Santé scolaire et prévention : le partage des outils

Rinda Hartner a commencé sa carrière comme dentiste dans une polyclinique publique pour enfants d’un quartier défavorisé de Bucarest. Au cours de sa pratique, elle a toujours considéré avoir eu affaire à des êtres humains qui vivent au sein de familles, de quartiers et de communautés, et que cet environnement influençait la santé dentaire. Une fois au Québec, elle est devenue infirmière scolaire et a approfondi ce regard social sur la santé, notamment en ce qui concerne la prévention. En 2011, Rinda Hartner a reçu le prix Florence, décerné par l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec pour ses réalisations, notamment la mise sur pied d’une communauté virtuelle de pratiques.

Mile-End, Montréal, 2006. L’intervention en milieu scolaire comme infirmière semblait se résumer à quelques cas de maladies infectieuses et la vaccination. Rien de bien étonnant. Je pensais que toutes les écoles avaient les mêmes caractéristiques. À la rentrée suivante, j’ai été assignée à des écoles du quartier Centre-Sud dans lequel je travaille depuis. Quelle surprise ! C’est tout à fait différent.

Un jour, j’ai été appelée par une école du quartier dans le but de sensibiliser les élèves au problème des seringues abandonnées. Ayant toujours habité et travaillé hors du centre-ville, je ne comprenais pas pourquoi cette question retenait tant l’attention. Curieuse, je suis allée me promener autour de l’école et j’ai pu constater la présence de seringues dans des parcs où jouaient des enfants.

Lors de ma présentation en classe sur ce sujet, j’ai déposé un tas de feuilles mortes sur le bureau en leur montant que j’y avais caché une seringue avec son bouchon. Les enfants ont compris qu’un tas de feuilles pouvait réserver de mauvaises surprises et qu’il fallait prendre des précautions avant de jouer, comme demander à leurs parents de vérifier la sécurité des endroits où ils s’amusent.

L’enjeu lié aux seringues abandonnées se pose surtout au centre-ville, notamment à proximité de certains parcs ou des ressources destinées aux utilisateurs de drogues injectables. Puisque plusieurs acteurs ont pour mandat de faire de la prévention auprès des enfants, une collaboration a vu le jour entre le CSSS, le poste de police du quartier, la Ville de Montréal, Tandem et Spectre de rue afin que les résidents, notamment les enfants, soient en sécurité lorsqu’ils se promènent et jouent dans le quartier.

Afin de sensibiliser les populations les plus à risque, pour lesquelles le message de santé publique n’était pas nécessairement adapté (notamment à cause de la barrière de la langue), nous avons opté pour un pictogramme facilement compréhensible par ceux qui ne parlent pas français ou qui sont trop petits pour lire. Nous l’avions imprimé et affiché sur des panneaux placés dans les endroits les moins sécuritaires ainsi que sur les lieux où il y a le plus d’enfants, comme dans une unité de HLM.2 Nous avons également imprimé ce pictogramme sur des aimants qui ont été distribués aux enfants qui fréquentent les écoles sur le territoire du CSSS. L’objectif était que, en amenant ces aimants à la maison et en les collant sur leur réfrigérateur, les enfants puissent sensibiliser leurs parents. Après cette campagne de sensibilisation, nous avons vérifié auprès des enfants de la maternelle à la 6e année si le message était passé : ils savaient tous décoder le pictogramme et en connaissaient la signification.

Sur le territoire de Montréal, seules une agente de police communautaire et moi-même faisons de la prévention sur cet enjeu en milieu scolaire. De plus, nous sommes fréquemment sollicitées par d’autres écoles en dehors du territoire pour venir présenter notre atelier de sensibilisation. Afin de ne pas avoir à répéter notre atelier chaque année dans les classes, nous avons décidé de réaliser une capsule vidéo. Celle-ci a pu être réalisée grâce à l’aide du service de communication de la police de Montréal et a été tournée en français et en anglais.3

Besoins du milieu

Lors de l’envoi des formulaires pour demander le consentement des parents lors des campagnes de vaccination, il est fréquent que les deux cases « je suis d’accord » et « je refuse » soient cochées. Quand j’appelle à la maison, j’éprouve souvent de la difficulté à me faire comprendre autant en français qu’en anglais. C’est une chance que je sois seule dans mon bureau, car je gesticule comme si j’avais la personne en face de moi. Les parents immigrés, notamment ceux avec le statut de réfugié, ne refusent jamais les vaccins. Comme infirmière scolaire, je suis perçue comme une autorité à leurs yeux et je sens qu’ils ont parfois peur de s’opposer à moi ou de me contrarier.

