En Catalogne, et à Barcelone en particulier, le travail communautaire, comme mode d’intervention sociale, s’est fortement développé dans l’orientation des politiques de bien-être ces dernières années. Dans ce contexte, différentes démarches ont été initiées pour promouvoir l’intervention communautaire dans les services sociaux de base, en raison de leur implantation stratégique. Les services sociaux de base sont conçus comme des services de première ligne et comme porte d’accès aux services sociaux pour l’ensemble de la population de leur territoire. Lors du débat sur la réorientation des modèles d’intervention des services sociaux, la prise en compte d’expériences venant d’autres contextes a été valorisée. Par exemple, comparer certaines pratiques d’action sociale ou étudier les mesures adoptées dans d’autres territoires face à différentes situations sociales peut nous donner des pistes pour le développement de nouvelles formes d’intervention au sein des services sociaux. C’est pour cette raison que j’ai fait une étude comparative des interventions communautaires menées dans deux centres, un Centre de services sociaux (CSS) à Barcelone et un Centre de santé et de services sociaux (CSSS) au centre-ville de Montréal.1 Cet article présente les résultats liés à l’analyse de la mission institutionnelle en lien avec le travail ou l’organisation communautaire et l’étude des caractéristiques de ce type d’intervention dans les deux cas étudiés.2
Un CSS à Barcelone
Bien que les discussions sur l’orientation communautaire dans les services sociaux ne soient pas nouvelles (Bueno Abad, 1991, Acebo Urrechu, 1992, Pelegrí, 1999, Llobet, 2004, Subirats, 2007, Casado et Fantova, 2007), le fait que l’Espagne et la Catalogne aient été bouleversées ces dernières années par la crise financière (Aguilar, 2014) justifie plus que jamais une révision de la signification des politiques sociales. La crise financière a par ailleurs déclenché une prise de conscience quant à la nécessaire amélioration des stratégies élaborées au sein des services sociaux de base. Par exemple, l’apparition de nouvelles formes d’inégalités sociales rend nécessaires les stratégies d’intervention axées sur le développement social inclusif. Il s’agit d’approches donnant la priorité à l’autonomisation des citoyens, au réseautage, à la solidarité, à l’autonomie, à la prévention ou à la participation des personnes et des groupes aux instances décisionnelles qui les concernent (Subirats, 2005, Fresno et al., 2007).
Au CSS étudié à Barcelone, les services sociaux sont organisés sur le plan territorial et interviennent dans une zone géographique déterminée. Il existe une séparation fonctionnelle entre les services de base qui s’adressent à l’ensemble de la population et les services spécialisés axés sur les personnes et les groupes ayant des besoins spécifiques.
En Catalogne, les services de santé sont distincts des services sociaux et ont une structure fonctionnelle avec des compétences différenciées. Le gouvernement catalan a une compétence exclusive en matière de services sociaux spécialisés, mais il incombe aux municipalités de créer et de gérer les services sociaux de base. Il y a une multiplicité de compétences au sein des différentes administrations, ce qui génère une fragmentation fonctionnelle des services sociaux et une dispersion des responsabilités (Aguilar, 2013; 2014).
La mise en œuvre du travail communautaire au sein des services sociaux de base se développe dans un cadre organisationnel et fonctionnel peu facilitant. Les équipes de professionnels doivent en effet prioriser les interventions individuelles dans un contexte de hausse de la demande de services d’assistance. Certains de ces professionnels expriment une certaine réticence, voire un sentiment d’incompétence, à développer des interventions communautaires. Les professionnels ont même parfois de la difficulté à bien connaître leur mandat concernant le travail communautaire au sein des services sociaux de base. Il s’agit d’un mandat indéfini et diffus. Il y aurait confusion conceptuelle entre ce qui relève de l’intervention communautaire et ce qui a trait à d’autres types d’intervention comme le travail de groupe ou le travail en réseau.
Les domaines d’action des interventions communautaires sont déterminés par les besoins spécifiques des populations qui fréquentent le CSS. Cela tend à circonscrire les champs et les groupes ciblés par leur intervention. Les actions menées dans le cadre du travail communautaire promu par le CSS ont ainsi un impact plus micro sur les problèmes et les défis du territoire. De fait, il n’existe aucun cadre pour clarifier les situations ou les besoins sur lesquels intervenir (le contenu des pratiques) ni pour définir l’approche méthodologique de ces actions.
Le CSS étudié est peu présent dans les plateformes de participation du territoire, ce qui réduit sa capacité d’influencer les actions concertées qui y sont promues. Il occupe ainsi une place peu centrale sur le territoire. En ce sens, nous rejoignons le constat de Llobet, Cortès et Alemany (2007) : en concentrant leur attention sur le mal-être des populations les plus vulnérables, les services sociaux s’éloignent des espaces où sont conçus les projets d’orientation préventive et de promotion de la santé et du bien-être.
