Qui se cache derrière les « NEET », appelés aussi « NEEF » en français, ces jeunes « ni en emploi, ni aux études, ni en formation » ? Cette catégorie a émergé depuis quelques années dans les statistiques publiques, avec pour objectif de compléter les indicateurs de chômage des jeunes (Furlong, 2007). Elle répondait initialement à une inquiétude suscitée par l’augmentation rapide, dans la plupart des sociétés occidentales, des jeunes adultes échappant aux radars statistiques, c’est-à-dire sans « occupation » sociale aisément identifiée et identifiable. S’ils ne sont pas là où on les attendrait a priori, à savoir soit en formation ou en emploi, où sont-ils ? Ce regroupement des « sans », des « incasables », a rapidement été associé à un nouveau paradigme, celui des nouvelles « vulnérabilités » émergentes au sein des parcours de vie juvéniles (Cuzzocrea, 2014; Mascherini et al., 2015).
Cette catégorie appelle une première déconstruction critique : elle rassemble différents états, souvent dynamiques et transitoires au sein des parcours de vie – chômage, congés parentaux, multiples formes d’inactivité non étudiante –, qu’elle fige sous le même libellé. Par sa structure additive et inversée, elle regroupe donc des populations par définition hétéroclites. Mais plus profondément, cette catégorie est porteuse de normes et de représentations sociales spécifiques, qui révèlent en creux les nouvelles exigences pesant désormais sur cet âge de la vie. Si on mesure la proportion de jeunes sans occupation socialement attendue, c’est qu’à l’inverse, à cet âge-là, il faut désormais être « occupé ». En soi, cette catégorie porte une injonction à « être » quelque part, à avancer continuellement dans les voies socialement tracées de l’éducation et de l’intégration. On peut ainsi y lire l’extension, sur le temps de la jeunesse, de la pression néolibérale au projet, à l’occupation sociale, au temps productif et « utile ».
Reste que ce taux, certes abstrait et hétéroclite, connaît une augmentation sensible dans la plupart de nos sociétés, en particulier depuis 2012 (Carcillo et al., 2015; Mascherini et al., 2015). Au sein des débats publics et médiatiques, la catégorie des NEET s’incarne dans des figures dominantes particulièrement diversifiées d’une société à l’autre, par exemple celle des hikikomori au Japon – ces adolescents en retrait chez leurs parents, issus plutôt de milieux éduqués et favorisés (Fansten et Figueiredo, 2015) –, celle des chômeurs de longue durée et peu diplômés en Europe ou encore celle de jeunes décrocheurs vivant à la marge en Amérique du Nord. Au-delà de cette apparente hétérogénéité, de quoi cette augmentation transversale est-elle le nom ? Un tel questionnement invite à interroger plus avant les multiples visages internationaux des « NEET » et à conduire une analyse sociologique des différentes expériences vécues de « retrait » présumé, afin de pouvoir déterminer à la fois leurs traits communs et leurs inégalités internes.
Dans cette intention, nous mobilisons une enquête comparative menée par récits de vie sur des jeunes âgés de 18 à 35 ans environ, sur un échantillon principalement urbain – l’enquête a été conduite à Madrid, Montréal, Santiago, Paris, ainsi que dans certaines de leurs banlieues – mais socialement élargi : il comprend, dans chacune de ces villes, à la fois des jeunes étudiants, des jeunes salariés et des jeunes dits « NEET », inscrits dans différentes formes de recherche d’emploi ou d’inactivité. Cette ouverture sociale permet d’interroger les spécificités éventuelles de leurs expériences comparativement aux autres jeunes adultes en formation ou en emploi, tout comme de faire émerger les principales lignes de différenciation internes. Les récits de vie marqués par une expérience passée d’inactivité ou de chômage ont également été analysés. Au final, plus d’une centaine de récits de vie sont concernés. Soulignons que cet échantillon ne se veut pas statistiquement représentatif de la catégorie des « NEET », et ne peut embrasser l’ensemble des situations potentielles qu’elle peut recouvrir – notamment en monde rural.
Or, de toutes ces expériences, un trait commun émerge : au-delà de leur irréductible hétérogénéité, elles renvoient fondamentalement aux tensions qui traversent les choix de vie contemporains, particulièrement aiguisées pour ces jeunes générations. On peut y lire une contradiction croissante entre l’invitation néolibérale au projet continuellement renouvelé au sein de chemins de vie individualisés, et la difficulté à faire vivre ce « projet de soi » dans la compétition éducative et socio-professionnelle. Elle se traduit par différentes expériences d’ajustement – pauses ou arrêts, attentes ou recherches –, plus ou moins longues, et plus ou moins choisies. Ces expériences d’ajustement se clivent principalement selon deux variables : d’une part, l’horizon temporel dans lequel elles s’inscrivent – autrement dit leur durabilité –, et d’autre part, le rapport subjectif à ces expériences, vécues comme subies ou choisies. Par la combinaison de ces variables, nous distinguons ici trois types d’expériences de « NEET » : les « alternatives », les « suspensions » et les « impasses ».