C’est une réalité différente dans le quartier du Plateau, où je travaille dans une école primaire. Les parents sont critiques envers la vaccination et me demandent si elle vraiment nécessaire. Se contenter de répondre que c’est bon pour la santé ne suffit pas. Il faut se renseigner, se tenir à jour, leur parler de données probantes et leur donner des adresses de sites web pour qu’ils se fassent leur propre avis.

Sur le territoire du CSSS Jeanne-Mance, il y a près de 30 écoles, dont cinq écoles primaires, une école secondaire (la polyvalente Pierre-Dupuis) et une école privée (le collège Ville-Marie). Sans parler des disparités socio-économiques au sein des écoles de quartier (entre collège privé, écoles secondaires et primaires), la différence avec le Plateau est frappante. Dans certaines écoles du quartier Centre-Sud, il y a des immigrés de première génération issus de presque tous les pays des Nations Unies et j’ai en tête une école où se côtoient près de 180 langues différentes. Certains élèves vivent avec leur famille dans des HLM du quartier et beaucoup d’entre eux vivent en situation de pauvreté. À l’école du Plateau, les élèves sont majoritairement blancs et, si immigration il y a, elle provient des pays de l’Europe de l’Ouest ; les familles sont relativement aisées, avec seulement quelques cas de pauvreté sur 300 élèves.

J’essaie toujours, dans la mesure du possible, de dégager les besoins de ces différents milieux tels qu’ils sont exprimés par les élèves, par les professeurs et les parents. Dans une école où il y a plus d’enfants de familles aisées et que les boîtes à lunch des enfants contiennent déjà des fruits et des légumes, l’alimentation ne sera pas une priorité. Elle le sera certainement plus dans une école où les enfants ont des sacs de chips pour tout repas.4

Pris au jeu

Je n’ai pas de cartable que j’applique à toutes les écoles ; j’essaie à chaque fois de transmettre les idées dans les mots qu’utilisent les enfants, selon leur âge et le quartier dans lequel ils vivent. Récemment, j’ai dû présenter différents enjeux, dont la sexualité, les drogues et les ITSS (infections transmissibles sexuellement et par le sang) dans une école secondaire. La classe m’avait été présentée comme étant « difficile », avec beaucoup d’élèves ayant des problèmes de comportement et manifestant de l’hyperactivité. J’avais peur de ne pas réussir à capter leur attention pendant la présentation. La stagiaire qui était avec moi a alors proposé d’organiser un jeu avec eux. C’était simple, mais ils sont restés presque une heure et demie avec nous et se sont pris au jeu. En un sens, les difficultés nous poussent à être créatifs.

Ce jeu a été retravaillé avec des collègues de l’université dans le cadre d’un cours de maîtrise en soins infirmiers et nous l’avons présenté dans une autre école secondaire avec le même succès. Nous souhaitons le distribuer à plus large échelle pour que d’autres personnes l’utilisent. Les jeunes aiment apprendre par le jeu et c’est un moyen particulièrement adapté pour intervenir auprès des enfants qui ont des troubles de comportement et auxquels on ne peut pas dire : « Reste là. Ne bouge pas. » En raison de son succès, nous allons le présenter à l’automne dans un atelier du Congrès de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec.

Nomades

La profession d’infirmière scolaire conduit à vivre un isolement professionnel. Nous relevons du CSSS, mais nous n’y sommes jamais puisque nous exerçons dans les écoles. Nous ne recevons pas de patients dans un bureau comme c’est le cas dans d’autres branches du métier d’infirmière, puisque nous passons une demi-journée ou une journée au maximum par école, que nous partageons entre rencontres individuelles, interventions en classe et élaboration de projets. Nous sommes des infirmières nomades, à cheval entre la culture du milieu de l’éducation et celle de la santé.

Dans ces conditions, une des particularités du mandat d’infirmière scolaire est précisément qu’il faut collaborer pour être à même de le réaliser. Le projet sur les seringues abandonnées est un exemple de réussite grâce au travail conjoint du CSSS, de la police, de la ville de Montréal et des organismes communautaires impliqués. Le plus beau projet n’aboutira pas si personne ne suit ou n’y croit.

Au quotidien, les infirmières scolaires travaillent avec les enseignants, les psychoéducateurs, les techniciens en éducation spécialisée, les directeurs d’école, les travailleurs sociaux, les psychologues, sans parler des enfants et de leurs parents, le tout sous la responsabilité de leurs gestionnaires au CSSS.

Il y a un travail de lobbying à faire pour beaucoup de nos programmes et projets vis-à-vis, notamment, des enseignants. Ils sont les seuls maîtres à bord de leur classe et, si certains se montrent enthousiastes face à ce que nous faisons et nous donnent carte blanche, d’autres sont beaucoup plus réticents à nous ouvrir la porte de leur classe. Lorsqu’on arrive dans une école, il faut s’attendre à être « testée » en classe. Par la suite, si l’enseignant parle de nous de manière favorable à ses collègues, cela peut ouvrir les portes des autres classes. Faire sa place comme infirmière dans une école prend du temps et, dès lors que l’on est changée de poste ou qu’il y a des coupures, il faut recommencer à zéro et tisser de nouveaux liens.

