Rapprocher les univers : le spectacle-intervention

« Faites n’importe quoi, donnez-moi la main, c’est tout c’qui compte, c’est vous, c’est votre joie qui met mon âme au monde. » Geneviève Morissette

Qu’est-ce qu’un spectacle-intervention ? Il s’agit d’un renversement des concepts de spectacle et d’intervention, en ce sens que le public participe au travail de création de l’artiste et que le « public-cible » devient un « public-intervenant » à travers le partage de ses raisons de vivre. C’est un spectacle où la puissance évocatrice de la musique et de la chanson est utilisée pour faciliter une session de discussion de groupe sur des thèmes sensibles. Cet article vise à rendre compte de cette forme d’intervention, en partageant les étapes de son déroulement et en ouvrant la réflexion sur ses retombées cliniques. L’article se fonde essentiellement sur l’expérience du spectacle-intervention en prévention du suicide qui s’est déroulée récemment au Centre d’hébergement du centre-ville de Montréal (CHCVM), mais il inclut aussi des références à des expériences semblables ayant eu cours à l’établissement de détention féminin Maison Tanguay et au Collège Ahuntsic.

Rencontre

L’innovation consiste souvent à rapprocher des univers qui sont normalement éloignés (Dyer et al., 2009). Le concept de « spectacle-intervention » est né de la rencontre entre le milieu de l’intervention sociale et celui de la chanson, rencontre personnifiée par Geneviève Morissette2, auteure-compositrice-interprète, et moi-même, Pierre-Luc Lupien, agent de recherche au CREMIS, terminant une maîtrise en sociologie sur le thème de la santé mentale et de l’itinérance. C’est dans le cadre du lancement de la chanson officielle de la 22e semaine de prévention du suicide (région de Montréal), que j’avais lancé l’idée à Geneviève d’organiser un spectacle de dévoilement en prison, destiné aux femmes incarcérées, population considérée à haut risque suicidaire. J’étais inspiré par l’exemple du chanteur populaire américain Johnny Cash qui avait réalisé une tournée en prison dans les années 60. Celui-ci avait alors interprété et adapté des chansons de détenus des différents établissements qu’il visitait. De là ma suggestion que Geneviève puisse adapter en chanson le texte d’une femme incarcérée et suivre les pas du légendaire homme en noir. Ayant une certaine expérience du théâtre d’intervention, j’avais aussi proposé que le spectacle soit suivi d’échanges avec le public sur le contenu de la chanson. Cette idée avait gagné nos collaborateurs, en premier lieu, Geneviève. Il fallait maintenant la concrétiser.

Le lendemain, je pris mon courage à deux mains et me résolus à appeler les responsables de l’établissement de détention Maison Tanguay. Ils ont aussitôt été séduits par notre idée. C’est à ce moment que commença notre première expérience de spectacle-intervention, pour lequel nous n’avions pas encore de nom. Cette première expérience eut des résultats qui dépassèrent nos attentes.

Accoucher

Au fil des expériences, il est devenu clair qu’un spectacle-intervention n’est pas seulement une performance musicale, même si celle-ci occupe une place centrale, mais qu’il s’agit d’une véritable démarche participative.

La démarche débute avec la sollicitation des participants potentiels. Le succès de cette étape dépend de l’implication des intervenants du milieu qui savent rejoindre les personnes et propager l’intérêt pour le projet. Pour ce qui est de l’expérience en centre d’hébergement, il ne suffisait pas d’annoncer et de solliciter des textes, mais aussi d’aider les personnes dont les handicaps compliquent l’expression verbale ou l’acte d’écrire. Suzanne Malo, psychologue et membre du comité de prévention du suicide du CSSS Jeanne-Mance, explique que la plupart d’entre elles ne peuvent écrire par elles-mêmes et qu’elle leur a offert un soutien pour la transcription de leurs idées. Certains textes et poèmes avaient déjà été rédigés et travaillés par des résidents du CHCVM dans le cadre du projet « Le printemps des poètes », piloté par Lynne Landry, psychologue spécialiste en activités cliniques. Comme ce matériel abordait souvent diverses raisons de vivre, Suzanne a demandé aux résidents l’autorisation que leurs écrits soient utilisés pour inspirer la création d’une chanson dans le cadre du projet de spectacle-atelier. Tous ont été d’accord, d’autant plus que cela donnait une deuxième vie à leurs textes.3

Au stade de la sollicitation, les personnes partagent leurs motivations à participer. Cela nous a permis de constater que chaque milieu présente des motivations différentes à se prêter au processus. En prison, on ressentait qu’il existait un besoin de manifester de la solidarité entre détenues, entre « filles du même secteur », alors qu’en milieu d’hébergement, c’était plutôt le besoin de se sentir utile aux autres. Suzanne rapporte que la principale motivation des participants était de venir en aide à d’autres personnes pouvant vivre des situations de découragement, en leur partageant leurs raisons de vivre.

