Un univers parfois étonnant

Lorsqu’un chercheur ou une chercheure doit demander un « certificat d’éthique » à un comité d’éthique de la recherche (CÉR) afin de démarrer un projet impliquant des sujets humains, il n’est presque jamais question de véritables enjeux éthiques, mais plutôt de procédures formelles, administratives et bureaucratiques. Mes champs de recherche sont les problèmes de santé mentale, les problèmes sociaux, ainsi que les stratégies théoriques et pratiques mises en œuvre pour les comprendre, les gérer et les régler. Mes assistants de recherche et moi-même avons des contacts fréquents avec des personnes aux prises avec des troubles de santé mentale et des problèmes sociaux. Dans ces champs de recherche, les enjeux éthiques concernant la définition des thématiques étudiées et la sollicitation des catégories particulières de personnes sont multiples et complexes. Elles peuvent difficilement se traduire dans des préoccupations formalisées par un protocole de recherche et un formulaire de consentement

Il existe au moins trois éléments qui, tout en évacuant le débat sur les enjeux éthiques de fond au profit d’une gestion bureaucratique de technicalités, justifient, du même coup, le rôle de contrôle, aujourd’hui institutionnalisé, des CÉR : le transfert automatique de critères de scientificité de la recherche biomédicale à la recherche en sciences sociales et humaines; la méconnaissance de la spécificité des recherches en sciences sociales et humaines; et les tics socioprofessionnels de rectitude des éthiciens. J’illustrerai les effets pervers de chacun des trois éléments avec des exemples qui montrent, dans des proportions différentes, que l’enjeu de la protection des sujets humains est loin de s’avérer la préoccupation fondamentale des CÉR.

Quels critères de scientificité ?

Il est utile de rappeler qu’au stade de la demande d’un « certificat » d’éthique, le projet a déjà été évalué par un comité de pairs qui a statué sur la validité, le sérieux, la rigueur, la contribution à l’avancement des connaissances et la nature des retombées attendues en fonction du type de programme (actions concertées, recherche-action, subventions ordinaires) et des disciplines  (philosophie, génie électrique, génomique, sociologie). On ne devrait donc pas revenir sur ces aspects lorsqu’on demande un certificat d’éthique, au prix de recommencer l’explication, en long et en large, de ce qui a été discuté lors de la demande de subvention du projet. Or, voici une des remarques d’un CÉR concernant un de mes projets sur la dépression qui impliquait des entrevues avec des personnes ayant été diagnostiquées dépressives :

« Le Comité a été amené à se questionner sur l’intégration ou non dans votre échantillon de recherche de néo-Québécois s’exprimant en français. La représentation de la dépression étant propre à chaque culture, l’appartenance d’un sujet francophone à une communauté culturelle telle la communauté haïtienne, par exemple, ne risque-t-elle pas de biaiser également vos résultats ? »

Comment répondre à cette question autrement que par des truismes du genre : « bien évidemment », « en effet », « bien entendu » ? Pourtant, le CÉR ne semble pas avoir questionné d’autres biais possibles tels que ceux de genre, de région, de classe, de groupe socioprofessionnel, d’âge. Est-ce un « oubli éthique » ? Devrait-on alors instituer un Comité d’éthique supérieur afin d’examiner le travail des CÉR ordinaires et signaler leurs manquements éthiques ? Par ailleurs, puisqu’on a soulevé la question, combien de communautés néo-québécoises faudrait-il prendre en compte ? Dix, vingt-cinq, quarante-deux ? Et le reste des Canadiens et Canadiennes ? Et les étrangers ? On ne peut pas tout étudier : on fait des choix de recherche et on les justifie. Bien entendu, tous ces aspects ont été discutés et expliqués dans la demande de subvention du projet de recherche. Où est l’enjeu éthique ? Quelle logique de discrimination culturaliste a-t-on décelée dans l’inconscient du chercheur, par ailleurs lui-même néo-québécois, et des membres du comité des pairs qui n’ont rien vu et qui ont décidé de financer le projet malgré tout ? La meilleure façon d’escamoter le débat de part et d’autre est de contribuer à l’échange de propos inutiles en promettant ceci au CÉR : « nous ferons des entrevues à l’avenir, dans des recherches successives, avec tous les groupes particuliers de partout dans le monde sans exception, afin d’éviter toute forme de biais (et de discrimination) possible ».

