S’engager autrement dans un projet collectif alternatif: expérimentations et compromis

Lorsqu’on demande aux membres du collectif de définir le Bunker1, personne n’arrive à déterminer précisément s’il s’agit d’une association, d’un lieu, ou encore d’un collectif. C’est néanmoins un espace qui ne laisse pas indifférent. Situé à Hochelaga-Maisonneuve, cet espace autonome et co-géré se donne la mission d’accueillir des spectacles d’art (principalement d’humour) dans le sous-sol où vivent ses locataires en s’ouvrant temporairement au public le temps des représentions. À mi-chemin entre le lieu résidentiel et la salle de spectacle, le Bunker prend l’expression d’un espace à la fois économique et culturel, dans lequel les jeunes tentent de transformer des contraintes en ressources : la possibilité d’aménager des spectacles comme ils l’entendent en diffusant des valeurs qui leur ressemblent.

Comme dans d’autres espaces intermédiaires, le Bunker propose une alternative à la création artistique traditionnelle, qui n’est plus délimitée selon les règles et les conventions des institutions mais par les ressources et les aspirations des membres du collectif. Il s’agit en somme de profiter de l’affaiblissement des «règles légitimes» (Reynaud, 1989) pour redéfinir l’espace de création : comment s’approprier et détourner un lieu, comment co-construire une initiative portée à plusieurs, mais surtout comment imaginer d’autres formes de production artistiques et d’autres possibilités de collaboration en dehors des circuits institutionnels.

À la limite de la légalité, le Bunker échappe aux conventions et aux normes de régulation présentes dans les lieux institutionnels tels que les bars ou les salles de spectacle : pas de queue ou de contrôle à l’entrée, logique du «prix-don», possibilité d’y amener son alcool et ses joints que l’on partage par ailleurs avec les artistes avant et après le spectacle. Précisons que le Bunker est un espace particulier : sur scène, on peut tout y dire, ou presque. Affranchis des normes de régulation qui sont habituellement présentes dans les lieux conventionnels de spectacle comme les bars ou les salles de spectacles, les humoristes ont la possibilité d’aborder des sujets souvent considérés comme tabous et sensibles qui sont d’ordinaire proscrits dans les sphères institutionnelles : des blagues sur la pédophilie, des blagues sur le suicide, des blagues sur le cancer ou sur la mort.

Cet article présente les résultats d’un projet de recherche présenté à l’organisme Transformative Youth Spaces (TRYSPACES). Sont ici mobilisés dix entretiens semi-dirigés auprès de trois groupes d’acteurs qui gravitent dans le projet du collectif : les habitants (4), les voisins (2) et les humoristes (4) qui s’y produisent. Les entretiens ont exploré a) les degrés d’engagement et d’implication de chacun de ces acteurs vis-à-vis du collectif, b) les convictions et valeurs personnelles, c) les frontières reliées à ces milieux : adaptation, renoncement, transgression des normes imposées par ces sphères et d) les modalités de l’utilisation et de la gestion de l’espace et ses limites. Pour compléter l’analyse, dix séances d’observation ethnographiques ont été réalisées lors des représentations.

Espaces intermédiaires

Au-delà d’une nouvelle proposition à la production et la consommation culturelle, les «espaces intermédiaires» comme le Bunker s’inscrivent dans la lignée des nouveaux modes d’action collective qui émergent dans les années 1990 (Roulleau-Berger, 1993). Projets associatifs, collectifs, espaces de vie autogérés : les jeunes d’aujourd’hui investissent d’autres formes de création et d’engagement que celles proposées par les institutions. Ce sont d’abord des espaces expérimentaux où les jeunes mobilisent une «créativité de l’agir» (Villasante, 2006), une forme d’action ni «rationnelle», ni «normative» mais qui s’inscrit dans une logique d’«expérimentation» où les acteurs formulent de nouvelles valeurs, de nouvelles normes, de nouvelles idées.

