Une tête à l’Université, l’autre dans l’État : le CREMIS, créature bicéphale

Depuis maintenant 20 ans, le CREMIS navigue entre culture scientifique et pratiques (alternatives) en santé et services sociaux. Daphné Morin et Nicolas Sallée, respectivement cheffe de service et directeur scientifique du CREMIS, nous offrent une incursion dans les coulisses de cette entité bicéphale à l’identité singulière, à l’aune des enjeux politiques actuels qui marquent le réseau public de la santé et des services sociaux.

Le CREMIS a pour particularité de développer une programmation scientifique sur les inégalités sociales tout en remplissant une mission universitaire au sein du réseau public de la santé et des services sociaux. Comment cette particularité s’incarne-t-elle, et qu’est-ce qu’elle représente, pour vous, comme intérêt et comme défi? 

La particularité du CREMIS s’incarne dans son double financement. D’abord, un financement du Fonds de recherche du Québec — Société et culture (FRQSC), qui constitue en quelque sorte le garant de notre autonomie scientifique. Et ensuite un financement du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), en vertu de la mission de « centre affilié universitaire » du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Non seulement on occupe des locaux du CIUSSS, au sein du CLSC des Faubourgs, mais en plus une partie de notre équipe interne, autrement dit l’équipe qui fait vivre quotidiennement le CREMIS (cheffe de service, coordonnatrices de recherche et de mobilisation et transfert des connaissances, chercheurs-euses d’établissement, etc.), est payée par le CIUSSS. Résultat, le CREMIS dispose d’une direction bicéphale. D’un côté, une direction scientifique, que Nicolas assume actuellement. De l’autre, une direction que l’on peut — faute de mieux — dire administrative, assumée actuellement par Daphné dans le cadre de la direction de l’enseignement universitaire et de la recherche (DEUR) du CIUSSS. Évidemment, cette distinction entre ce qui relève du scientifique, d’un côté, et de l’administratif, de l’autre, est très réductrice tant ces éléments sont liés dans notre travail quotidien. Mais ce qu’il y a d’important, et c’est en cela que la distinction a du sens, c’est que l’un de nous deux est employé de l’Université, et l’autre est employée du CIUSSS. C’est ce double ancrage, un pied dans le champ scientifique, l’autre dans le réseau public de la santé et des services sociaux, qui fait tout l’intérêt du CREMIS. Si on perd l’un, on n’est plus qu’un service de recherche du ministère. Si on perd l’autre, on n’est plus qu’un centre de recherche universitaire parmi les autres. Mais c’est aussi de là, inévitablement, que viennent ses principaux défis, quand les finalités du champ scientifique divergent de celles du réseau public, ou quand nos exigences d’autonomie sont mises à l’épreuve d’attentes ministérielles ou institutionnelles. Le meilleur exemple, c’est les défis que l’on rencontre quand on nous propose de construire des projets (de recherche et/ou de mobilisation et de transfert des connaissances) sur mandat du MSSS, donc avec de l’argent du ministère et une feuille de route négociée. Notre objectif principal consiste alors à traduire les propositions ministérielles en projets qui font sens au regard de notre programmation scientifique et, peut-être plus fondamentalement, de nos principes et de notre identité. Cette traduction est un défi passionnant, mais il est loin d’aller de soi, tant peuvent diverger nos lectures, nos finalités, nos temporalités et parfois même notre langage.

De nombreux projets de recherche sont menés au CREMIS, par des chercheurs-euses et des équipes variées, dans différents champs. Par-delà cette diversité, quels sont les principes ou les approches qui vous rassemblent? 