La démarche entamée par la sollicitation est suivie d’une étape créative pendant laquelle s’organisent des rencontres entre l’artiste et les participants du milieu considérés comme des paroliers à part entière. Dans le cas de la première expérience à la Maison Tanguay, le spectacle avait été précédé par plusieurs visites de l’artiste auprès de la parolière de la chanson. Geneviève résume ainsi sa conception de la démarche de rencontre : « Pour moi, les personnes sont très importantes, les rencontres font partie de la démarche artistique des spectacle-interventions. Il faut que je sente ce qu’ils sont, que je sache un peu leur vie, pour pouvoir accoucher d’une chanson qui va les rejoindre et qui va vraiment les représenter. Ça fait partie de ma responsabilité sociale. »

Tisser des liens

Les rencontres permettent de tisser des liens forts entre l’artiste et les personnes du milieu. Elles permettent aussi à l’artiste de mieux s’imprégner du milieu et de mieux comprendre la réalité de son auditoire. Pour ce qui est du spectacle au centre d’hébergement, l’artiste avait visité à deux reprises les résidents qui avaient soumis des textes. À cet égard, Suzanne souligne : « La richesse de Geneviève dans cela, c’est que lorsque je l’ai appelée, elle m’a dit « pour moi ce n’est pas un problème. J’ai une formation en écriture de chansons alors je vais partir du contenu et je vais l’écrire la chanson. » Ça, c’était quelque chose de magique entre ce qu’ils pouvaient offrir et ce qu’elle pouvait faire avec ça. » C’est donc à partir de ce matériel et des rencontres avec les résidents, que l’artiste est parvenue à créer une chanson. Suzanne relate comment Geneviève a su établir le contact avec les résidents. Elle donne l’exemple d’une jeune résidente ayant de graves problèmes d’élocution et communiquant plus facilement par les yeux que par la parole :

« Elle a été capable de décoder les mots de cette résidente, ce qui n’est pas évident dans une première rencontre. Toutes ces rencontres ont été de beaux moments pour créer la chanson et puis mettre toute l’émotion qu’il y a dans la chanson. Geneviève ne l’a pas inventé, elle ne l’a vraiment pas inventé, c’était tellement clair pour moi qu’elle l’a ressentie cette émotion-là. Je l’ai vu à travers la rencontre et puis une fois qu’elle a écrit sa chanson. Elle m’a dit qu’elle avait besoin de revenir pour revoir certains des résidents pour s’assurer que ce qu’elle avait ressenti et ce qu’elle avait voulu mettre en mots tombent dans le bon ton et qu’elle ne soit pas passée à côté. »

Pour donner une idée de l’influence de ces rencontres, cette résidente avait écrit dans son texte : « Même si j’ai de la misère à parler, j’ai toutes mes idées et je peux répéter pour être bien comprise dans tout ce que je vis, j’ai de la patience en maudit…  Autour de moi, on dit que je parle avec les yeux. » Dans la chanson « Je ferais n’importe quoi », cela se traduit par :

« Moi, je ferais n’importe quoi
Pour entendre ce que vos yeux racontent

Je donnerais toute ma voix
Pour mettre vos mots au monde »

Fondée sur le matériel et les rencontres avec les participants, la démarche culmine ensuite avec la prestation, moment chargé en émotions, notamment en raison de la profondeur des liens qui se sont noués entre les co-créateurs de la chanson. Au moment où Geneviève est entrée en scène dans la grande salle du centre d’hébergement, les résidents la connaissaient déjà bien. Le public était fébrile à l’idée d’entendre leur chanson. Sur son blog4, Geneviève avait écrit aussitôt après sa prestation :

« Un spectacle-intervention, c’est un show mais pas un show, c’est une intervention mais pas une intervention. C’est un peu magique. On ne peut pas l’expliquer ! On dirait que je ne chante pas de la même manière. Je ne chante pas juste pour moi. Je deviens leur voix. J’entre dans leurs vies comme un acte presqu’indiscret. J’ai l’impression de faire partie d’un tout. Comme si je participais à recoller nos corps éparpillés. Je me rappelle de Sylvie, de ses yeux lumineux comme une enfant, de la madame en avant de moi qui passait des commentaires pendant le show, qui trouvait que j’avais une belle robe et qui me le disait spontanément au milieu du show, de les voir touchés quand je nomme leurs noms. »

Il n’y a pas que la chanson qui a su rejoindre le public. Selon Jean-Pierre Dubé, coordonnateur professionnel au CSSS-Jeanne-Mance, membre du comité de prévention du suicide, le répertoire de la jeune artiste avait aussi bien joué son rôle : « Le choix des chansons venait toucher le public, par exemple, le besoin de crier. Je me disais quand tu vis des limitations et que tu retiens ça depuis longtemps… » La prestation est conçue par l’artiste pour passer à travers une variété d’émotions, à travers le rire, les chants, les pleurs.

