Dessiner l’itinérance à Montréal. Entretien avec Laurent Lavaste, un artiste dans la rue

Laurent Lavaste, illustrateur français, a plongé dans l’univers de la rue à Montréal pour capter, par le dessin, la réalité des personnes en situation d’itinérance. Arrivé à Montréal début octobre 2023 pour le mariage de sa fille, il devait y rester deux mois. Mais, après avoir découvert l’univers de la rue, il a décidé de prolonger son séjour. Ne pouvant plus assumer les coûts de l’appartement qu’il fréquentait, Laurent a décidé de s’installer, début décembre, dans un campement situé à Rosemont, sur la piste des Carrières, qui longeait le chemin de fer du Canadien National. Ce choix relevait d’abord d’une démarche artistique, mais a rapidement pris une tournure personnelle: marqué par une douloureuse séparation, Laurent raconte avoir trouvé, dans les souffrances de la rue, une manière d’explorer ses propres émotions. Si l’enlisement semblait facile, sortir de la rue a été beaucoup plus difficile.

Laurent a vécu une première fois dans la rue en décembre 2023. Après un retour en France, il revient s’installer, dans le même campement, de mai à la mi-juin 20241. L’hiver rude et isolant de son premier séjour laissait alors place au printemps, plus propice aux échanges. Avec le temps, son carnet de dessin est devenu un outil d’échange, un passeport social, un moyen de créer du lien. Certaines personnes itinérantes se reconnaissaient dans ses dessins, d’autres y retrouvaient un ami ou un frère. Nombre d’entre elles lui ont raconté leur histoire. Lors de son deuxième séjour, il avait gagné un statut: « le Français qui dessine ».

Mis en lien avec le CREMIS par le chercheur Fabien Desage qui, de connaissances communes, avait eu l’écho de son projet, Laurent est revenu à Montréal en octobre 2024, où nous l’avons accueilli comme « artiste en résidence ». Muni d’un vélo et d’un chariot, il s’est décidé à exposer ses dessins, comme il le pouvait, du parc La Fontaine au marché de la gare de Sherbrooke, en passant par les rives du lac Boivin, à Granby. Carolyne Grimard et Nicolas Sallée se sont entretenu·es avec lui au cours du mois de novembre. Nous restituons ci-dessous quelques extraits de cet échange2.

Laurent, commençons par le commencement  : comment t’es-tu retrouvé dans la rue, à dessiner l’itinérance?

Au mois d’octobre 2023, je suis venu à Montréal pour le mariage de ma fille. Je devais être logé au bord d’un lac, dans sa belle-famille. Mais pour un ensemble de raisons, ça ne s’est pas passé comme ça. Je me suis retrouvé à Montréal, à payer une chambre à 850 $ par mois. Et puis j’avais le projet de dessiner. Ma fille bossait dans un restaurant, et tous les lundis elle faisait la fermeture, alors on prenait les invendus qu’ils allaient jeter, on faisait des gros sacs et on allait les distribuer autour de la station de métro Berri-UQAM. Ça, je vous dirais que c’est mon premier contact avec l’itinérance, et ça m’a donné envie de la dessiner. Ça a commencé par le dessin d’une personne itinérante sur la rue Masson, le 4 novembre. Je lui ai demandé son nom, et voilà, c’était le premier contact. Ça a été furtif, il s’en allait, il n’a même pas vu que je le dessinais. Et je me suis dit : « tiens, pourquoi pas aller voir d’autres personnes itinérantes et leur demander, entrer en contact avec elles? ».

Quelques jours plus tard, le 8 novembre, je suis allé sur Berri. Il y avait un groupe d’itinérants, et j’ai basculé. Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre, mais je voulais leur demander si je pouvais les dessiner. C’était pas facile, c’était même un peu étrange comme démarche. Tu ne sais pas vers quel monde tu t’en vas, tu te fais des films. Je m’attendais à ce qu’ils me demandent de l’argent, ou une bière, des cigarettes. Et ben pas du tout, c’est exactement l’inverse qui s’est passé : ils m’ont demandé combien je prenais! Et là, ça a commencé, les échanges, ils ont trippé sur le fait que je dessine, à se regarder, puis à montrer aux autres. Il y en a certains qui voulaient pas, qui étaient plus sur la réserve, et d’autres qui disaient : « Pourquoi pas, vas-y ».