Ce qui nous rassemble d’abord, c’est la transversalité de notre regard sur les rapports sociaux inégalitaires, que l’on parle de rapports d’âge, de classe, de genre, de race, de sexualité ou encore de capacité, entre autres enjeux. On s’intéresse non seulement aux effets de ces rapports sociaux sur les parcours de vie, mais également sur les facteurs (politiques, organisationnels, pratiques, etc.) qui contribuent à les (re)produire ou, au contraire, à les réduire et à produire de l’égalité. Cette transversalité du regard nous paraît cruciale, car elle nous permet de penser le monde social au-delà d’un strict découpage par thématiques ou par populations. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de la sociologie, nous semble-t-il, que de cultiver le doute face aux catégories qui nous sont quotidiennement imposées : la « délinquance », la « santé mentale », l’« itinérance », etc. Sans présumer que ces catégories sont nécessairement mauvaises, la sociologie permet de montrer comment elles sont construites pour mieux les déconstruire, et prendre de la distance avec elles. La catégorie de l’itinérance, par exemple, est nourrie par un ensemble de processus structurels. On pense notamment à l’encadrement des populations marginalisées par diverses institutions de contrôle, comme la police, la psychiatrie, les tribunaux ou les centres jeunesse, qui contribuent non seulement à leur stigmatisation, mais aussi à leur marginalisation. Mais derrière ces dynamiques communes, elle cache aussi des réalités sociales différentes, qui appellent des réponses différentes, selon que l’on s’intéresse à des femmes, des hommes, des personnes migrantes ou issues des Premières Nations. Si le regard que l’on adopte est parfois dit « critique », ce n’est donc pas parce qu’il est militant, mais parce qu’il ne prend rien comme allant de soi, et c’est autour de cette distance critique que l’on bâtit notre autonomie scientifique. Ce qui nous rassemble aussi, c’est la manière dont on combine cette exigence d’autonomie scientifique avec un ancrage assumé dans la réalité qui nous entoure, auprès des intervenant-es comme, autant que possible, auprès des populations concernées. D’où l’importance que l’on accorde à une visée de non-hiérarchisation des savoirs académiques, professionnels et d’expérience.

Cela dit, cette non-hiérarchisation peut prendre des formes différentes, plus ou moins participatives et partenariales, selon les types de projets, les profils des chercheurs-euses et les épistémologies au sein desquelles ils et elles s’inscrivent. Ce point nous permet de mentionner le rôle qu’a joué Baptiste Godrie à la direction scientifique du CREMIS, tandis que Nicolas bénéficiait d’une année d’étude et de recherche en 2019-2020. On parle de lui ici car Baptiste, présent depuis la création du CREMIS, développe des travaux importants sur les injustices épistémiques, la participation sociale, et plus généralement les liens entre production du savoir et inégalités sociales — autant de questions qui constituent des dimensions centrales de notre programmation scientifique.

Ce qui nous rassemble, enfin, c’est une attention constante portée à l’utilité des recherches que l’on produit, dans une visée de réduction des inégalités, ou de production de l’égalité. Mais, là aussi, il y a une diversité des formes de l’utilité. Il peut s’agir de développer de nouvelles pratiques, ou de documenter des pratiques existantes, pour en légitimer ou en pérenniser l’existence. Il peut aussi s’agir de créer des espaces de formation, d’échanges et de réflexivité sur les rapports sociaux inégalitaires, ainsi que de nourrir les jugements professionnels et, plus généralement, la critique sociale.

Le fait d’être situé au centre-ville de Montréal a certainement influencé l’évolution du CREMIS. Quels liens faites-vous entre sa programmation et son territoire?

Le CREMIS a été créé en 2004 pour remplir la mission de « centre affilié universitaire » (CAU) qu’avait obtenu, trois années plus tôt, le CLSC des Faubourgs, situé en plein centre-ville de Montréal, dans un quartier fortement marqué par la pauvreté et l’exclusion sociale. On peut mentionner deux expériences de recherche qui reflètent cet ancrage territorial, et qui constituent à leur manière la « préhistoire » du CREMIS. On doit d’abord évoquer la création, au milieu des années 1990, du Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale (CRI), dont de nombreux-euses membres ont ensuite rejoint le CREMIS : Céline Bellot, Roch Hurtubise, Marcelo Otero, Shirley Roy, Mario Poirier, et on en oublie sûrement… Daphné elle-même y a appris le métier de chercheuse1! À la base, le CRI vient justement d’une initiative du CLSC, pour faire face aux nombreux problèmes que ses intervenant-es rencontraient sur le territoire. Jacques Gagné, le directeur général du CLSC, avait alors approché Danielle Laberge, professeure de sociologie à l’UQÀM, pour proposer un partenariat de recherche. Soutenu par le CQRS, ancêtre du FRQSC, le CRI réunissait des universités (dont l’UQÀM), un CLSC (celui des Faubourgs) et un regroupement d’organismes communautaires en itinérance à Montréal (le RAPSIM).