Ces espaces participent aux «pratiques artistiques off» ou aux «événements off» (Vivant, 2007) qui ne sont pas reconnus institutionnellement et qui sont souvent marqués par une très grande précarité économique et matérielle. Cet appel à l’expérimentation se double d’une collaboration nécessaire entre les membres du groupe, collaboration qui donne lieu à l’élaboration de référents communs, d’une vision commune. Ces alternatives culturelles peuvent être ainsi envisagées comme une occasion pour les jeunes de collaborer, d’innover, de co-construire un discours commun sur eux et sur la société.

En se libérant des normes de régulation qui sont présentes dans les sphères institutionnelles, on pourrait penser que ces espaces de création s’organisent de façon autonome, en suivant leurs propres règles. Pourtant, loin d’être en rupture avec la société, ces projets en marge doivent s’ajuster à un ensemble de normes pour continuer d’exister : se conformer à une formule pré-existante pour fixer des repères stables, respecter le voisinage, s’aligner avec les «codes» qui dominent (ici, dans le monde de l’humour). Ces ajustements ne s’appliquent pas qu’aux seuls membres organisateurs: les humoristes qui s’y produisent doivent prendre en compte les valeurs diffusées par le collectif. Et c’est cet ensemble de compromis qui reformule l’expérience collective en créant un discours commun. Au carrefour de cet ensemble de libertés et contraintes, il est ici question de s’interroger sur la vocation de ces espaces intermédiaires et sur les compromis mis en œuvre pour les faire perdurer.

Expérimentations

Le Bunker n’est pas une salle comme les autres. À défaut de projecteurs, des guirlandes de Noël illuminent l’espace, ajoutant un soupçon d’intimité et de promiscuité. Le public ne s’installe pas sur des sièges mais sur des matelas, coussins et autres douilletteries qui jonchent le sol. Spectateurs et humoristes sont souvent très proches : seuls quelques centimètres les séparent de la scène, laquelle est en outre à hauteur du public. Cette proximité n’est pas seulement spatiale, les humoristes et les spectateurs étant majoritairement des clients réguliers, certains ont noué des liens d’amitié serrés. C’est dans cette ambiance, plus proche de la camaraderie que de la performance scénique qu’évoluent les artistes qui se produisent au Bunker.

Entre la salle de spectacle et le lieu de résidence, les membres du collectif souhaitent que l’on s’y sente «comme à la maison». Le message est pris tel quel: la régularité des spectacles, la fidélité du public, et «l’après show» participent à générer la confiance entre le public et les spectateurs. Certains membres du public sont d’ailleurs encouragés à se produire lors des représentations. Comme dans d’autres espaces intermédiaires, les spectacles au Bunker sont propices aux expérimentations. L’une des humoristes qui s’y produit régulièrement précise : «Une salle comme le Bunker, c’est une salle incroyable parce que c’est comme donner une toile blanche à un peintre. Mais après ça, c’est qu’est-ce que t’en fais: est-ce que tu prends ça au sérieux, comment tu l’abordes?».

Les artistes ne sont pas les seuls à profiter de cette formule en liberté : les membres du collectif ont souligné à quel point ce lieu est propice à la réalisation d’essais, de tests. L’intégralité du projet est d’ailleurs née d’une idée très simple : «On a eu un super sous-sol et on ne savait pas quoi faire, donc on a décidé de faire de l’humour», explique l’une des organisatrices du projet.

Cette série de tests et d’expérimentations se manifeste concrètement par la réalisation de nouveaux projets en lien avec les ressources et les aspirations des habitants. Si les spectacles d’humour représentent une part importante des activités du Bunker, le collectif a déjà mis en place un ensemble d’événements tels que du live painting, des soirées poésie, des concerts, des soirées de projections de films. Il s’agit en somme d’aller au-delà de la seule sphère du stand-up pour proposer un éventail d’activités qui résultent des aspirations de chacun. Un membre du collectif nouvellement installé au Bunker partage : «Quand je suis arrivé, je m’attendais à un truc moins sauvage. T’as l’impression que c’est funky, que n’importe quelle colocation pourrait proposer quelque chose, du moment qu’ils se démerdent et qu’ils le mettent en place». Comme si, finalement, chacun était en mesure de passer à l’acte.