Et j’ai toute une petite série, comme ça, d’un petit groupe d’itinérants qui se tenait dans la descente, sur Berri, juste avant Viger. Ça a donné un super échange, amical. Mais j’ai aussi compris qu’il fallait que je dessine vite, parce que ça peut aller vite, très vite. Je dessinais quelqu’un, son pote arrivait avec une dose de crack, ils partaient. Je voulais apprendre les codes. Je devais repartir en France, j’avais mon billet d’avion retour mais j’ai dit à ma fille : « écoute, j’ai envie d’aller plus loin ». Et début décembre j’ai décidé de m’installer en tente, dans le campement de la rue des Carrières.

Tu aurais pu continuer à approcher les personnes itinérantes en restant, si l’on veut, de l’autre côté, comme tu l’avais fait la première fois sur Berri. Qu’est-ce qui t’a poussé à t’installer dans la rue?

D’abord je pouvais plus payer mon loyer et, surtout, je voulais vivre le quotidien de l’itinérance, être plongé dans ce monde. Et puis je sais pas, il y a quelque chose qui m’attirait, ça m’a absorbé. Mais au fond, je me posais pas vraiment cette question jusqu’à ce que quelqu’un que j’ai rencontré un peu par hasard, une écrivaine, me demande : « mais au fait, pourquoi tu fais ça? ». Elle me décourageait pas, au contraire, mais elle me tirait un peu les vers du nez. Il faut savoir que, quelques mois avant, j’avais vécu une séparation très douloureuse, dont j’ai eu beaucoup de mal à me remettre. Et en y pensant, j’ai réalisé que j’allais chercher toute l’émotion que j’avais en moi, toute ma souffrance. C’était vraiment une résonance, et je crois que j’affrontais mon problème. Dans la rue, j’étais en thérapie. J’ai plongé. Et je pense que, quelque part, j’aurais pu basculer. Si je n’avais pas eu le dessin, j’aurais pu rester là. J’ai senti intimement, émotionnellement, surtout peut-être lors du deuxième séjour, à quel point la frontière était fine. Parce que j’étais dans la souffrance. Et puis le regard des autres, des non-itinérant·es, te renvoie quelque chose. Le premier séjour, j’étais même pas dans la rue qu’une dame me donnait déjà des viennoiseries. Parce que j’étais accroupi et que je dessinais un itinérant. J’étais surpris, mais j’ai pris la viennoiserie et je l’ai donnée après. Mais ça m’a fait basculer. Là je me suis dit : « ah tiens, j’y suis presque ». Tu sais, dans les attitudes, la posture, les habits, tout ça, tu es vite considéré comme un itinérant. La frontière est fine. Et je peux dire qu’au bout d’un moment, intérieurement j’ai vécu l’itinérance. Je l’étais, je le vivais. Je l’ai peut-être pas été longtemps, et j’avais le privilège de pouvoir en sortir, mais je crois qu’à un moment je l’ai été.

Tu parles de ces émotions qui ont constitué un levier dans ta décision de t’installer à la rue. Une fois dans la rue, elles devaient être mises à rude épreuve, n’est-ce pas?

Oui, c’était intense. J’ai été vite épuisé, surtout que la première semaine, en plein hiver, je suis tombé malade. Je faisais des mauvaises nuits, et j’ai tendance à faire de la claustrophobie. En fait, je n’étais pas habitué et j’étais mal préparé, beaucoup trop à l’arrache. Ma tente était petite, et j’avais pas bien pensé l’emplacement. J’avais aussi un petit poêle que j’allumais, mais il faisait trop chaud alors je laissais tout ouvert, je sortais la tête : « respire, respire ». Et la rue, c’est aussi du bruit. Le bruit des rongeurs, du train, mais c’est surtout le bruit continuel, le bruit quand t’as pas de mur. Et il y a aussi les odeurs, l’odeur de la ville et les odeurs corporelles, la saleté, la transpiration, c’est hyper fort. Je découvrais tout ça, je dormais, je dormais pas. J’étais épuisé. Vers la fin du mois de décembre, je suis allé me reposer deux jours chez cette écrivaine dont je vous parlais. Elle m’avait laissé les clefs de son appartement durant le temps des fêtes. J’y suis allé deux nuits, et le premier soir j’ai pleuré, pleuré, j’en pouvais plus. Mais cet état, c’est ce qui m’a aussi aidé à dessiner.