On peut ensuite souligner la recherche menée à la fin des années 1990 par Christopher McAll, qui allait fonder le CREMIS quelques années plus tard, sur ce qu’il avait nommé les « profils de la pauvreté » aux Habitations Jeanne-Mance, et qui concentrait en quelque sorte les problématiques du territoire. En plaçant au cœur de sa programmation scientifique l’étude des inégalités sociales et des pratiques destinées à les réduire, le CREMIS s’est inscrit dans ce double sillage. Cet ancrage territorial est aujourd’hui encore très important, mais il faut ajouter au moins deux choses. D’abord, les recherches menées au CREMIS ne se limitent pas au centre-ville de Montréal. Le CREMIS a une responsabilité provinciale, et plusieurs de ses membres sont d’ailleurs employé-es d’universités situées en dehors de Montréal, que l’on pense à l’Université Laval à Québec, à l’Université du Québec en Outaouais ou encore à l’Université de Sherbrooke. De nombreux projets du CREMIS incluent aussi des volets internationaux, de façon à situer les réalités observées localement dans des constats plus globaux, et à les comparer à d’autres contextes socioculturels et politiques, ainsi qu’à d’autres configurations institutionnelles, organisationnelles ou professionnelles. Ensuite, l’écosystème institutionnel dans lequel s’inscrit le CREMIS a beaucoup évolué depuis sa création. Dès 2004, le CLSC des Faubourgs a été fusionné au sein du CSSS Jeanne-Mance, qui regroupait alors trois CLSC et plusieurs CHSLD. En 2015, le CSSS Jeanne-Mance a lui-même été fusionné au sein du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-Montréal, qui regroupe non seulement deux CSSS (donc d’autant plus de CLSC et de CHSLD), mais également deux hôpitaux et divers autres services de soin et de services sociaux (en particulier — mais pas seulement — le Centre jeunesse de Montréal).

Avec cette fusion, le pôle de recherche en milieu de pratique s’est par ailleurs considérablement étendu, avec l’intégration de plusieurs instituts universitaires (Jeunes en difficulté, Dépendance, Réadaptation physique, Gériatrie) et centres de recherche (CReSP2, CRIR3 et CRIUGM4). Tout cela a nécessité pour le CREMIS de repenser sa place dans une institution beaucoup plus transversale, qui couvre un territoire beaucoup plus vaste qu’auparavant. Pour donner un ordre de grandeur, le CLSC des Faubourgs comptait environ 700 employé-es au début des années 2000. Aujourd’hui, le CIUSSS du Centre-Sud compte plus de 23 000 employé-es. Certes, le CREMIS est toujours logé dans l’enceinte du CLSC des Faubourgs, qui a seulement déménagé de quelques rues durant l’été 2015. Si les thématiques que l’on traite et le regard que l’on adopte sont aujourd’hui encore pleinement empreints de cette localisation spécifique, il est probable que le lien étroit qui unissait le CREMIS à son territoire au début des années 2000 se soit un peu distendu avec le temps.

Est-ce que vous pouvez nous dire quelques mots des membres qui composent le CREMIS, en expliquant notamment le rôle que jouent les chercheurs-euses d’établissement?