Ouvert aux amateurs, le Bunker est un espace propice à l’essai et à l’initiation. Pour certains des artistes qui s’y produisent, cette scène prend l’expression d’une voie d’exposition leur permettant de valider leur potentiel artistique et de s’insérer, à terme et s’ils le souhaitent, au sein des espaces institutionnels. À ce titre, ces scènes alternatives peuvent être considérées comme un univers parallèle au monde officiel, un essai de construction d’un monde de l’art (Becker et al., 1988) qui se situent en parallèle du marché de l’art officiel. Ces espaces permettent alors d’interroger à la fois la légitimité de la production culturelle de ces micro-mondes, mais aussi ses formes créatrices par rapport aux sphères institutionnelles.

Ouvertes à un autre type de public, et avec une formule plus souple, elles viennent dresser un modèle novateur dans lequel les artistes viennent puiser des sources de renouveau. Une humoriste qui s’y produit régulièrement explique : «le Bunker m’a fait énormément grandir, c’est grâce à eux que j’ai trouvé ma vérité scénique. Parce que les autres salles ont un décorum, j’avais l’impression qu’il fallait que je sois un personnage. Au Bunker, je suis déjà arrivé là en ayant fumé un bat, et je parlais juste aux gens et j’ai vraiment compris des trucs en stand up. Après ça j’ai compris des mécanismes et j’ai pu les amener dans des salles où il y a plus de décorum, et je rentre mieux après dans ces salles-là.»

Soulignons aussi le potentiel de ces micro-organisations du côté des organisateurs : des compétences y naissent, des vocations s’y développent. L’organisation souple et horizontale, propice à l’organisation et à la gestion à plusieurs et aux initiatives individuelles mobilisent des savoir-faire relationnels et des «compétences créatives» (Roulleau-Berger, 1999). On y apprend l’organisation, la communication, le réseautage, des compétences convoitées qui s’inscrivent parfois sur le curriculum vitae des membres du collectif. Comme l’a observé Laurence Roulleau-Berger (1991) sur un terrain similaire, ces espaces constituent parfois des filières intermédiaires d’insertion socioéconomique. En se situant aux frontières de la légalité, l’appropriation et le détournement de ces lieux conduisent à s’interroger sur les représentations sociales de l’espace, et finalement sur le sens que les individus donnent à la marge.

Ajustements

A priori libéré des conventions sur le déroulement des spectacles, le fonctionnement au Bunker s’organise moins sous le règne du chaos total que dans celui d’une liberté collective qui respecte une éthique du vivre-ensemble. Respecter ses voisins et l’ensemble des personnes qui sont présentes lors des représentations, mais aussi se conformer aux normes du milieu du stand-up. S’il est possible de considérer l’adoption de ce code de conduite comme une contrainte qui vient circonscrire les possibilités offertes dans un lieu qui pourtant fait l’éloge de la liberté, ces limites ne sont pas vécues comme des contraintes. D’abord, parce que ces exigences sont nécessaires à la pérennité des spectacles, ensuite parce qu’elles contribuent à véhiculer une image plus professionnelle, et surtout pour respecter le bien-être de tous.

Afin de pouvoir continuer d’organiser des représentations, les organisateurs doivent s’assurer de respecter des règles de bienséance entre voisins : pas de débordements, pas de bruit après 23 heures, etc. Pour faire perdurer les spectacles, le collectif doit se comporter comme de «bons occupants» (Bouillon, 2009) auprès du voisinage. L’objectif est d’entretenir des rapports avec l’environnement en se conformant aux règles de savoir-vivre dans une «recherche de légitimité politique, seule voie possible à la pérennisation des initiatives» (Lextrait et al., 2001, p. 14).  Le maintien de ces liens peut jouer un rôle important dans l’obtention de ressources. Or, deux de leurs voisins se révèlent être des humoristes, ce qui constitue un atout de taille. Leurs relations relèvent surtout de l’entraide, puisque ces derniers leur prêtent du matériel, assistent occasionnellement aux représentations et s’y produisent parfois. Afin de conserver ces relations privilégiées, les organisateurs s’assurent qu’il n’y ait pas de débordements lors des soirées.