Il faut investir beaucoup de temps à expliquer son rôle pour changer les préjugés en milieu scolaire envers les infirmières scolaires qui sont encore perçues comme les dames qui font les pansements, alors qu’elles ne font plus de premiers soins depuis des années. Cela est à refaire constamment auprès du nouveau personnel qui intègre l’école. Avec l’épidémie de punaises, les infirmières sont également associées à l’image de « Bug Ladies », réduisant ainsi notre rôle à la prévention de la transmission de ces petits insectes en milieu scolaire.

Communauté de pratiques

Il n’y a pas de journée typique en milieu scolaire et la formation en soins infirmiers, aussi bonne soit-elle, ne remplace pas le contact avec le terrain et le soutien des pairs. La première année est un saut dans l’inconnu : apprendre à connaître les enseignants, faire sa place, organiser les formations EpiPen5, vérifier les fiches de santé des élèves, évaluer les allergies, s’assurer que le milieu scolaire est sécuritaire et que les gens le comprennent, répondre aux questionnements des parents, élaborer certains projets auxquels on croit, en y mettant son cœur et sans toujours regarder l’heure.

Pour contrer l’isolement professionnel qu’elles peuvent ressentir et les aider à réaliser leur mandat, j’ai ouvert une communauté virtuelle de pratiques destinée aux infirmières en milieu scolaire en mai 2010. Cette idée provient d’une étudiante qui a fait son stage au CSSS et qui l’a présentée dans son travail de fin de stage. Une communauté de pratiques vise à regrouper des personnes avec des objectifs et un langage communs – dans ce cas, la santé scolaire. Au Québec, les infirmières scolaires font souvent face à des difficultés semblables, avec des variations selon qu’elles exercent à Montréal, Manicouagan ou Ville-Marie.

Contrairement au blogue où généralement il n’y a qu’un seul auteur, dans une communauté de pratiques, tout le monde est auteur et peut poser des questions, lancer des débats, partager des outils et des informations. Tous les participants sont à égalité. Suite à une publicité dans la revue de  l’Ordre, plus de 140 infirmières en santé scolaire de partout au Québec font partie de cette communauté. L’Ordre des infirmières travaille également depuis quelques années à l’établissement d’un standard de pratiques pour les infirmières scolaires, ce qui pourrait contribuer à établir des balises plus claires pour cette profession.

Contact

Lorsque je suis arrivée au Québec en 1999, j’ai passé la première année à apprendre le français, puis je me suis inscrite en biochimie à l’Université de Montréal. Je me suis vite rendu compte que je n’étais pas faite pour travailler avec les microbes en éprouvette et c’est pourquoi j’ai changé de programme pour me diriger en soins infirmiers en 2001. J’ai besoin d’être en contact avec les gens.

J’essaie de mettre l’accent sur la prévention, en considérant chaque personne dans une approche globale — avec son bagage culturel et social et l’environnement dans lequel elle vit — afin de mieux l’accompagner dans ses démarches pour améliorer ou maintenir sa santé. C’est un travail de longue haleine, dont les résultats ne sont pas immédiatement perceptibles, un peu comme le tableau d’un peintre dont l’image nous apparaît seulement lorsqu’il a terminé.

Notes

1 : Le prix Florence, catégorie relève, est offert aux infirmières qui possèdent moins de dix ans d’expérience en tant qu’infirmière. Le prix a été initié par l’Ordre des infirmières et des infirmiers du Québec en l’honneur de Florence Nightingale, pionnière en matière de soins infirmiers.

2 : Le Ministère de la Santé et des Services sociaux avait produit des affiches de sensibilisation sur cette question, mais les dessins et les textes n’étaient pas immédiatement compréhensibles par les résidents du quartier.

3 : Le poste de police de quartier auquel appartient l’agente Noël impliquée dans le projet a reçu le prix « intersection » lors du Congrès annuel des policiers communautaires en 2009.

4 : L’ouverture du marché de fruits et légumes Frontenac a amélioré la situation, car, auparavant, le quartier Centre-Sud était majoritairement desservi par des dépanneurs qui n’en ont pas et par deux épiceries auxquelles les résidents, pour diverses raisons, n’avaient pas accès. Pourtant, pour préparer des boîtes à lunch équilibrées, il faut que de bons produits soient offerts à un coût accessible au sein la communauté.

5 : L’épinéphrine est utilisée pour traiter en urgence les réactions allergiques.