Le CREMIS est d’abord composé d’un ensemble de professeur-es qui agissent à titre de membres réguliers-ères. La plupart des professeur-es sont employé-es d’universités à travers le Québec, mais on compte aussi parmi nous deux professeur-es de collège, issu-es des départements de sociologie des cégeps du Vieux-Montréal et de Victoriaville. La plupart des professeur-es évoluent dans des départements de sociologie et de travail social, mais d’autres disciplines sont également représentées : sciences infirmières, ergothérapie, dentisterie, administration publique, et même art dramatique. On a aussi — c’est important de le préciser — un ensemble de membres collaborateurs-trices, pour la plupart employé-es dans des universités hors Québec, ce qui reflète la diversité de nos réseaux au Canada (en particulier à Ottawa) et en Europe (France, Belgique, Pays-Bas, Catalogne, etc.).

Nos quatre chercheurs-euses d’établissement, à la différence des autres membres, sont employé-es à temps plein par le CIUSSS pour développer leur programmation de recherche au sein du CREMIS et, plus spécifiquement, pour travailler en proximité avec les praticien-nes du milieu. Ils et elles sont aussi professeur-es associé-es dans divers départements universitaires, ce qui leur permet de diriger des étudiant-es aux cycles supérieurs, ou de demander un certain nombre de subventions de recherche. La liste des départements auxquels ils et elles sont affilié-es reflète assez bien notre interdisciplinarité : Nadia Giguère, docteure en anthropologie, est professeure associée au département de médecine de famille et de médecine d’urgence de l’Université de Montréal, Lisandre Labreque-Lebeau, docteure en sociologie, est professeure associée au département des sciences infirmières de l’Université du Québec en Outaouais, Jean-Baptiste Leclercq, docteur en sociologie, est professeur associé au département de sociologie de l’Université de Montréal et Guillaume Ouellet, docteur en sociologie, est professeur associé à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal. Les chercheurs-euses d’établissement occupent une position névralgique au sein du CREMIS. En quelque sorte, ils et elles assurent la présence quotidienne de la recherche universitaire au sein du CIUSSS, et incarnent mieux que tout autre chercheur-euse universitaire le trait d’union entre le champ scientifique et les milieux de pratique. Un pont également soutenu par les travaux d’Anne-Marie Ouimet, notre agente de planification, de programmation et de recherche (APPR) spécialiste en évaluation, notamment sur nos approches et réalisations en mobilisation et transfert de connaissances. En fonction de leurs champs d’expertise et de leur programmation scientifique, les chercheurs-euses d’établissement développent de nombreux projets, pour la plupart financés par des agences de recherche autonomes, en s’appuyant sur les divers partenariats qu’ils et elles tissent autour de leurs champs d’expertise.

Pourtant, et malgré cette centralité, au CREMIS comme dans l’ensemble des centres de recherches comparables à l’échelle du Québec, les chercheurs-euses ne bénéficient pas de la reconnaissance statutaire pourtant exigée dans le cadre de référence du ministère, et qu’appelle leur niveau de qualification. Autrement dit, il n’y a pas de statut de « chercheur-euse » dans la nomenclature du MSSS, et ce n’est pourtant pas faute de le réclamer. Il nous semble que cela témoigne à la fois d’une certaine méconnaissance du fonctionnement quotidien des centres de recherche en milieu de pratique, et peut-être aussi d’un déficit de culture scientifique au sein du réseau public de la santé et des services sociaux. Enfin, on compte aussi parmi nos membres réguliers-ères deux personnes extrêmement importantes pour le fonctionnement quotidien du centre, et même, plus généralement, pour la réalisation de la mission universitaire au sein du CIUSSS : Catherine Jauzion, coordonnatrice de recherche, et Rachel Benoit, coordonnatrice à la mobilisation et au transfert des connaissances.

Il y a aussi, parmi les membres, des praticien-nes-chercheurs-euses. Pouvez-vous nous dire quelques mots de leur rôle?

Oui en effet, et c’est peut-être cette catégorie de membres qui nous distingue le plus d’un centre de recherche universitaire classique. Les praticien-nes-chercheurs-euses occupent différents postes au sein du réseau de la santé et des services sociaux. Au CREMIS, on a deux médecins, une psychologue, une ex-infirmière, un psychoéducateur, un organisateur communautaire et un spécialiste en activités cliniques. Ce sont des personnes cruciales pour nous, qui constituent en quelque sorte nos antennes dans les milieux de pratique et nos meilleur-es allié-es pour développer des projets, en nous servant de liaison avec les équipes et en nous nourrissant des préoccupations qui agitent les terrains.

