Origine du projet et méthodologie
Dans le Black Report, publié en 1982, Townsend et Davidson reviennent sur la définition de la santé adoptée après la deuxième guerre mondiale par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Selon l’OMS, la santé doit être vue comme un état complet de bien-être sur les plans physique, mental et social et non pas seulement un état marqué par l’absence de maladie ou d’infirmité (Townsend et al. 1982 : 42). Ils sont de l’avis que ce déplacement du modèle « médical » de la santé vers un modèle « social » a encore du chemin à parcourir, afin de faire accepter, par exemple, l’idée que les différents types de rapport au logement jouent un rôle central dans le sentiment de bien-être des personnes et contribuent à leur état de santé dans le sens large du terme.[1]
Deux décennies plus tard, Wilkinson (2004) et Marmot (2005) s’interrogent sur les mêmes écarts en termes de santé qui suivent de près la hiérarchie des statuts socio-économiques. Pendant que les conditions matérielles de vie jouent un rôle manifeste pour expliquer une partie de ces différences, ces auteurs émettent l’hypothèse que la dimension relationnelle joue aussi un rôle. Cette dernière dimension ressort comme étant centrale dans les recherches de Belle et al. (2003) sur les femmes et la dépression, ainsi que dans les travaux de Kristensen et al. (2004) sur le stress au travail et ses conséquences sur la santé. Dans tous ces cas, la notion du « bien-être », ou du « well-being », est associée aux rapports avec autrui. Il reste que la notion du bien-être est difficile à cerner, notamment en raison de son caractère subjectif et de son apparente variabilité d’une personne à l’autre. L’objectif du présent texte est de cerner davantage cette notion, à travers l’expérience de personnes de plus de 65 ans recevant des services de soutien à domicile.
La notion de bien-être est ainsi au cœur de la recherche dont les résultats sont présentés dans ce rapport. Le bien-être est perçu à travers le regard des personnes elles-mêmes qui reçoivent les services, mais également à travers celui d’auxiliaires familiaux et sociaux qui interviennent auprès d’elles. La recherche a été circonscrite à la population vivant sur le territoire d’intervention du Centre de santé et de services sociaux (CSSS) Jeanne-Mance au centre-ville de Montréal. L’échantillon est constitué de vingt-sept histoires de cas obtenus aléatoirement auprès de dix auxiliaires familiaux et sociaux[2] (voir l’annexe 2), ainsi que de quatorze entretiens réalisés auprès de personnes résidant dans le secteur et sélectionnés aléatoirement[3] (voir le profil des participants à l’annexe 1). Ce travail a été mené en collaboration avec les gestionnaires de l’équipe de soutien à domicile du CSSS.
Le matériel recueilli a été interrogé à la lumière des questions suivantes : À partir de l’analyse du regard des personnes elles-mêmes et des intervenants, quelles sont les divergences et les convergences en matière de compréhension et de définition de leur bien-être ? Selon les personnes interviewées, quelles sont les conditions qui permettraient de l’améliorer ou de le consolider ? L’analyse a permis d’identifier cinq dimensions du bien-être qui sont présentes dans la perception des personnes : les dimensions matérielle, relationnelle, corporelle, décisionnelle et temporelle. Ces dimensions ont émergé de l’analyse plutôt que d’avoir été imposées au départ et servent, dans le texte qui suit, à structurer la présentation en cinq temps.