Le Bunker est un espace hybride, puisqu’il se situe à mi-chemin entre une salle de spectacle et un lieu privé. Il est donc nécessaire de sensibiliser le public, de lui faire comprendre que cet espace est avant tout un lieu résidentiel. Un membre du collectif fait part de ce malaise: «il y a un ajustement qui n’est pas vraiment évident. On est une salle de spectacle, mais on est aussi chez nous, donc ça implique que… Dans une salle de spectacle, t’as tendance à jeter ton verre de bière par terre, parce que quelqu’un est payé pour nettoyer après.». Au fil des soirées, le collectif a donc pris la décision de visibiliser davantage les «règles» de la maison, en mettant des avertissements sur les événements de la page Facebook et en face à face durant l’arrivée des invités. Les trois règles principales : ne pas crier dehors, ne pas fumer à l’extérieur pour respecter le voisinage, ne pas tirer la chasse d’eau pendant les spectacles. Le public étant majoritairement constitué d’un auditoire régulier, les règles seraient généralement respectées. En outre, étant donné le caractère bénévole de la démarche, les participants montreraient plus de retenue que dans les soirées payantes.

Sans renoncer au maintien d’une atmosphère permissive et conviviale, l’organisation des spectacles doit nécessairement se référer à des repères stables et unanimement partagés : mettre en place des représentations, oui, mais pas n’importe comment. L’une des organisatrices précise : «Tu sais il y a des normes dans chaque milieu. Il y a des normes dans la poésie, dans l’humour, et faut qu’on s’adapte à ces milieux-là, on n’a pas le choix». La création d’un projet collectif alternatif, construit à travers le processus d’essai-erreur (Llobet Estany, 2010) passe par la conformisation à un certain nombre de «codes» qui dominent dans le monde de l’humour et plus généralement dans le monde de l’art. Si l’audace est encouragée, celle-ci n’est pas absolue.

On remarque que cette formule expérimentale et brute du départ s’est aménagée et s’est développée selon des normes partagées par toutes et tous. Sans en avoir l’intention au départ, ces normes se sont cristallisées au fil du temps, au cours de leurs expérimentations avec le public et avec les artistes. Parmi ces préceptes implicites, citons d’abord les normes de savoir-être, un ensemble d’attitudes et de réactions adaptées à ces espaces : «au début, Francis [un ancien colocataire] disait aux artistes que c’était laid ce qu’ils faisaient, et ça, ça passerait plus. Et il avait dit à quelqu’un d’autre que ses dessins ressemblaient à des dessins d’enfants. À ce moment-là on ne connaissait pas les normes. Le mec qui faisait le live painting on ne l’avait pas payé, puis il en avait reparlé, il l’avait écrit sur ses photos. Puis tu sais je le comprends, mais tu sais on ne savait pas comment ça marchait. Et ça, ça n’arriverait plus», explique l’une des habitantes. Mentionnons aussi des normes de savoir-faire, qui sont ici traduites par les efforts de professionnalisme du collectif : acquisition d’un micro, recrutement d’une chroniqueuse et d’un organisateur. Sans véritablement entrer dans la convention, il s’agit plutôt de rendre visible le sérieux de la démarche.