Raisons de vivre

La prestation s’enchaîne avec une période d’échanges permettant le partage des émotions suscitées par la musique et les paroles. Selon Anne Villeneuve, psychologue au collège Ahuntsic, l’intérêt de la formule « spectacle-intervention » tient au fait que la musique favorise les échanges autour d’enjeux difficiles à aborder autrement : « Comme si la musique, criante de vérité, adoucissait un sujet souvent lourd à aborder. La musique permet aussi de s’arrêter, d’écouter et créer une ouverture chez le spectateur, ce qui le rend plus disponible à l’animation qui suit. »

Cela dit, en raison de l’émotivité libérée par la prestation, il importe que l’animateur en soit un d’expérience. Dans le cadre des spectacles-interventions en prévention du suicide, l’animation fut assumée par Philippe Angers, intervenant de Suicide-Action Montréal, ayant une longue expérience clinique en intervention auprès de personnes en situation de crise suicidaire : « Quand tu amènes de l’art dans une conférence, c’est que tu veux toucher la fibre sensitive. Après il faut être capable de récupérer, il y a une certaine transition dans le bon timing, de la bonne façon. » Philippe préconise d’établir un contact individuel avec les membres du public lorsque la situation le permet : « Je pense que c’est un des ingrédients de succès. Ça contribue à faciliter les discussions par la suite. Le deuxième objectif, ça me permettait de voir qui avait plus ou moins de difficulté à communiquer. » Habitué des conférences classiques, Philippe explique que la particularité de l’animation des discussions tient dans la réciprocité des échanges et qu’il doit se mettre en position de recevoir ce que les gens vont apporter.

Étant conçue sur mesure avec le public, la démarche de spectacle-intervention permet d’explorer les valeurs et les raisons de vivre propres à des populations spécifiques. Philippe remarque la prédominance de certains thèmes propres aux résidents hébergés  comme la foi, la vie au présent et la reconnaissance comme personne à part entière :

« La foi, pour d’autres, c’est avoir confiance, avoir de l’espoir, l’importance de la religion, Jésus, j’ai entendu ça. La deuxième en importance, c’était de vivre la vie au jour le jour, d’être dans le présent, d’être dans des bonheurs simples. Cette dimension de prendre une journée à la fois. Et le troisième thème, le fait d’être reconnu, parfois, il faut du temps pour être entendu, reconnu, pour être utile.»

Il synthétise leurs prises de parole en une seule phrase par rapport au thème des raisons de vivre : la vie est dure, mais la vie est belle. Leurs interventions recoupent leurs motivations de départ. Philippe reconfirme que  « ce qui a motivé les gens à écrire un texte, c’est de sentir qu’il pourrait influencer d’autres personnes qui sont déprimées en leur partageant leurs raisons de vivre. »

L’après-spectacle

Une fois la prestation terminée, comme beaucoup d’émotions peuvent rester en suspens, il importe de relayer le public à un intervenant du milieu pour assurer le suivi à plus long terme. Il s’agit de la condition sine qua non avant de réaliser un spectacle-intervention. Il importe aussi de prolonger l’évènement à travers la production de souvenirs tangibles. En ce qui concerne l’expérience en hébergement, il est prévu de produire un enregistrement de la chanson et un recueil avec les textes des participants. Suzanne explique que ce matériel sera destiné aux résidents, mais que les intervenants pourront aussi y avoir accès via le site internet du CSSS, afin d’enrichir leur pratique par le biais des mots illustrant la résilience de personnes hébergées vivant avec des handicaps :

« Comme intervenant, quand tu es devant quelqu’un qui est en vécu de pertes, ça te questionne. […] Tu peux facilement te dire :  » Moi si j’étais dans cette situation-là, pas sûr que je trouverais des raisons de vivre. » Il y a des risques que l’intervenant ressente l’impuissance du résident ou de la personne qu’il veut aider, qu’il finisse par porter cette impuissance-là et qu’elle le menotte. »