Un bon exemple (mais il y en aurait d’autres!), c’est le projet amorcé il y a plusieurs années par Nadia Giguère (chercheuse d’établissement) avec David Barbeau (médecin et praticien-chercheur). Leur projet est né des constats de David quant aux malaises ressentis par les médecins chargé-es d’attester de la présence de limitations fonctionnelles à l’emploi pour permettre l’accès de certain-es de leurs patient-es à des programmes d’aide sociale plus généreux. Le projet de recherche qui en a découlé, sur les pratiques des médecins et leur rôle dans la reproduction des inégalités sociales, a non seulement donné lieu à diverses publications académiques, mais également à la diffusion plus large de ces connaissances à travers un dossier web et à la création d’une formation médicale accréditée. Celle-ci se déploie encore aujourd’hui et a pour objectif général « de promouvoir l’évaluation réflexive des limitations fonctionnelles à l’emploi des prestataires et de réduire les inégalités d’accès au Programme de solidarité sociale5 ». Ce projet permet, au fond, de souligner l’importance croisée des chercheurs-euses d’établissement et des praticien-nes-chercheurs-euses. Malheureusement, dans les faits, l’implication de ces derniers-ères n’est pas si simple. En fait, elle est même de moins en moins aisée avec le temps. Elle se heurte notamment au défi de les « dégager » de leurs équipes cliniques pour pouvoir participer à des activités de recherche. Là encore, il semble y avoir du chemin à parcourir pour renforcer la culture scientifique au sein du réseau.

Pour conclure, quelle est l’importance de souligner les 20 ans du CREMIS?

D’abord parce qu’un anniversaire, ça se fête! Mais c’est aussi un moment important pour nous rassembler, et pas seulement pour produire un bilan de ce qu’on a produit depuis 20 ans, mais aussi pour nous demander où on souhaite aller collectivement, les postures que l’on souhaite affirmer, les questions que l’on souhaite explorer. Depuis quelque temps, on voit par exemple émerger des thématiques qui n’ont jamais été totalement délaissées au CREMIS, mais qui mériteraient certainement d’être creusées. Parmi elles, on en nommera trois, même s’il y en aurait bien d’autres : la question du racisme, tel qu’il s’exprime historiquement dans nos institutions publiques, la question du logement, dont la crise actuelle nous rappelle l’importance cruciale dans l’accroissement des inégalités sociales et, enfin, la question des liens entre justice sociale et justice climatique, qui constitue l’un des défis majeurs de notre époque. Il faut dire aussi que cet anniversaire arrive à un moment politique singulier, marqué par l’adoption récente du projet de loi 15 qui constituera probablement une nouvelle étape dans le long processus de bureaucratisation du réseau public de la santé et des services sociaux. Ce projet de loi acte également (et ce n’est pas une mince affaire!) la disparition, d’ici 2026 ou 2027, de la mission de « centre affilié universitaire » (CAU) que le CREMIS remplit depuis sa création. Cette mission — ou cette « désignation », comme on la nomme officiellement — avait été spécifiquement créée pour les CLSC dans les années 1990, tandis que la désignation « institut universitaire » (IU) couvrait les services sociaux spécialisés, à l’image par exemple des Centres jeunesse. Concrètement, cela veut dire que, pour continuer à exister, le CREMIS va devoir se transformer en IU dans les prochaines années, ce qui n’est peut-être pas dramatique, mais qui ne va pas non plus totalement de soi. On dit cela parce que si la désignation CAU partage plusieurs critères avec la désignation IU, elle s’en était aussi distinguée. Pour ne prendre qu’un exemple, l’un des critères d’évaluation des IU par le MSSS concerne le développement de « pratiques de pointe », une notion qui, telle qu’elle a été initialement forgée, repose théoriquement sur une conception descendante de l’utilité de la recherche, calquée sur celle des sciences biomédicales. Les CAU ont au contraire cherché à promouvoir une conception ascendante de l’utilité de la recherche, au moyen de liens construits dans la durée avec les milieux de pratique et les populations concernées, et où les savoirs de chacun-e et les contextes de leur développement sont au cœur des travaux. Entre nous, on parle ainsi parfois d’un « modèle CAU ». Bien sûr, on ne dit pas que dans les faits, et tels qu’ils fonctionnent aujourd’hui, les IU ne valorisent pas aussi cette seconde approche. Mais il va falloir être vigilant-es pour que la disparition de la désignation CAU n’entraine pas avec elle le modèle de recherche qui s’est forgé dans son sillage.