De toute façon, je ferai jamais la sociologie parfaite de l’itinérance, c’est impossible. J’ai travaillé avec mes émotions et c’est elles qui m’ont permis de rentrer dedans. Avec la fatigue, j’étais dans un état de transe, une sorte d’état second. Quand je dessinais, il n’y avait pas de réflexion, pas d’intellectualisation. J’étais avec elles et eux, connecté à mes émotions et aux leurs. Il y avait une résonance, ils et elles me renvoyaient un écho. Et moi, je dessinais.

Comment étais-tu identifié, ou perçu, dans la rue? Ton carnet à dessin servait comme un élément de sociabilité?

Le premier séjour, j’étais plus dans l’observation, j’avais des liens, mais comme ça, sans que ça se noue vraiment. C’est dans le deuxième séjour que ça s’est noué, que ça s’est révélé. Et puis, c’était le printemps. Le printemps c’est l’explosion. On était plus dehors, c’est une autre manière de vivre l’itinérance, il y a plus d’échanges. L’hiver c’est intense, plus confiné. Le printemps j’étais vraiment devenu « le Français qui dessine », on me reconnaissait comme ça.

Même les policiers·ères [rire]! Pendant mon premier séjour, y’en a deux qui sont passés à vélo faire de la prévention parce que la neige arrivait. Je leur avais dit que j’étais français, dessinateur, et que je faisais une immersion. Et quand je les ai revus lors du deuxième séjour, ils m’ont reconnu : « ah le Français, t’es revenu! », et on a discuté. Et puis c’est drôle parce que quelques jours plus tôt j’avais rencontré un Iranien qui débarquait à Montréal. Ça faisait deux jours qu’il était là, il était avec sa petite valise et il ne savait pas où dormir. C’était un artiste aussi, qui faisait des petites figurines en papier mâché, des petits animaux. On ne parlait pas la même langue, mais on réussissait à se comprendre et je l’avais fait venir sur le campement. Du coup, les policiers·ères appelaient ça « le coin des artistes ». On avait notre petit quartier. Mais oui, ça me donnait un genre de statut.

J’aurais plein d’anecdotes, mais je repense à Bertrand, un gars que j’ai croisé au centre-ville, au parc Émilie-Gamelin. Un énervé qui sortait de prison, et qui m’a vu dessiner assis sur un banc. Il s’est mis à côté de moi : « je peux regarder? Tasse-toi! » Et on commence à discuter, je lui dis que je suis au campement sur des Carrières : « ah ouais, là-haut, c’est pas la rue ça, c’est l’hôtel. Moi, je suis dans le centre, c’est violent ». Alors il me raconte qu’il sort de taule, qu’il venait de se battre, c’est pour ça qu’il avait un plâtre et c’était pas pratique pour se torcher! [rire]. Et il trippait sur mes dessins, il regardait mon carnet : « ah c’est de l’art, ça! C’est pas du Picasso, du machin qu’on comprend rien. Ça, c’est la vie, ça, c’est le réel ». Et puis il reconnaissait des gens que j’avais dessinés : « ah, mais lui je le connais, un tel, tel autre ». Ça, c’est arrivé plusieurs fois pendant mon deuxième séjour : « ah, mais lui je le reconnais, Choco, il est mort » – « Ah oui, il est mort? ». Alors, tu prends des nouvelles, et ça crée du lien. Il y en a un autre, dans le Village, Gérard, qui m’a remercié de partager mon art avec lui, j’étais hyper touché. Et puis cette femme, aussi, devant l’Accueil Bonneau. On traînait un peu, on fumait des cigarettes, elle m’a parlé de sa vie, de son mari violent, de ses séjours dans la rue. Une belle femme, chic, mais bon un peu junkie. On était assis·es sur le bord du trottoir, et elle me demande si elle peut regarder le carnet. Et là elle a pleuré tout le long, elle pleurait, pleurait, pleurait. Et une autre encore, Charlotte, une femme autochtone avec qui j’ai eu de super relations. Et pareil, elle regarde mon carnet et elle me pleure dans les bras parce que j’avais fait le dessin de son frère Lucas. Et avec le sourire, elle était super contente.