En ce qui a trait au questionnaire d’entrevue, une question simple en apparence se transforme parfois, sous l’œil incisif d’un CÉR, en « question non éthique » ou, à tout le moins, non pertinente à poser, pour des raisons que seuls les éthiciens connaissent et se gardent de dévoiler. Voici une autre remarque qui m’a été faite :

« Vous interviewez des personnes souffrant de dépression ou ayant vécu une dépression. En quoi la question : « Que signifie pour vous être guéri de la dépression ? » du questionnaire soumis est-elle pertinente avec des personnes dépressives ? »

Est-il nécessaire de préciser qu’en répondant à la question « que signifie pour vous être guéri de la dépression ? », une personne qui souffre de dépression peut contribuer à comprendre les imbrications entre les attentes socio-médicales de rétablissement et les siennes Que répondre à cette objection éthique ? Que les personnes ne naissent pas dépressives et ne le demeurent pas à vie ? Qu’elles sont capables de contribuer à la compréhension de ce que signifie ne pas être déprimé ? Qu’une personne, même déprimée, pauvre ou vulnérable, demeure une personne capable de réfléchir à autre chose qu’à sa condition de déprimée, de pauvre ou de vulnérable ? Encore une fois, où est l’enjeu éthique ? Au risque d’enfoncer le dernier clou dans le cercueil, noyons encore une fois le débat avec une formule rhétorique : « le fait d’envisager discursivement l’univers de la guérison peut contribuer à l’empowerment de la personne déprimée en l’aidant à puiser dans ses ressources symboliques latentes son processus de rétablissement à venir ».

Transformer la société : un impératif éthique ?

On sait que les retombées réelles en sciences sociales et humaines sont extrêmement difficiles à préciser de manière concrète. Souvent, on se limite modestement à tenter de comprendre un certain nombre de processus économiques, sociaux, politiques et culturels susceptibles, mais cela est loin d’être automatique, d’améliorer des situations concrètes touchant des populations concrètes. Voici une autre remarque d’un CÉR concernant les fameuses « retombées », toujours par rapport à la même recherche évoquée précédemment :

« En quoi les entrevues conduites auprès des personnes souffrant de dépression contribueront-elles au développement d’un nouveau savoir bénéfique à la société dans son ensemble, dans sa compréhension des troubles dépressifs chez les adultes ? »

Ce serait certainement faire preuve d’une arrogance téméraire que d’assurer quoi que ce soit quant au « développement d’un nouveau savoir bénéfique à la société dans son ensemble » à partir d’une cinquantaine d’entrevues. Mes objectifs, infiniment plus modestes, étaient de contribuer à la compréhension des liens entre le poids des problèmes sociaux (stress, pauvreté, précarité résidentielle, isolement) et certains problèmes de santé mentale. Rien n’empêche évidemment au chercheur soucieux d’obtenir un certificat d’éthique, d’argoter de manière désinvolte que la « société dans son ensemble » bénéficiera d’un « savoir nouveau » et ce, pour le bien de tous et toutes. Encore une fois, où est l’enjeu éthique ? Je comprends très bien qu’on puisse vouloir que la recherche serve, directement ou indirectement, les personnes qui donnent de leur temps et partagent leurs expériences de souffrance avec les chercheurs et leurs assistants. Mais dans le cadre de l’obtention d’un certificat d’éthique, il s’agit tout simplement d’un enjeu rhétorique, car la discussion de fond ne peut pas avoir lieu dans ce cadre. On lit souvent dans des demandes de financement de recherches que l’« on cherchera à transformer les participants à la recherche en agents de transformation sociale », ou encore à « les habiliter à prendre du pouvoir ». J’insiste, comment opérationnaliser ces souhaits au-delà de la simple rhétorique ? D’ailleurs, avant de les interviewer, a-t-on demandé à ces potentiels « agents de transformation sociale », s’ils voulaient ou non, porter le projet de transformation que le chercheur ou la chercheure croit souhaitable ? Encore une fois, la meilleure façon d’escamoter le débat est la solution rhétorique. La réponse gagnante est cette fois-ci : « nous visons l’avènement d’un nouveau savoir bénéfique à la société dans son ensemble et un renouvellement de l’ensemble des pratiques en cours au travers de l’empowerment des sujets ainsi que leur transformation en agents ».

