Après avoir été respectivement directeur en entrepôt pendant 30 ans et mère au foyer, Daniel Lauzon et Marie-Andrée Ricouart ont suivi une formation à l’École des Faubourgs dans le but de devenir auxiliaires en santé et en services sociaux. Depuis 11 ans, ils travaillent tous les deux au CLSC des Faubourgs (CSSS Jeanne-Mance) sur un horaire de soir et ont les mêmes clients une fin de semaine sur deux. Dans cet article, ils reviennent sur leurs pratiques.
Ouvrir la porte. Franchir le seuil. Entrer dans l’appartement. Être face à l’autre. Être face à soi. Ce rituel, nous l’observons tous deux depuis une dizaine d’années chaque fois que nous allons offrir des soins de base à des personnes qui voient leur autonomie réduite en raison d’un handicap ou d’une maladie. La première fois que nous nous rendons chez un bénéficiaire, nous arrivons en terre inconnue. Car d’une maison à une autre, nous pénétrons dans des univers et des contextes totalement différents. Mentalement, nous devons apprivoiser les lieux, apprendre et comprendre comment les personnes auxquelles nous donnons des services habitent ces espaces. Comment leurs conditions de vie matérielles, leurs capacités mentales, physiques et leur état d’esprit du moment vont-ils venir colorer la relation qui se noue entre l’intervenant et le bénéficiaire?
Où se trouvent la salle de bain, les ustensiles pour réchauffer les repas, le savon et le shampoing, les draps pour changer la literie? Quelle est la médication à administrer? À quelle heure est le souper? Y a-t-il des pièces dans lesquelles il est interdit d’entrer? Quels sont les sujets de discussion que la personne aime aborder? L’éventail des services donnés par les auxiliaires est très large et diversifié, la principale contrainte étant celle du temps. Aide au lever, à l’habillement, au coucher, à l’administration des repas, de la médication ou des bains, réchauffement des repas, déplacement d’une personne de son fauteuil électrique ou encore tâches ménagères pour n’en citer que quelques-uns, les services sont encadrés par une balise temporelle qui varie entre 15 minutes et 1 heure 30. Chaque acte s’inscrit dans une durée limitée et prédéfinie, d’où l’importance de s’organiser mentalement en arrivant. Au CLSC des Faubourgs, par exemple, l’administration de la médication et le réchauffement des repas prennent le même temps, soit 15 minutes, tout en discutant avec la personne.
Le pas de la porte
Ces bornes semblent toutefois différer en fonction des CLSC, tout comme la nature des services proposés et le nombre hebdomadaire d’heures admissibles par personne. Alors que certains CLSC offriraient un maximum de 7h de services par semaine et par bénéficiaire, d’autres offriraient jusqu’à 34h. Nous observons que des personnes ayant besoin d’un nombre élevé d’heures de services auront tendance à emménager près d’un CLSC qui offre la possibilité de bénéficier de plus d’heures. En conséquence, la « clientèle » qui se trouve sur notre territoire est beaucoup plus lourde; il nous semble que les personnes se rapprochent naturellement des lieux où elles pourront obtenir les services dont elles ont besoin. De plus, la zone que nous couvrons est composée d’un panaché de milieux sociaux, extrêmement variables d’un endroit à un autre. Au Vieux-Montréal, la « clientèle » est généralement plus cossue et habite dans des appartements plus confortables que les bénéficiaires de services vivant dans le Centre-Sud. Sans pouvoir généraliser, cette différence semble se matérialiser à travers des rapports plus distants envers l’auxiliaire et qui mettent plus de temps à s’installer, quand il s’agit de personnes venant de milieux plus aisés. C’est toujours le temps qui fait qu’on finit par nous laisser de l’espace. L’intervention repose et s’équilibre sur la marge de liberté que vont laisser les personnes et ce que l’auxiliaire va en prendre.
Dans notre pratique, nous visitons des personnes qui sont âgées de 22 à 95 ans avec une majorité d’ainés vivant seuls. Parmi eux, il y a un monsieur de 80 ans qui vit avec une maladie lourde, mais c’est quelqu’un de très solide et qui a une forte volonté. Il n’est pas vieux. Quand nous nous rendons chez quelqu’un, ce n’est jamais parce qu’il est âgé. Ce n’est pas son âge qui est au carrefour de notre rencontre, c’est sa maladie. Donner des services vient se broder sur l’établissement et le maintien d’une relation de confiance avec l’autre. Pour cette raison, les roulements importants au niveau du personnel vont venir brusquer l’intervention. Les personnes perdent de fait le contrôle sur le choix des personnes qu’elles laissent traverser le pas de leur porte. Certains bénéficiaires voudraient aussi que nos visites soient plus flexibles. Finalement, les personnes sont à la recherche d’une relation dans laquelle elles se sentent aidées, une autonomie qui se construit à deux et qui s’ajuste en fonction de la personne et de son environnement.
Le temps au temps
Cette autonomie devient centrale dans les soins à domicile, car sinon la personne peut refuser le service. Une fois brusquées, il y a des personnes qui vont préférer ne pas être changées, ne pas manger et se priver de toute aide plutôt que de recevoir les services d’un auxiliaire avec lequel elles ne se sentent pas à l’aise. Les rares fois où cela arrive, cela se fait toujours à leurs dépens et aussi à ceux de la personne qui vient ensuite donner des services, car elle devra assumer deux services au lieu d’un. Même si les services sont très encadrés, ils reposent avant tout sur des relations qui sont soumises à des fluctuations et qui sont donc sensibles à ce que vit la personne. Il en résulte une grande diversité de relations, des plus fragiles et distantes aux plus cordiales. Il faut aller avec le courant et laisser le temps au temps pour que chaque partie s’ajuste. Parfois, des cahiers d’information sont mis à disposition des auxiliaires afin qu’ils puissent adapter leur approche aux besoins spécifiques des personnes. Par exemple, certains bénéficiaires peuvent avoir des problèmes d’agressivité ou des troubles de santé mentale et vont exprimer leur maladie en criant, en lançant des objets ou en insultant l’auxiliaire. Une personne qui a une sclérose en plaques pendant plusieurs années peut finir par développer des atteintes cognitives et sa maladie peut s’exprimer à travers de l’agressivité envers l’auxiliaire. Ce dernier est amené à lui faire comprendre que les conséquences de sa maladie ne peuvent être rejetées sur lui en jetant ou en cassant des objets. Habituellement, les gens comprennent.