Alternatives
Le premier type d’expérience s’apparente à une mise en marge durable et volontaire du « système » : cette expérience de bifurcation alternative se distingue d’abord par une volonté de sortir des parcours « typiques », pour un temps long et à durée indéterminée, sans perspective annoncée de retour. C’est ici la rhétorique du refus et du choix qui domine : les discours, souvent marqués par une forte réflexivité, expriment une critique très aigüe du système – capitaliste ou consumériste notamment – ainsi que des parcours sociaux imposés, et la volonté de prendre « une autre route », « un chemin de traverse », ou de construire « autre chose ». Elle s’associe souvent à la défense de valeurs propres, comme l’écologie ou la décroissance. Ces bifurcations volontaires peuvent prendre la forme d’un arrêt des études, d’un retrait de l’emploi ou d’une migration infranationale. Ces modes de vie s’incarnent dans des formes de logement particulières – allant du squat à la yourte, en passant par certaines occupations militantes ou certains modes de colocation –, et sont associés à une économie de la débrouille, du troc ou de la survie collective, se conjuguant souvent à un travail saisonnier. Dans notre échantillon, il s’agit d’une expérience minoritaire mais émergente, qui se retrouve principalement, mais pas exclusivement, chez des jeunes adultes issus des classes moyennes, et des individus ayant suivi au moins temporairement des études supérieures. Fortement assumées dans les discours, ces expériences de retrait sont codées comme une victoire du « soi » face à la pression sociale et éducative, face à l’impossible jonction entre les aspirations personnelles et les contraintes du système marchand. Mais l’ambivalence des discours entre le « subi » et le « choisi » révèle aussi combien cette victoire est ambigüe, et que ce choix d’un mode de vie alternatif répond également à des épreuves antérieures vécues dans le système éducatif ou le marché du travail, qui se sont avérées des sources de frustration sociale et existentielle. La radicalité d’un chemin distinctif, « hors système », résonne alors comme une reprise en mains de son destin, comme la seule solution pour donner un « sens » à sa vie et la faire coïncider avec ses aspirations propres. Ce type de parcours constitue ainsi une réponse à l’adversité sociale et économique; dans notre échantillon, on le retrouve d’ailleurs de façon plus prégnante dans des contextes de crise économique comme en France et en Espagne, où il s’accompagne d’un discours critique sur la méritocratie scolaire et d’un refus des épreuves sociales imposées, associées à un « parcours du combattant ». Si aucune date de retour n’est envisagée, la sortie de ces modes de vie alternatifs semble se dessiner avec la perspective de la parentalité.
Suspensions
Un second type d’expérience correspond davantage à un retrait transitoire des occupations socialement attendues – formation ou emploi –, avec l’objectif de se réengager, à court ou moyen terme, dans une autre occupation sociale. C’est alors la rhétorique d’une « pause » ou d’une « transition » qui domine, présentée comme nécessaire à un changement de vie. Cette phase est supposée maîtrisable et circonscrite dans le temps, telle une suspension ponctuelle au sein d’un parcours d’occupations sociales continues. Il s’agit en quelque sorte d’un moment d’indétermination à durée déterminée. Majoritaire dans notre échantillon – et ce, dans chacune des villes où se déroulait l’étude –, ce type d’expérience englobe bien entendu la recherche d’un nouvel emploi, du moins en ses débuts, moment considéré alors comme transitoire, bientôt clôturé par la perspective espérée d’une occupation future. Mais il comprend également tout un panel d’autres expériences d’inactivité, à l’initiative de l’individu : arrêt temporaire des études ou de l’emploi pour congé parental, voyage d’un an ou de quelques mois, engagement dans une activité bénévole, ou encore prise d’un temps de retrait chez soi ou chez ses parents, etc. L’expérience est codée alors comme un temps de suspension indispensable à la formulation et à la reformulation des projets de vie. Dans une rhétorique ici aussi très ambivalente entre le « subi » et le « choisi », il s’agit de mettre sa vie socio-professionnelle en pointillés, de s’offrir une respiration comme réponse à la violence de l’exposition sociale et à la pression d’une mobilité toujours renouvelée. L’objectif affiché est alors de « faire le plein de soi », de prendre le « temps de vivre », de reconstituer ses forces avant de reprendre la route, le temps d’une conversion ou d’une reconversion. Souvent pris à l’issue d’une période d’intense activité dans les études ou sur le marché du travail, ce temps d’ajustement se voit principalement marqué par trois étapes : se reconstituer, se redéfinir, puis se convertir. Elle correspond en quelque sorte à un temps d’ajustement entre ses aspirations personnelles et les exigences du système éducatif et du marché du travail, dans le but explicite de pouvoir à nouveau s’exposer dans la compétition sociale, de mieux cibler un emploi, un choix, une conversion ou une reconversion sociale. Ces retraits temporels, entrepris dans le but de se renouveler face à une pression continue, nous révèlent en creux la difficile adéquation contemporaine entre l’injonction à un « projet d’être » et celle d’une insertion dans un marché du travail compétitif.