Engagements et défis

Enfin et surtout, ce projet collectif prend l’expression d’un moyen d’action politique pour vivre et pour diffuser les engagements des jeunes. Le lieu qu’ils investissent se manifeste comme une scène ouverte dont les contours sont dessinés par les convictions et les aspirations personnelles de chacun. Les engagements qu’ils défendent s’articulent symboliquement autour de l’idée d’ouverture : un lieu ouvert aux artistes émergents, un lieu accessible à toutes les bourses et dans lequel chacun est libre de s’exprimer librement. Plutôt que de «lutter contre» le rapport de domination des scènes institutionnelles, le mode de participation des jeunes est de créer concrètement une alternative, une scène ouverte pour quiconque respecte et partage les valeurs du collectif. Ce dernier affiche en effet ouvertement ses missions et ses valeurs inclusives, par exemple sur sa page Facebook ou lors des représentations. Le Bunker peut ainsi être qualifié d’espace-test : un essai sur la construction d’un projet à plusieurs, un effort de chacun pour réaliser des compromis, un moyen de faire naitre et diffuser des convictions sociales, politiques et culturelles.

Parmi leurs modes d’action privilégiés, notons d’abord la logique du prix-don. Si les membres suggèrent au public d’offrir 5 dollars, la contribution est volontaire au Bunker. Cette rétribution n’est pas forcément monétaire. Il est possible de payer en cigarettes, en bières, en nourriture. L’objectif de cette contribution volontaire : mettre la culture à disposition de tous en assurant un spectacle accessible à toutes les bourses. Dans le même temps, le caractère volontaire de la participation permettrait de désengager le collectif si le spectacle n’est pas apprécié. En brisant cet engagement vis-à-vis du public, le prix libre contribuerait à rassurer les organisateurs autant que les artistes : en ayant moins d’attentes, on n’y serait que positivement surpris.

Au fil de ces soirées, les membres sont parvenus à amasser assez d’argent pour payer les artistes lors des «shows de rodage» qui se déroulent une fois par mois. Lors de ces soirées, le Bunker leur reverse 25 dollars chacun : «C’est normal qu’on les paye, c’est grâce à eux qu’on existe, si on n’a pas d’artistes on n’a pas de Bunker» signale l’une des membres du collectif. Cette dernière, parallèlement chargée de projet dans une entreprise de vente de spectacles pour ainés souligne l’importance de ne pas «escroquer» les artistes : «À mon travail, j’achète [leurs spectacles] vraiment pas cher et je les revends vraiment très cher. Ici, je les fais juste venir et je divise l’argent entre nous et les artistes et ils sont vraiment contents, je ne fais pas de profit sur eux». Même minime, cette rétribution, est très appréciée des humoristes qui sont habituellement payés «en bière» dans les bars où ils se produisent.

Une autre de leurs préoccupations majeures est l’intention de mettre en place un safe space, notamment autour de la question du genre et de l’orientation sexuelle. Le collectif a souligné l’importance de créer un espace intolérant aux discours anti-LGBT, au harcèlement, un espace sûr pour les personnes gays, lesbiennes, bisexuelles et transgenres. Si les habitants souhaitent encourager un environnement où chacun puisse s’exprimer librement, ils refusent cependant de s’afficher comme un safe space, en considérant qu’ils ne puissent garantir des dérapages éventuels. Malgré tout, le ménage se ferait «tout seul», puisque les propos non-inclusifs seraient d’abord rejetés par le public.

Néanmoins, la mise en place d’un safe space se heurte à certaines contradictions qui tendent à faire disparaître la portée subversive pourtant revendiquée par le collectif. En effet, un safe space n’est pas un espace neutre. Les humoristes doivent donc conjuguer avec cette atmosphère lors des représentations, et donc adapter leur discours en fonction des valeurs qui sont présentes dans la salle. Des valeurs relativement ouvertes, où il est possible de presque tout dire, sauf «des blagues sur les trans, ou sur les putes» précise l’un des artistes. Pour d’autres humoristes, la limite se situerait dans les débats excessivement politisés ou les propos qui vont à l’encontre des valeurs LGBT et progressistes du Bunker. Or, en bannissant certains débats, la parole est alors régulée par le groupe. Dans ces circonstances, le safe space prend l’expression d’une entrave à la liberté d’expression puisqu’il censure les propos qui vont à l’encontre des valeurs du groupe.