Par ailleurs, on constate la tendance du CSS à se rapprocher d’espaces communautaires alternatifs en marge des espaces institutionnels, ainsi qu’à générer des complicités et des alliances avec les projets communautaires issus des mouvements sociaux. Il semblerait que la dynamique de ces espaces soit plus à même d’intégrer des personnes et des groupes confrontés à une plus grande vulnérabilité sociale, notamment en raison du type de projets qui s’y développent (projets axés sur un problème spécifique à l’initiative de citoyens), des rythmes et des dynamiques de travail, ou des espaces de rencontre (espaces alternatifs, comme les ateneus ou les casals ouverts sur le quartier et qui facilitent l’implication de la base).
Lorsque le CSS est le promoteur d’actions communautaires, les stratégies d’approche collective prédominent. Cela signifie que lors de leurs interventions, les professionnels du CSS cherchent à organiser la demande émanant de certains groupes (souvent exprimée de manière individuelle lors des entretiens, mais partagée par différents groupes et personnes) autour d’une solution collective en réponse à un besoin ou à une situation problématique. En ce sens, le CSS réussit à répondre au défi des services sociaux par rapport au travail communautaire, à savoir, selon Cortes (2004), mobiliser et organiser des groupes en situation de vulnérabilité sociale.
Lorsque le CSS participe aux «platesformes» (plataformas) de concertation territoriale où se retrouvent des professionnels et militants, les intervenants du CSS travaillent principalement avec ces derniers. Par contre, lorsque le CSS est le moteur d’actions qui ont pour origine les exigences des utilisateurs des services, les intervenants travaillent directement avec les populations touchées, autour d’une préoccupation ou d’un besoin partagé par ces personnes.
Les professionnels du CSS ont un profil généraliste. Il n’y a pas de profil spécialisé exclusivement responsable de l’intervention communautaire, tâche qui est répartie entre les différents professionnels de l’équipe. Le développement de ce type d’intervention se fait, selon les moments, sur une base volontaire en fonction des motivations individuelles. Cette spécialisation professionnelle s’est développée principalement au sein du réseau communautaire. On la retrouve notamment dans les Plans de développement communautaire fortement associés à la figure des techniciens communautaires (Llena et al., 2009).
L’intervention communautaire est reconnue ainsi en tant que mandat parmi d’autres pour les professionnels des services sociaux de base (Ginesta, 2014). Cependant, il y a une contradiction avec laquelle de nombreuses équipes techniques doivent composer. Pour ces professionnels, il n’est en effet pas toujours évident de consacrer du temps à des actions préventives et communautaires, en raison de la prééminence de l’approche individuelle. Tout semble indiquer que dans le cadre d’une mission englobant trois niveaux d’intervention (individuelle, de groupe et communautaire), et qui nécessite d’avoir un rôle généraliste, les processus communautaires ont été peu développés au sein du CSS.
Un cas montréalais
Depuis les années 1960, le Québec a intégré l’orientation communautaire dans le système public de santé et de services sociaux (Comeau et al., 2008). C’est par la suite devenu un modèle de référence international (Gaumer, 2008). Cependant, l’organisation communautaire au sein de l’administration publique se trouve à un moment de changement et d’incertitude. Cette situation est notamment liée au contexte marqué par les contraintes budgétaires et les politiques d’austérité mises en œuvre par le gouvernement et à la réorganisation récente du système de santé et de services sociaux (Leclercq et al., 2017).
Au Québec, il existe un profil professionnel spécialisé en organisation communautaire en CSSS, les «organisateurs communautaires» (OC). Dans le cas de Montréal, l’organisation communautaire se développe dans un large éventail de thématiques et groupes sociaux : sécurité alimentaire, habitation et aménagement urbain, itinérance, santé mentale, ITSS, personnes âgées, toxicomanie et dépendance, environnement, développement socioéconomique, jeunesse, enfance et famille, population autochtone. L’un des principaux facteurs qui expliquent la consolidation de l’organisation communautaire dans le réseau public de la santé et des services sociaux au Québec a été la légitimation d’une profession différenciée dans ce contexte institutionnel. De fait, plusieurs auteurs identifient le lien institutionnel comme l’une des sources de légitimation de cette profession (Comeau et Favreau, 2007; Foisy et al., 2009). Cette spécialisation professionnelle s’est développée principalement au sein du réseau public.
L’organisation communautaire fait partie de l’offre de services du CSSS au cœur de cette recherche et est conçue comme un axe stratégique transversal du Plan d’action local. Grâce à une équipe de professionnels exclusivement dédiée aux services à la communauté (les OC), la mise en œuvre d’actions communautaires se déroule dans un contexte organisationnel favorisant ce type de pratiques. En outre, le fait d’avoir un document de référence interne pour l’organisation communautaire, développée par le CSSS, permet d’encadrer cette pratique au sein de l’établissement.3
La proximité entre services sociaux et de santé est reflétée dans l’intérêt pour les déterminants sociaux de la santé et le développement communautaire. L’action sur les déterminants de la santé, les stratégies de prévention et de promotion ainsi que la reconnaissance du développement communautaire dans les politiques sociales et de santé encadrent et justifient la stratégie d’intervention des organisateurs communautaires (OC) dans les CSSS. Cela définit également leur mandat au sein du réseau public.
