’expérience de l’exclusion et le sentiment d’être tenus à l’écart sont à l’origine de ces espaces : « Le café [Touski], c’est un milieu de vie, c’est un endroit où on se sent chez nous. C’est un endroit où on peut évoluer en tant qu’être humain. On peut arriver avec une idée (…) puis la mettre en pratique. » Face aux structures contraignantes, la mise sur pied de coopératives de travail et d’entreprises d’économie solidaire témoigne du désir de se réapproprier un milieu de vie où se développent un sentiment d’appartenance et une nouvelle identité. Qu’il s’agisse d’accueillir des familles défavorisées ou des artistes de la relève, ces coopératives constituent de véritables lieux de socialisation pour les citoyens et les organismes communautaires environnants, et témoignent d’une volonté de « faire par et pour eux-mêmes ».
Dans ces deux espaces d’échanges, le pouvoir décisionnel ne repose pas entre les mains d’une seule personne, mais s’accorde avec les principes d’autogestion, comme l’évoque un membre du Café Touski : « On avait envie d’avoir une autonomie, une indépendance, une liberté par rapport à notre mission, d’être maître chez nous. » L’autogestion rend possible la réalisation de projets cohérents avec leurs valeurs : « La formule coopérative est une alternative à l’entreprise normale avec un patron qui dirige tout le monde. Ici, tout le monde dirige la place. » (Café Chaos). Ces lieux sont porteurs de changements, puisqu’ils permettent à des individus qui ont longtemps vécu avec le sentiment d’être exclus d’avoir enfin une place au sein de leur société. Toutefois, ces organismes se retrouvent dans une situation de tension entre les valeurs d’autonomie et de liberté qu’ils défendent et celles de l’économie capitaliste dans laquelle ils s’inscrivent. Cette tension peut devenir un obstacle à l’atteinte des finalités qu’ils se fixent : « Si on veut des subventions (…) on est comme une espèce de caméléon qui essaie de se conformer dans les structures qui existent déjà et non de créer une structure qui nous ressemble. » (Café Touski)
Marginalités
Marginal par rapport aux pratiques institutionnelles dominantes, le secteur communautaire constitue, dans toute son hétérogénéité, un agent important de changement social et d’innovation quant aux façons de penser et d’intervenir auprès des populations discriminées. Pour les organismes rencontrés, l’individu n’est pas une étiquette ou un problème, mais une personne à part entière qui peut vivre un problème et participer à sa résolution. Le travail qu’ils effectuent dépasse largement le cadre d’une activité lucrative. Il est question de créer un milieu de vie dans lequel tout le monde apporte sa contribution. À travers une structure organisationnelle horizontale, ces organismes parviennent à adapter leurs pratiques aux besoins des individus plutôt que de les adapter aux structures et aux besoins du marché du travail.2
Notes
- Les rencontres effectuées auprès de ces organismes s’inscrivent dans la continuité d’une recherche réalisée en 2005 au CREMIS. Avec l’aide d’acteurs du milieu (travailleurs sociaux, intervenants, organisateurs communautaires), nous avions repéré une vingtaine d’organismes communautaires considérés comme les plus novateurs sur le territoire du Centre de santé et de services sociaux (CSSS) Jeanne-Mance en matière de l’action sur la pauvreté.
- Le documentaire que nous avons produit dans le cadre de ce projet en lien avec le CREMIS est disponible à www.cremis.ca(à venir).
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Télécharger (.PDF)Auteurs
- David Beaupré
- Professeur de sociologie, Cégep du Vieux Montréal