Le rôle des auxiliaires comme témoins, intervenants et, dans certains cas, accompagnateurs est aussi au centre de l’analyse. La recherche a été élaborée en collaboration avec huit auxiliaires familiaux et sociaux du CSSS qui étaient préoccupés par les conditions de logement et de vie des aînés auprès desquels ils interviennent. Ces auxiliaires ont fait partie d’un comité de suivi du projet et ont été impliqués à différents moments-clés, notamment lors de sa formulation, du recrutement des participants pour les entrevues et des séances de validation collective des résultats de recherche. Plusieurs constats ont été identifiés dans le cadre d’une série de rencontres préalables à l’élaboration du projet: il y a des inégalités marquées entre les différentes catégories d’aînés vivant sur le territoire du centre-ville de Montréal; une partie d’entre eux aurait subi une dégradation des conditions de logement pendant la période récente; un nombre important d’aînés vivent de l’isolement, ce qui rejoint les préoccupations du Regroupement des Organismes pour Aînés des Faubourgs (ROAF) telles qu’exprimées dans un document fondé sur une enquête menée en 2006; les services de soutien à domicile connaissent d’importantes transformations depuis quelques années, ce qui soulève des inquiétudes tant sur la qualité des interventions à domicile que sur les conditions de vie des personnes; enfin, il y a un risque, pour les personnes considérées en « perte d’autonomie », d’être stigmatisées plutôt que reconnues comme des personnes à part entière, inscrites dans un univers relationnel porteur de sens pour elles. Ces préoccupations portées par les auxiliaires touchent, d’une part, les inégalités à la fois sociales et matérielles et, d’autre part, les types d’action ou d’intervention qui peuvent pallier ces conditions, tout en contribuant soit à la stigmatisation, soit à la reconnaissance des personnes et de leur autonomie.
La crainte est exprimée que les orientations en matière d’intervention à domicile pourraient même contribuer à une certain « mal-être » en étant fondées surtout sur les problèmes d’« autonomie » fonctionnelle et de santé, plutôt que sur ce qu’on pourrait appeler la dimension « sociale » (ou « humaine »). Plane ici, en arrière fond, la catégorisation sociale des « vieux » en tant qu’êtres à la marge de la société, réduits à leurs « problèmes » et à leurs besoins – ces derniers étant mesurés par différents outils d’évaluation. Y aurait-il un autre regard à projeter sur ces personnes et une autre manière d’agir ?
[1] “We wish to stress that the rights and privileges which are so unequally associated with housing tenures are associated with health in the negative sense of freedom from ascertainable clinical disease and in the positive sense of welfare” (Townsend et al., 1982: 197).
[2] Chaque auxiliaire rencontré en entrevue individuelle était invité à parler de la situation des trois dernières personnes âgées de 65 ans et plus visitées pour des soins à domicile.
[3] À partir de la liste des personnes âgées de 65 ans et plus bénéficiant de services à domicile sur le territoire du CSSS, une banque de noms a été constituée aléatoirement, en classifiant les personnes selon trois catégories : perte d’autonomie fonctionnelle élevée, perte modérée et perte faible, l’objectif étant de rencontrer des personnes appartenant à ces trois catégories. Les auxiliaires dispensant des services aux personnes sur cette liste ont ensuite été invités à se prononcer sur leur capacité à participer à un entretien. Les personnes désignées « aptes » à participer ont ensuite été interpelées par leur auxiliaire, puis contactées par les intervieweurs. Cependant, plusieurs personnes ont refusé de participer à l’entretien, évoquant leur crainte de perdre des services, leur méfiance vis-à-vis de la recherche, des problèmes de santé, ou la peur de voir un étranger pénétrer leur domicile.
Source : Fournier, A., Godrie, B. et C. McAll (2014). Vivre et survivre à domicile : le « bien-être » en cinq dimensions, Montréal, CREMIS, p. 3-5.
Mise en contexte: vivre chez soi
Ces préoccupations s’inscrivent dans un contexte particulier entourant le soutien à domicile. À partir des années 60, le mode privilégié de prise en charge des aînés en perte d’autonomie qu’on avait toujours gardés à domicile devient l’hébergement, avec l’étatisation et l’extension des centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). C’est vingt ans plus tard que s’amorce un retour des aînés vers le domicile. Le premier cadre de référence en soutien à domicile est adopté en 1979, dans un contexte de rationalisation des fonds publics, de la soi-disant « inefficacité » de la gestion publique et d’une critique de l’institutionnalisation massive des aînés. Les Centres locaux de services communautaires (CLSC), alors en consolidation, deviennent les lieux privilégiés pour mettre en branle le « virage milieu » et la désinstitutionalisation des aînés. Dans les années 90, suite à la Commission Rochon, cette orientation est réaffirmée avec plus de force et se concrétise dans une réforme en profondeur des services comportant, entre autres, le « virage ambulatoire ». En 2003, l’adoption d’une politique de soutien à domicile vient systématiser ce mode de prise en charge, laquelle trouvera son application dans le plan d’action 2005-2010 pour les services à domicile.