Enfin, une autre préoccupation (toutefois plus marquée chez les humoristes) est d’aller au-delà de l’humour grand public. L’humour «qui dérange» est présenté comme une invitation à réfléchir sur les enjeux sociaux : il s’agit de dévoiler un problème au public, de l’aborder sous un angle nouveau afin de créer de nouvelles réflexions sur un sujet. Le stand up devient alors un langage qui permet de dépeindre un climat social. L’une des humoristes prévient : «Mon idée c’est d’être au premier front des changement sociaux, d’être les premiers à dire un certain discours qui est plus tough à accepter parce que souvent les artistes, dans l’histoire, ont été au premier front du changement social».

La scène prend alors l’expression d’un espace revendicatif qui, par son caractère éphémère, s’insère pleinement dans la modernité. Elle poursuit : «On est la génération de l’instantanéité, du 3 seconds attention span, du TDAH, donc l’humour est je pense la forme d’art qui caractérise le mieux notre siècle. La preuve, ce n’est pas encore reconnu comme une forme d’art». Si l’humour se caractérise par le fait de penser différemment des autres, les artistes soulignent qu’ils cherchent à bousculer les mœurs et les repères pour provoquer le changement. Or, l’humour «qui dérange» serait peu à peu remplacé par un humour plus accessible et sans vagues : «C’est rare, avec ce qu’est l’humour au Québec, avec la monétisation artistique, d’avoir des gens qui ont le guts d’aller contre les grands schèmes de pensée», regrette l’une des humoristes.

Selon l’historien québécois Robert Aird (2004), cette forme d’humour aurait laissé place à un humour de masse «positif et désinvolte», sans portée critique. Il s’agirait ainsi de créer une atmosphère «cool», une «société humoristique» qui se propagerait dans toutes les sphères de la société. Alors que les artistes qui se produisent au Bunker (et ils ne sont sans doute pas les seuls) déplorent l’abandon de l’art qui dénonce pour l’art rémunérateur, les lieux intermédiaires peuvent être une des réponses permettant de préserver ces discours qui tendent à se marginaliser. À condition, bien sûr, que ces discours aillent dans le sens des valeurs prônées par le collectif.

Notes

  1. À des fins d’anonymat, la dénomination du collectif a été modifiée.

Références

Aird, Robert (2004), L’histoire de l’humour au Québec: de 1945 à nos jours, Montréal, VLB.

Becker, Howard Saul, Pierre-Michel Menger, et Jeanne Bouniort (1988), Les mondes de l’art, Paris, Flammarion.

Bouillon, Florence (2009), Les mondes du squat: anthropologie d’un habitat précaire, Paris, PUF.

Lextrait, Fabrice, Marie Van Hamme et Gwenaelle Groussard (2001), Une nouvelle époque de l’action culturelle. Deuxième volume : étude, France, Secrétariat d’État au Patrimoine et à la Décentralisation Culturelle.

Llobet Estany, Marta (2010), «Le squat: un espace de socialisation et une alternative à la stigmatisation de la précarité des jeunes», Sociétés et jeunesses en difficulté. Revue pluridisciplinaire de recherche, hors-série.

Reynaud, Jean-Daniel (1989), Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin.

Roulleau-Berger, Laurence (1991), La ville intervalle: jeunes entre centre et banlieue, Paris, Éditions Méridiens-Klincksieck.

Roulleau-Berger, Laurence (1993), «La construction sociale des espaces intermédiaires: l’exemple de jeunes en emploi précaire face aux politiques sociales», Sociétés contemporaines, 14(1), p.191-209.

Roulleau-Berger, Laurence (1999), Le travail en friches. Les mondes de la petite production urbaine, Paris, Éditions de l’Aube.

Villasante, Tomás R (2006). Desbordes creativos: estilos y estrategias para la transformación social, Madrid, Reversos del Leviatan.

Vivant, Elsa (2007), «Les événements off: de la résistance à la mise en scène de la ville créative», Géocarrefour-Revue de géographie de Lyon 82(3), p.131‑40.