Est-ce que ce statut, comme tu l’appelles, t’a permis de gagner un peu d’argent pour pouvoir vivre, au quotidien?

J’ai vendu deux dessins, je crois, à des itinérant·es ou ancien·nes itinérant·es. Il y en a un qui joue de la guitare, à Hochelaga. On a bien sympathisé. Lui, il était dans la rue auparavant, mais aujourd’hui il a un logement et il vit simplement. Je l’ai dessiné et il m’a acheté le dessin. Il m’a filé 20 $. Évidemment je lui ai rien demandé, c’est qui lui a décidé. J’ai aussi dealé des carnets. Je me mettais devant un magasin : « voilà regarde, si tu veux je te donne un dessin, et tu m’achètes un carnet en échange ». Ça, ça marchait à tous les coups. Y’a aussi une fille que j’ai rencontrée lors de mon deuxième séjour devant le pavillon Patricia Mackenzie, je la dessinais et elle est venue me voir en me disant : « mais, c’est super ce que tu fais, il faut vraiment que tu ailles dessiner les touristes dans le Vieux-Port pour gagner de l’argent ». Je me suis dit : « pourquoi pas? » et on est parti·es ensemble, mais ça s’est jamais fait. L’histoire est rocambolesque, mais tellement typique. Parce qu’entre-temps je lui avais demandé si je pouvais prendre une douche quelque part, et elle m’avait dit qu’elle connaissait un endroit au centre-ville, au huitième étage d’un immeuble. On y va, sauf qu’au fur et à mesure du trajet elle prenait des doses de crack. Et une fois à la salle de bain elle se fait une piqûre de fentanyl. Je lui dis : « mais non », et là elle tombe sur le rebord du lavabo, à moitié allongée. Et ça tape à la porte. Je range ses affaires, elle croyait que je la volais. Elle se réveillait, elle replongeait.

Finalement j’ai réussi à la traîner jusque dans l’ascenseur. Et au troisième étage, tout le monde rentre. J’étais en mode itinérance, vraiment pouilleux, et elle en slip moumoute, un décolleté et des seins refaits. Je vous dis pas la scène. J’ai réussi à la traîner jusqu’au parking, où elle a replongé. À son réveil, on a discuté, elle m’a raconté un peu sa vie, violée par son père et son frère, puis elle a fait danseuse, prostitution. Résultat, je suis jamais allé dessiner les touristes.

Tu nous as parlé de cette bascule, du fait de devenir itinérant intérieurement et dans le regard des autres, ne serait-ce qu’un moment. Mais qu’est-ce que ça fait d’en sortir?

Oui, après cette expérience, ça m’a coûté de revenir de l’autre côté. Il faut une gymnastique de l’esprit pour accepter tout ça, et faire le grand écart. J’ai eu plus de difficulté au retour du deuxième séjour, c’était vraiment difficile. Retourner dans le monde… J’allais dire le monde réel, mais c’est pas le monde réel, c’est un autre monde. Tu vois je fais de la voile, et ça me fait la même sensation. Tu pars en voilier pendant un moment, tu changes de rythme et de mode de fonctionnement, vraiment radicalement. Tu vis avec les éléments, avec la lenteur. Et quand tu reviens, tu prends la voiture et tu as l’impression que tout le monde va à 200 km/h. Quand tu te rends compte de ça, la rupture a un côté attirant. Quand t’es dans la rue, t’as pas de papiers à gérer. Tu manges, tu attends, et moi je dessinais. C’est presque une belle vie, sauf que c’est dangereux. Mon privilège c’est que je savais que je pouvais en sortir, mais après deux, trois fois tu te dis « hey là… » [silence]. Mais une fois sorti, il y a comme un manque, c’est sûr. Avant-hier, je suis sorti d’un bar et je suis allé m’asseoir à côté d’un itinérant. J’étais juste assis, à côté, et j’étais bien. C’est un drôle de sentiment, il y a quelque chose que je ne retrouve pas dans la vie « normale », et je mets des guillemets. Je dirais qu’il y a un côté superficiel dans la vie normale que j’ai encore du mal à assimiler. Je veux dire, tu sors dans un bar, et c’est juste de la fête, tu bois de l’alcool pour rigoler. Mais l’alcool, dans la rue, c’est pas pour rigoler, c’est pour oublier. Ce côté superficiel, j’ai eu beaucoup de mal quand je suis revenu du deuxième séjour. Les habitats, les petits meubles, les petites déco, toutes ces choses ont perdu du sens.