Les hébergements de type CHSLD deviennent dès lors réservés à une clientèle « lourde » et le nombre de lits est gelé, alors que le nombre de personnes âgées augmente. Le nombre d’heures de soins par jour pour être admissible à l’hébergement grimpe progressivement de 2 à 3,5. S’en suit dans le champ du soutien à domicile une explosion du secteur privé à but lucratif (David et al., 2003) et, à la fin des années 90, une institutionnalisation des entreprises d’économie sociale à travers un tournant du gouvernement vers des ressources parapubliques moins onéreuses que les services publics (Vaillancourt et Jetté, 2001). Parallèlement, dans le champ de l’habitation, on assiste à une vague de développement des résidences privées à but lucratif, dont plusieurs avec services pour personnes en perte d’autonomie légère ou moyenne. Le gouvernement québécois encourage également la création de nouvelles unités de logement relevant de l’économie sociale et visant des clientèles particulières, notamment les personnes âgées en perte d’autonomie et à faible revenu.
À l’échelle du Québec, la porte d’entrée du système des services est aujourd’hui les Centres de Santé et de Services Sociaux (CSSS) pour répondre aux besoins des personnes âgées vivant à domicile, dans des résidences privées, des habitations à loyer modique (HLM), des organisations sans but lucratif (OSBL), des coopératives d’habitation ou des logements et maisons privés conventionnels. L’évaluation de la demande des requérants de même que l’orientation vers les services adéquats se fait par un intervenant-pivot, à partir de l’Outil multiclientèle, une grille d’évaluation de l’autonomie fonctionnelle appliquée de manière standardisée au Québec. Deux formes de perte d’autonomie y sont distinguées : l’incapacité pour les activités de la vie quotidienne (se nourrir, s’habiller, se laver) et l’incapacité pour les activités de la vie domestique (faire l’épicerie, faire le ménage). Lorsque la personne évaluée est admissible d’après les critères, un plan de services personnalisé est établi et la prestation de services s’effectue par le biais de différents prestataires, selon le degré et le type d’incapacité. Ces prestataires sont les intervenants du CSSS (médecins, infirmières, travailleurs sociaux, auxiliaires familiales et sociales, ergothérapeutes), des travailleurs engagés de gré à gré, des entreprises d’économie sociale, des organismes communautaires, des agences privées et les proches de l’usager.
Ce mouvement vers le soutien à domicile s’est accompagné d’un discours mettant de l’avant le souhait des personnes âgées de vivre dans leur domicile et ce, dans des conditions dites « satisfaisantes » pour elles et leurs proches. À ce premier argument s’en ajoute un second, de nature économique, puisqu’il serait également moins coûteux et plus efficace de soutenir les personnes âgées « en perte d’autonomie » dans leur domicile plutôt que dans les centres d’hébergement, dans un contexte de vieillissement de la population et de contraintes budgétaires. Finalement, il est mis de l’avant le fait que vivre chez soi est un gage de bien-être et d’autonomie pour les personnes vieillissantes. L’intervention à domicile serait davantage personnalisée, par opposition aux services standardisés proposés dans les centres d’hébergement. La Politique de soutien à domicile, qui s’intitule « Chez soi : le premier choix », met l’accent sur le domicile des personnes âgées comme étant systématiquement la première option à considérer : « Dans le respect du choix des individus, le domicile sera toujours envisagé comme la première option, au début de l’intervention ainsi qu’à toutes les étapes » (MSSS, 2003 : 5). Le désir des aînés de rester dans leur domicile et les effets positifs de l’intervention à domicile sur leur bien-être sont évoqués dans les documents institutionnels sous le mode de l’évidence. L’expérience des auxiliaires auprès des aînés invite à questionner cette évidence et à s’intéresser aux éléments qui contribuent ou nuisent à leur bien-être à domicile, notamment dans un contexte où peu de travaux au Québec offrent des éléments de réflexion sur ces dimensions. Vivre en logement alors que l’on perd des capacités physiques ou cognitives est-il toujours un gage de bien-être ?
Source : Fournier, A., Godrie, B. et C. McAll (2014). Vivre et survivre à domicile : le « bien-être » en cinq dimensions, Montréal, CREMIS, p. 5-6