«Faire son coin»
Trouver l’équilibre entre s’effacer comme intervenant et s’effacer au nom du système pour lequel on travaille n’est pas toujours aisé. Quand une personne est capable de réchauffer son repas, mais ne le fait pas ou qu’elle est capable de marcher, mais préfère solliciter l’auxiliaire pour qu’il lui apporte ce dont elle a besoin, quelle est la meilleure attitude à adopter? La laisser faire (ou plutôt, la laisser ne pas faire) ou choisir la solution de facilité et agir à sa place? Comment trancher ? Comment évaluer s’il s’agit de mauvaise volonté, d’un caprice ou d’une incapacité temporaire? Savoir tracer ces limites est un enjeu plus contraignant que les demandes que l’on peut recevoir d’une personne qui reçoit des services. Ces limites se négocient entre les deux parties : limité par la tâche à faire et le temps alloué à cette tâche, il n’est pas rare que l’auxiliaire dépasse le cadre de ce qui lui est demandé, dans les limites de l’éthique, des propres limites tracées par la personne qui reçoit le service et de celle qui les donne. Cela peut notamment se faire à travers la manière de donner le soin ou encore le nombre de jours par semaine où l’auxiliaire va être présent.
Parfois, nous donnons des services à des personnes parlant uniquement le chinois ou le farsi en utilisant des gestes et des signes. Parler la même langue peut donner l’impression de faciliter les choses, mais en réalité, il y a des choses plus importantes que la parole puisque les mots peuvent avoir des sens différents en fonction des personnes qui les emploient. On peut donc parler la même langue sans pour autant parler le même langage. La langue est un outil de communication imparfait alors que certains gestes sont universels et suffisent pour communiquer avec l’auxiliaire.
Comme tout professionnel, en dehors du travail, nous vivons toutes sortes de choses que nous mettons de côté quand nous arrivons. En entrant chez un bénéficiaire, on fait sa bulle et on délaisse sciemment une partie de soi à la porte. Parce qu’un domicile est à la fois un univers physique, mental et relationnel – on va chez des gens qui ont parfois besoin de se raconter, qui ont des problèmes, qui peuvent répéter continuellement les mêmes choses ou qui saisissent l’opportunité de raconter à ce tiers extérieur ce qu’ils ont déjà trop raconté à leur conjoint ou leur conjointe – on oublie que les services peuvent être exigeants sur les plans mental et physique. En nous déplaçant d’appartement en appartement, nous voyageons, nous faisons escale dans des pans d’histoires de vie. Cela peut signifier d’avoir à faire prendre une douche à l’eau chaude pendant une heure dans une salle de bains sans aucune ventilation ou encore porter un équipement pour se protéger des punaises de lit et veiller à ne pas les transporter d’un appartement à un autre, autrement dit, composer avec les conditions matérielles parfois difficiles dans lesquelles nous donnons des services. Les premières fois que nous arrivons dans un domicile peuvent être plus éprouvantes, mais avec le temps, il devient plus facile de « faire son petit coin ».
Par le corps
C’est comme si nos deux trajectoires de vie, bien que différentes, nous avaient préparés à faire ce métier-là, à être là, prendre les choses en main et s’autogérer. Nous ne pouvons ni fuir ni nous cacher, car quand nous sommes là, nous sommes là pour donner un service qui prendra le temps qu’il prendra. Avec l’habitude, les actes deviennent routiniers, la technique se développe, les gestes se font plus précis, mais il y a une présence. Il faut aimer les gens, être près d’eux et prendre du temps avec eux avant de passer à quelqu’un d’autre. Le soulagement et le confort apportés aux personnes pour des choses aussi terre à terre que changer une personne qui fait de l’incontinence, se traduit en une gratification immédiate pour l’auxiliaire. Avant de le faire concrètement, on ne sait pas forcément ce que c’est d’avoir à changer des couches d’incontinence d’une personne d’une cinquantaine d’années ni comment nous allons réagir. Les stages d’intégration sont révélateurs parce qu’ils nous confrontent à la fois à l’autre et à soi-même. Nous ne sommes pas certains que nous aurions été capables de faire ce métier lorsque nous avions vingt ans.
Traiter la personne par le corps, fait qu’on se rapproche d’elle. Simultanément, plus nous nous rapprochons, moins nous voyons le corps. Avec une personne en situation de handicap, il arrive toujours un moment où le handicap s’efface. Peu importe le milieu, nous finissons par ne plus voir le handicap et réaliser à force, que le service à donner n’est rien d’autre qu’un prétexte à rencontrer quelqu’un. Les personnes chez qui nous nous rendons restent en fin de compte des personnes comme nous, qui veulent garder l’emprise sur leur vie.
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- Daniel Lauzon
- Auxiliaire en santé et services sociaux, CAU-CSSS Jeanne-Mance
- Marie-Andrée Ricouart
- Auxiliaire en santé et en services sociaux, CAU-CSSS Jeanne-Mance