Est-ce que, depuis que tu as quitté la rue, tu as pu restituer ton travail auprès des personnes itinérantes?

Non, pas vraiment. Y’a des personnes que j’aimerais revoir, avec qui j’ai eu de belles relations, et des conversations profondes. Mais c’est pas simple, je ne suis plus dans la rue, ça change beaucoup. La dernière fois, j’ai quand même rencontré par hasard quelqu’un que j’avais dessiné. Et tu vois, il a adoré le travail, mais il était déçu que j’aie changé son nom. Il était pas fâché, mais c’était dur pour lui. C’est des gens tellement invisibles, ils demandent de la visibilité. Et par mes dessins, c’est un peu de leur identité que je révèle, c’est leur histoire, leur parcours de vie. Alors, leur retirer leur nom, ça m’a coûté de le faire. Mais la restitution, je voulais la faire auprès du tout-venant. D’où l’idée de mon exposition itinérante, ça marche, ça crée des liens. Il y a des super contacts, des gens qui passent, qui s’arrêtent, qui sont touché·es, sensibilisé·es et qui discutent. C’est pas forcément des gens qui connaissent bien la question, il y a aussi beaucoup d’a priori sur le fait que la marginalité c’est voulu, que c’est des choix. Ça permet de discuter. Et moi j’ai pas les chiffres, j’ai rien, mais j’ai vécu quelque chose dont je peux témoigner. Et puis les dessins témoignent d’eux-mêmes.

Par contre, selon les gens, mon discours change aussi. Je parle pas de la même manière à une enseignante curieuse et à un ancien militaire. Le deuxième, qui considérait que la génération d’aujourd’hui se laisse aller, que lui a grandi à la dure, j’ai réussi à le sensibiliser je crois, mais y’a des choses que je pouvais pas lui dire, ne serait-ce que sur ce qui m’attirait à être dans la rue. Ça, je pouvais pas.

Ta démarche attire aussi l’attention des chercheurs·euses, de certain·es éditeurs·trices, et de quelques journalistes. Comment tu gères cet intérêt médiatique?

Les médias, ça, c’est vraiment un challenge. J’aime pas spécialement parler de moi, je me sens pas légitime. Et puis il y a quand même le danger que ça soit mal restitué. Et surtout, j’ai peur par mon vécu d’invisibiliser les gens de la rue. J’ai toujours cette appréhension parce que mon expérience au fond c’est rien, c’est zéro. J’ai vécu deux mois et demi dans la rue et je pouvais sortir quand je voulais, j’ai ma fille, j’ai plein de monde. Bien sûr, j’ai senti la rue, je l’ai dit, mais j’avais le dessin qui faisait tampon. Je viens d’une famille équilibrée, mes parents sont aisés.

Est-ce que tu penses qu’il y a des choses que tu n’as pas pu traduire ou capter par tes dessins?

Presque la totalité. Je peux traduire mon expérience, mon ressenti, mais je peux pas traduire tout ce qui se passe dans la rue. C’est tellement un monde à part. Et moi, je suis pas itinérant. Je l’ai peut-être été quelques jours, quand j’ai basculé. Mais encore une fois j’avais toujours cette possibilité de sortir, donc je peux pas dire que j’ai été totalement itinérant. Il aurait fallu que je n’aie pas cette sécurité, mais je serais sûrement pas là à vous parler. Donc, je pourrai jamais savoir. Je l’ai vu, c’est tout, et j’ai vu ce que j’ai vu. J’ai été au plus proche que je le pouvais.

Notes

  1. Le campement a été démantelé en juillet 2024, quelques semaines après ce second séjour. Voir l’article de Quentin Dufranne, « C’était ma maison ». Démantèlement d’un campement dans Rosemont, paru dans La Presse, le 17 juillet 2024. https://www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/2024-07-17/demantelement-d-un-campement-dans-rosemont/c-etait-ma-maison.php
  2. La transcription de l’échange et une première sélection des extraits pertinents ont été réalisées par Etienne Perreault-Mandeville.