Les 20 ans du CREMIS constituent donc, dans ce contexte particulier marqué par l’incertitude, voire l’inquiétude, une manière de faire valoir l’importance des thématiques que l’on traite et des principes qui nous rassemblent.

Le CREMIS sur le chemin de nos trajectoires — Nicolas Sallée

J’ai rejoint le CREMIS comme chercheur en 2016, un peu moins de trois ans après mon recrutement comme professeur au département de sociologie de l’Université de Montréal. J’ai été formé en sciences sociales en France, jusqu’à ma thèse de sociologie soutenue en 2012. Ma thèse portait sur l’histoire et les mutations du traitement des jeunes délinquant-es, que j’avais construit à la frontière d’une sociologie de l’État (et des liens noués entre l’État social et l’État pénal), et d’une sociologie de la profession d’éducateur de la Protection judiciaire de la jeunesse — l’équivalent français des Centres jeunesse. Ce thème de recherche, que j’ai poursuivi en arrivant au Québec, me rapprochait assez naturellement du Centre international de criminologie comparée (CICC), situé à l’Université de Montréal, que je connaissais déjà pour y avoir passé quelques mois à la fin de ma thèse, et au sein duquel je suis toujours chercheur collaborateur.

Mais j’hésitais, car j’avais le désir d’inscrire un peu plus fermement mon travail dans la discipline sociologique. Le CREMIS, que j’ai connu grâce à Christopher McAll, constituait une belle opportunité pour ça, avec son regard transversal sur les inégalités sociales. Moi qui arrivais d’un parcours universitaire somme toute relativement classique, j’ai vite été conquis par la possibilité de faire un pas de côté par rapport au strict champ académique, en intégrant un centre de recherche en milieu de pratique logé au cœur du réseau public de la santé et des services sociaux. Ne serait-ce que la localisation du CREMIS, en plein centre-ville, au sixième étage du CLSC des Faubourgs, me fascinait. Je garde un souvenir marquant des premiers événements que l’on a organisés dans le cadre du champ « droit, justice et inégalités sociales » du CREMIS, que j’ai co-porté avec Emmanuelle Bernheim de 2017 à 2022. Je repense notamment à un séminaire organisé autour des travaux de Martin Gallié sur les expulsions locatives. La présence, dans le public, non seulement de chercheurs-euses et d’étudiant-es, mais également de travailleurs-euses sociaux-ales, de représentant-es de la Ville de Montréal, d’intervenant-es et de militant-es communautaires, parmi lesquel-les plusieurs personnes concernées, avait suscité des échanges vifs et passionnants.

Cette localisation, en plein cœur du réseau, était d’autant plus pertinente pour moi et pour mes propres travaux de recherche que, contrairement à la France où la Protection judiciaire de la jeunesse relève du ministère de la Justice, le traitement québécois des jeunes délinquant-es relève justement du MSSS. Peu de temps avant mon arrivée au CREMIS, j’ai ainsi compris que le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, auquel le CLSC des Faubourgs est administrativement rattaché depuis 2015, est également celui qui loge l’ensemble des directions, des services et du personnel du Centre jeunesse de Montréal. En rejoignant le CREMIS, je me rapprochais donc considérablement de mes terrains de recherche! J’ai ensuite accepté, à partir de juin 2018, de prendre la direction scientifique du CREMIS. Ce n’était pas une décision évidente pour moi, mais parmi toutes les raisons qui m’ont poussé à accepter, je crois qu’une des principales était la perspective de comprendre, comme observateur participant, les conditions de possibilité de la production d’un savoir critique depuis le cœur même de l’État social.