« Cher sujet humain de recherche… »

Pour terminer, on ne pourrait pas quitter l’univers parfois étonnant de l’éthique de la recherche sans faire référence au formulaire de consentement, fétiche incontestable de toutes catégories d’éthiciens confondues. Voici un exemple concernant la même recherche, où l’on me demande de reformuler le formulaire de consentement présenté en fonction des critères canoniques d’un CÉR :

« Les informations qui permettront au participant de donner un consentement informé devraient être regroupées sous des sections bien identifiées :

Þ Présentation de l’équipe de recherche;

Þ Objectifs qu’entend poursuivre le projet;

Þ Nature de la contribution du participant : a) les informations portant sur l’entrevue et son déroulement ; b) le contenu de la fiche signalétique à remplir au terme de l’entrevue et son utilité;

Þ Les bénéfices pour le sujet et sa contribution à l’avancée de la connaissance du problème;

Þ Les risques d’inconfort possibles et les précautions prises en compte pour les réduire, ainsi que la possibilité de référence externe si le besoin se fait sentir;

Þ Les droits du participant (retrait en tout temps, droit de ne pas répondre à une question jugée embarrassante, etc.);

Þ Modalités mises en place pour garantir la confidentialité des renseignements recueillis et l’anonymat des participants;

Þ La référence à l’approbation du projet par le CÉR;

Þ La formule d’acceptation du sujet à participer volontairement au projet;

Þ Les signatures. »

Cette  table des matières du formulaire de consentement n’a rien à envier aux conditions d’une garantie d’un appareil électroménager. Y a-t-il meilleure façon de refroidir l’atmosphère d’une entrevue – qui aborde, qui plus est, des sujets délicats, personnels et intimes et nécessite à cet égard un climat de confiance – qu’avec cette liste assommante d’informations et de mises en garde ? En outre, a-t-on besoin d’infantiliser l’interviewé par des formules condescendantes telles que « Vous n’êtes pas obligés de participer au projet », « Vous pouvez mettre fin à l’entrevue quand vous le souhaitez », « Vous n’êtes pas obligé de répondre à des questions que vous jugez embarrassantes ». Ce n’est pas la première fois que l’un de mes assistants ou moi nous faisons  répondre par un interviewé : « Je ne suis pas un enfant, je le sais très bien »,  « Je suis déprimé, pas imbécile », « Je sais que je peux partir, vous n’êtes pas mon patron ». Je pourrais lui répondre, en bon chercheur éthique : « Cher sujet humain de recherche, je vous fais ces mises en garde dans le but de vous protéger contre des dangers éventuels que ni vous ni moi ne connaissons encore… pour défendre vos droits… enfin, c’est, semble-t-il, une importante question d’éthique. Si vous ne comprenez pas, cher sujet humain, vous pouvez appeler vous-même le CÉR (section 8 du formulaire de consentement où figurent les coordonnées du responsable du CÉR) et ils vous l’expliqueront … parce que moi, en fait, je ne comprends pas non plus ».