La présence continue des OC dans les quartiers leur permet aussi d’avoir une bonne connaissance de la réalité sociale du territoire, de connaître les situations et d’identifier les besoins de la population et de transférer cette information à la direction et aux équipes des différents services et programmes du centre. En outre, cette connaissance approfondie est prise en compte dans la mise à jour du diagnostic territorial (Quartiers à la loupe) et dans le Plan d’action local du CSSS. Pour les interventions du CSSS, ce sont les stratégies de concertation et d’intégration des actions entre les agents des services publics et les professionnels des organismes communautaires ou associatifs qui prévalent. Selon la classification de Dumas et Séguier (1997), il s’agirait de stratégies de modification du dispositif institutionnel.
Enfin, notons que dans le cas du Québec, il n’y a pas nécessairement une relation directe entre les usagers du CSSS et la population avec laquelle les OC travaillent. Les OC interviennent principalement auprès des professionnels exerçants au sein de ressources institutionnelles ou communautaires. De ce fait, ils ne travaillent pas en général directement avec les populations en question.
La division de travail entre les OC et les autres groupes professionnels soulève aussi des questions. Les infirmières et les travailleurs sociaux du réseau de la santé et des services sociaux verraient difficilement comment promouvoir des projets d’intervention communautaire. D’une part, parce que la structure organisationnelle du CSSS réserve cette tâche aux OC; d’autre part, parce que l’orientation et l’attention portée aux individus ne permettent que peu de marge de manœuvre pour développer d’autres approches. La difficulté n’est pas tant dans la spécialisation des fonctions (au contraire, il a été démontré qu’il s’agit d’une variable qui a favorisé le développement de l’organisation communautaire), mais dans la nécessité d’améliorer l’adéquation entre l’organisation communautaire (et l’équipe des OC) et la dynamique de travail des autres équipes.
Paradoxes et défis
La différence la plus notable entre le Québec et la Catalogne est que le modèle québécois intègre les services sociaux et les services de santé dans une structure unique, sous l’égide d’un même ministère, ce qui facilite la coordination et le travail en commun entre ces deux secteurs. L’offre des Services à la communauté du CSSS montréalais étudié apparait aussi comme plus globale, avec des orientations plus transversales et stratégiques, l’offre au CSS à Barcelone étant plus limitée et les pratiques plus fragmentées en secteurs de population et besoins spécifiques.
Dans les deux cas, les services sociaux sont conçus comme des services intégrés au réseau communautaire. C’est à ce titre que les professionnels ont pour fonction d’aider et promouvoir des actions collectives sur leurs territoires d’intervention. Les documentscadres institutionnels tiennent compte de l’importance de l’action communautaire. Il y a cependant un paradoxe. Au Québec, alors que l’organisation communautaire s’est consolidée au sein du réseau public, elle s’est éloignée du travail direct avec les populations des territoires. C’est pourtant ce qui a caractérisé les débuts de cette pratique, que ce soit, par exemple, avec les comités de citoyens ou les cliniques populaires. En Catalogne, au contraire, les pratiques pionnières de travail communautaire ont été caractérisées par un travail direct avec les populations touchées, une situation qui perdure dans les interventions communautaires analysées au CSS, mais de manière circonscrite aux usagers des services.
À Barcelone, la mission du travail communautaire n’est pas aussi clairement définie que dans le cas de l’organisation communautaire montréalaise, mais l’absence d’un cadre de référence permet, paradoxalement, une certaine souplesse au niveau de l’intervention communautaire. À Montréal, le CSSS a le mandat explicite de travailler pour le développement communautaire des territoires et l’organisation communautaire est intégrée dans l’offre de services du centre. Certes, contrairement à Barcelone, cela donne un cadre et une légitimation à cette pratique. Cependant, l’intervention des OC doit être définie en fonction des lignes directrices de la santé publique, spécifiées dans le Plan d’action local du centre. Par rapport au rôle de leurs prédécesseurs des années 1970-80, les OC connaissent ainsi une perte progressive d’autonomie. La consolidation de l’organisation communautaire au sein du réseau public québécois a entraîné des contraintes sur les pratiques et les rôles des professionnels.
Finalement, on remarque que dans les deux cas, l’intégration et la complémentarité des approches en intervention sociale – individuelles, de groupe et communautaires – est un réel défi, notamment en raison de l’orientation individualisante des interventions qui est actuellement dominante. Le défi commun des intervenants rencontrés est aussi la nécessité de trouver des formules organisationnelles qui contribuent à la complémentarité des regards et des approches professionnelles permettant des actions plus intégrées.
Cette recherche et la perspective comparative sur laquelle elle s’appuie visent à contribuer à enrichir les discussions concernant les lignes directrices pour les interventions des services publics en travail ou organisation communautaire dans les deux territoires. Les professionnels, comme l’affirme Navarro (2004), peuvent être de «simples survivants» ou, au contraire, des protagonistes dans l’amélioration des pratiques professionnelles et des services sociaux.