Le CREMIS sur le chemin de nos trajectoires — Daphné Morin

Je suis entrée au CREMIS en 2017 pour y assumer des fonctions de gestionnaire. C’est un poste que j’occupais déjà depuis 2012, pour l’équipe de la direction de la recherche du CIUSSS en déficience intellectuelle et trouble du spectre de l’autisme (DI/TSA), qui a depuis été intégrée au sein du CREMIS6. Toutefois, mon lien avec le CREMIS et ses membres remonte à de nombreuses années, au moment même où l’ancêtre du CLSC des Faubourgs, le CLSC Centre-Ville, a voulu renforcer le rôle de la recherche dans le développement de ses pratiques d’intervention.

Pour ce faire, il s’est alors tourné vers le département de sociologie de l’UQÀM, où je travaillais déjà comme professionnelle de recherche en lien avec le Groupe de recherche et d’analyse sur les pratiques et les politiques pénales (GRAPPP) : à ce moment-là, je m’intéressais notamment au phénomène de la judiciarisation en santé mentale, dans la foulée des vagues de désinstitutionalisation psychiatrique. Cette initiative a donné lieu à la création du CRI, au sein duquel s’est consolidé mon intérêt pour les questions liées aux rapports de pouvoir entre les groupes sociaux, pour les processus de contrôle et d’exclusion sociale, ainsi que pour l’importance du partenariat de recherche avec les groupes concernés, notamment les équipes du CLSC des Faubourgs (Itinérance, Urgence psychosociale-Justice, etc.) et des organismes membres du RAPSIM.

C’est aussi là que j’ai appris le métier de chercheuse, à faire du terrain ou, devrais-je dire, des terrains : judiciarisation/incarcération et phénomène de l’itinérance, femmes et itinérance, accès aux services de santé et aux services sociaux, femmes incarcérées et santé mentale, entre autres. Forte d’une dizaine d’années d’expérience en recherche partenariale, et engagée dans une perspective sociocritique, j’ai poursuivi mon parcours de recherche au CRDITED, où j’ai mené des recherches sur les rapports au système pénal des populations associées à la déficience intellectuelle ou à l’autisme, avant d’y accepter un poste de gestionnaire en 2012. Le CRDITED ayant été intégré au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal en 2015, mon arrivée au CREMIS en 2017 allait presque de soi.

La thématique générale du CREMIS, saisie sous l’angle des rapports sociaux inégalitaires, tout comme la volonté de travailler en partenariat de recherche avec les groupes concernés, se situait dans la continuité directe de mes intérêts, de mes valeurs, de mes perspectives et de mes expériences. Cette nouvelle tâche constituait en même temps un défi de taille, associé au besoin d’affirmer et de consolider le modèle de recherche sociale développé au CREMIS depuis 2004 et qui, à l’aube de l’importante réforme connue par le réseau de la santé et des services sociaux en 2015, devait se réinventer.

Notes

  1. Voir l’encadré « Le CREMIS sur le chemin de nos trajectoires »
  2. Centre de recherche en santé publique
  3. Centre de recherche interdisciplinaire en réadaptation du Montréal métropolitain
  4. Centre de recherche de l’Institut universitaire en gériatrie de Montréal
  5. Voir le site web de Réseau-1 Québec : https://reseau1quebec.ca/formation-sur-laide-sociale-ses-formulaires-et-le-role-des-medecins-analyse-de-ses-effets-sur-la-pratique-medicale
  6. C’est en 2015 que cette équipe a été intégrée au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Avant cette date, elle était intégrée au Centre de réadaptation en déficience intellectuelle et en troubles envahissants du développement (CRDITED) de Montréal.