En plus de rejoindre les intervenants, il est possible que la couverture médiatique5 de l’évènement ait eu des effets sur le grand public. Suzanne remarque à ce propos : « Présenter des personnes avec des handicaps sévères avec des raisons de vivre. La première image d’une femme avec des atteintes motrices marquées s’exprimant avec un tableau de communication était frappante. Sans dire que ça change les mentalités, c’était une présentation positive. »

Retournement

Parti d’une simple association d’idées, le concept de spectacle-intervention s’est progressivement systématisé. Il s’est précisé grâce aux connaissances obtenues par l’expérience. Les différents publics ont conservé une forte impression de la démarche. En deux ans, ce concept a généré beaucoup d’engouement de la part des personnes concernées, des intervenants, des directions d’établissement et même des médias. En dépit d’études cliniques, il semble que l’approche produit des impacts positifs sur les personnes concernées, mais aussi sur les autres acteurs impliqués, qui reçoivent des outils de la part de ceux qu’ils désirent soutenir. Cela rappelle la chanson de Geneviève qui se conclut par un retournement de situation, quand l’aidant se trouve aidé par les personnes qu’il voulait soutenir :

« Faites n’importe quoi, donnez-moi la main, c’est tout ce qui compte. C’est vous, c’est votre joie, qui met mon âme au monde »

Notes

1 : Cet article a été rédigé à partir d’un entretien avec : Suzanne Malo (psychologue en centres d’hébergement du CSSS Jeanne-Mance), Jean-Pierre Dubé (Coordonnateur professionnel Équipes Accueil psychosocial et Suivi adulte, CSSS Jeanne-Mance), Philippe Angers (intervenant de Suicide-Action Montréal – Services à la famille et aux proches) et Geneviève Morissette (auteure-compositrice-interprète). Ont également contribué à l’article Martine Tremblay, directrice de l’établissement de détention Maison Tanguay et Anne Villeneuve, psychologue au Collège Ahuntsic.

2 : Geneviève possède un important bagage musical: gagnante de la 15ème édition de Ma première Place des Arts 2009, spectacle-dévoilement de la chanson Ces mots à l’établissement de détention Maison Tanguay (reportage au Téléjournal de Radio-Canada), Ces mots est la chanson officielle de la Fondation Suicide-Action Montréal (lancement de la chanson en présence de Lise Dion), Gagnante du prix Entrée en scène Loto Québec 2012 (RIDEAU) à Objectif scène 2011, Diplômée de l’École Nationale de la chanson de Granby, Sélection officielle 2010 de Vue sur la relève, Première partie de Marie-Élaine Thibert, Participation aux Francofolies de Montréal, Sélection officielle 2008 du Festival Petite Vallée, Récipiendaire du prix de l’Audace et lauréate auteure-compositrice-interprète de Chanson en fête de St-Ambroise. Voir www.genevievemorissette.com.

3 : Toujours à propos des intervenants du milieu, il ne faut pas oublier le soutien de la Fondation du CSSS Jeanne-Mance et de la Fondation EJLB, notamment sur le plan du financement. Les contacts avec la Fondation ont été réalisés par les membres du comité de prévention du suicide. Ce sont ces différents soutiens qui ont permis au projet de naître.

4 : Blog de l’auteure-compositrice-interprète, Geneviève Morissette.

5 : Le spectacle a été couvert par Le Téléjournal de Radio-Canada. Il est possible de visionner le reportage sur le site de Radio-Canada à l’adresse suivante : http://www.radio-canada.ca/nouvelles/arts_et_spectacles/2012/02/09/001-chanson-contre-suicide-morissette.shtml

La couverture du spectacle-intervention à l’établissement de détention Maison Tanguay est également disponible sur le  site du Téléjournal de Radio-Canada, (9 février 2012) à l’adresse suivante : http://www.radio-canada.ca/nouvelles/arts_et_spectacles/2012/02/09/001-chanson-contre-suicide-morissette.shtml

Références

Dyer, J.H., Gregersen, H.B. et C.M. Christensen (2009). « The Innovator’s DNA », Havard Business Review.

Linehan, M.M., Goldstein, J.L., Nielsen, S.L. et J.A. Chiles, J. A. (1983).  « Reasons for staying alive when you are thinking of killing yourself: The Reasons for Living Inventory », Journal of Consulting and Clinical Psychology, 51: 276-286

Morissette, G. (2013). « Être importante », Le courage d’écrire, Blog de Geneviève Morissette
http://genevievemorissette.blogspot.ca/search?updated-min=2013-01-01T00:00:00-08:00&updated-max=2014-01-01T00:00:00-08:00&max-results=2 (page consultée le 2 avril 2013)