Impasses
Enfin, un dernier type d’expérience est celui du retrait apparent se déployant dans la durée, lorsqu’une phase d’attente prolongée se mue en trajectoire d’enlisement et d’impasse sociale subie. Des trois types d’expérience, c’est celui qui renvoie le plus directement à la vulnérabilité sociale. C’est ici beaucoup plus clairement la rhétorique du non-choix qui domine, que ce soit face à un désajustement durable vis-à-vis du marché ou du système scolaire, face à des aspirations non comblées, ou tout simplement face à la difficulté de définir un projet d’études ou d’emploi. Ces expériences portent la marque contemporaine de la « déprise », c’est-à-dire d’une expérience de perte de souveraineté sur sa vie, mettant fortement à l’épreuve l’estime de soi. Chez ces individus souvent brûlés par des expériences d’attente ou de précarité douloureuses, on observe alors une forte intériorisation individuelle de l’échec, perceptible dans un discours d’incapacité face à la compétition éducative ou professionnelle.
Ces trajectoires tendent à induire un processus d’enfermement social dans un isolement protecteur, afin d’éviter une exposition jugée trop difficile à des démarches de retour en formation ou à l’emploi. Là aussi, elles peuvent recouvrir une variété de profils et de parcours sociaux, allant d’un maintien prolongé chez les parents à des situations d’itinérance. Dans notre échantillon, les parcours de cohabitation durable avec les parents se retrouvent majoritairement chez les non-diplômés, mais on les observe également chez des diplômés âgés d’une trentaine d’années ou plus, en recherche prolongée d’emploi, notamment à Paris et Madrid. Ces phases de parcours sont alors associées, dans les récits de vie, à des « temps morts », teintés de découragement. Si la famille permet un filet de sécurité relatif, elle n’empêche pas un sentiment aigu de solitude sociale, et accentue le sentiment d’échec individuel. Chez des individus émancipés de leur famille ou en situation de rupture familiale, les problématiques saillantes sont celles du surendettement et de l’insécurité alimentaire, sur fond de parentalité précoce : une partie de l’inactivité féminine comptabilisée dans la catégorie « NEET » est effectivement composée de jeunes mères isolées (Carcillo et al., 2015). Dans la plupart des cas, le rapport au temps individuel et collectif devient marqué par une incertitude radicalisée quant à l’avenir, et une forme d’enfermement dans le présent. On peut s’interroger sur les conséquences politiques et citoyennes de ces formes de vulnérabilité durable : les récits de vie montrent qu’elles peuvent se traduire, chez certains jeunes adultes, par un processus de désadhésion sociale. Celui-ci se caractérise par une dissociation entre le « soi » et la « société », un sentiment de ne pas être représenté, et une forme accentuée de défiance vis-à-vis du politique, susceptible d’induire une sensibilité extrême envers les discours populistes.
Parcours en tension
« Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part » : dans ses formes les plus vulnérables, le phénomène « NEET » nous dévoile, par l’extrême, l’expérience moderne du temps en régime néolibéral. Car au fond, alors même que la société ne les attend pas toujours, ils se doivent d’être « occupés » socialement. Le phénomène « NEET » renvoie ainsi aux tensions existentielles qui émergent actuellement dans la conduite des vies, avec, d’un côté, des normes sociales porteuses d’une invitation au « projet » permanent et au « devenir soi », mais, de l’autre, des conditions socio-économiques qui rendent ces aspirations particulièrement difficiles à réaliser. Derrière les « NEET » se dessine la difficulté du travail d’ajustement individuel – plus ou moins aisé, plus ou moins long – entre la construction d’un soi et la construction d’une place sociale : en ces temps de récession ou de croissance ralentie, la mise en coïncidence des aspirations individuelles et des places sociales devient de plus en plus ardue, alors même que ce travail d’ajustement est à la charge de l’individu. Au fond, cette catégorie des « NEET » nous en dit davantage des tensions sociales qui marquent aujourd’hui nos parcours de vie, que des jeunes adultes eux-mêmes.
Références
Références
Carcillo, S. et al., « NEET Youth in the Aftermath of the Crisis: Challenges and Policies », OECD Social, Employment and Migration Working Papers, no 164, Paris, Publications de l’OCDE, 2015.
Cuzzocrea V., “La catégorie des Neet : quel avenir?”, in Conseil de l’Europe, Points de vue sur la jeunesse, 2020, quelles perspectives, Conseil de l’Europe, 2014, pp.73-87.
Fansten M., Figueiredo C., « Parcours de hikikomori et typologie du retrait », Adolescence, v.33, n.3, 2015, pp. 603-612.
Furlong A., « The zone of precarity and discourses of vulnerability : NEET in the UK », The Journal of Social Sciences and Humanities , n. 381, 2007, pp. 101-121.
Mascherini M., Ludwinek A., Ledermaier S., Social inclusion of young people, Eurofound Publications, Septembre 2015,146 pages.
Scarpetta, S., Sonnet, A. and Manfredi, T., “Rising Youth Unemployment During the Crisis: How to Prevent Negative Long-term Consequences on a Generation?”, OECD Social, Employment and Migration Working Papers, 106, OECD Publishing, 2010.