Plusieurs personnes souffrant de problèmes de santé mentale se retrouvent sans soutien, en plein cœur du centre-ville de Montréal. Ces personnes peuvent manifester des comportements « dérangeants » (gesticuler, parler seul, crier), allant parfois jusqu’à commettre des délits. Les préoccupations du réseau de la santé et des services sociaux à l’égard de ces personnes remontent au début des années quatre-vingt, alors que les effets de la désinstitutionalisation se font sentir. Le réflexe premier des passants, des commerçants et des résidents face à cette nouvelle population était d’appeler le service de police. Arrivés sur les lieux, la réponse courante des policiers était de reconduire la personne à l’hôpital, afin qu’elle reçoive les services de santé dont elle avait besoin. Toutefois, le scénario de soins possibles et escomptés par les policiers en conduisant les personnes en centre hospitalier n’était pas toujours au rendez-vous. Ces personnes revenaient à nouveau dans la rue, parfois quelques minutes ou quelques heures après l’intervention des policiers. De nouveaux appels, de nouvelles interventions policières.
Face à l’échec de la prise en charge de nature psychiatrique ou médicale, les policiers se sont tournés vers le système pénal. Ainsi, la judiciarisation s’est peu à peu imposée comme solution privilégiée pour les personnes souffrant d’un problème de santé mentale ayant commis un délit jugé mineur (vol à l’étalage, troubler la paix, voie de fait). Le recours au système de justice pour « intervenir » auprès de la clientèle « psychiatrie-justice » prend naissance.
Dès lors, plusieurs personnes se sont retrouvées en détention, dans les mailles du système carcéral. L’incarcération était toutefois loin de répondre au fondement même de la décision de judiciariser et de s’harmoniser à une prise en charge en vue d’une amélioration de la santé physique et mentale. L’intervention par le système pénal à travers la détention n’était pas sans conséquences et pouvait entraîner différentes pertes et ruptures pour la personne (perte de logement, cessation des prestations d’aide sociale, arrêt des suivis médicaux et sociaux).
À la fin de la peine, sitôt franchies les portes de la prison, le prochain rendez-vous les y ramenait bien souvent. Et ainsi de suite. Comment expliquer qu’autant de gens avec des problèmes de santé mentale aient été référés aux tribunaux ? Que faisaient ces personnes en prison ? L’asile a-t-il été remplacé par la prison ? Force est de constater que cette solution n’en était pas une. Vivement une nouvelle alternative pour rompre ces dynamiques de portes tournantes et d’exclusion.
Un recours autre que la judiciarisation
Devant la détérioration des conditions de vie de cette population déjà marginalisée, le Collectif de recherche sur l’itinérance (CRI) s’est penché sur les alternatives qui pourraient être offertes aux policiers afin d’éviter le recours à la judiciarisation. En 1994, le modèle d’une équipe mobile d’intervenants psychosociaux disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, pour se déplacer sur les lieux d’intervention et offrir un support aux policiers, était proposé à la Régie régionale de la santé et des services sociaux de Montréal. Peu de temps après, le CLSC des Faubourgs, qui accueillait déjà des programmes novateurs tels que l’Équipe Itinérance et avait établi des liens étroits avec le secteur communautaire, était mandaté par la Régie pour concrétiser ce service, qu’on allait nommer l’« Urgence psychosociale-Justice » (UPS-Justice). Cette initiative résultant des efforts de différents acteurs du champ de la psychiatrie et de la justice voyait le jour en 1996.
Les objectifs de l’UPS-Justice sont alors d’éviter la judiciarisation des personnes qui ont des problèmes de santé mentale, d’éviter ou de réduire l’incarcération préventive et de favoriser leur arrimage aux ressources adéquates. Un partenariat étroit se développe avec le Service de police, différents organismes du réseau de la santé et des services sociaux ainsi que des acteurs du système de justice afin de changer les façons de faire jugées obsolètes. L’intervention psychosociale en contexte de prévention peut dorénavant permettre un recours autre que la judiciarisation. Cependant, dans les situations où une judiciarisation s’impose – afin d’éviter une tolérance de l’inacceptable et une déresponsabilisation des personnes – deux criminologues de l’Institut Philippe-Pinel assurent une continuité de services à la Cour du Québec (Chambre criminelle et pénale), ainsi qu’à la Cour municipale de la Ville de Montréal.
Au fil des années, différents mandats se sont greffés au mandat initial de déjudiciarisation, notamment, en 2001, l’application de la loi P-38.001 (Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui) et, en 2007, l’intervention auprès des personnes endeuillées suite au décès d’un proche (de nature non criminelle). Ces nouveaux mandats conférés par l’Agence de santé et des services sociaux (ASSS) de Montréal à l’UPS-Justice l’emportent peu à peu sur le mandat initial de l’équipe, soit la déjudiciarisation. Des collaborations ont également été établies avec le Service de police de la Ville de Montréal et l’Association du Québec pour l’intégration sociale (AQIS) afin de mieux intervenir auprès des personnes vivant avec une déficience intellectuelle. Enfin, depuis mai 2008, un nouveau projet pilote, le Tribunal de la santé mentale, a été mis en place à la Cour municipale de la Ville de Montréal. Ce projet s’adresse aux contrevenants adultes souffrant de troubles mentaux qui font face à des accusations dites « mineures » et leur propose, entre autres, des alternatives à l’emprisonnement. Le mandat de liaison qui s’articule en partenariat avec le milieu judiciaire, le réseau correctionnel et le milieu de la santé et des services sociaux a été confié à l’UPS-Justice. Douze ans après la création de l’équipe terrain, l’UPS-Justice assure le développement d’un modèle novateur qui s’appuie sur les besoins des personnes se trouvant dans les mailles de la justice.
Des délits mineurs aux contraventions
Récemment, une autre forme de stigmatisation et d’exclusion a fait émergence. En 2004, le Service de police de la Ville de Montréal adoptait une politique de lutte aux incivilités, qui permet la judiciarisation de certaines conduites associées à des infractions pénales définies en vertu de règlements municipaux (être trouvé gisant ivre ou consommant des boissons alcoolisées sur le domaine public, gêner ou entraver la libre circulation dans une place publique). Cette stratégie de remettre des constats d’infractions aux contrevenants a été appliquée sans nuance et sans égard à leur situation socio-économique ou à leur état mental et physique.1
Quelles sont les intentions du système de justice en judiciarisant les agissements de ces personnes ? Quelles sont les intentions réelles des individus qui commettent ces infractions ? La Ville de Montréal et son service de police sont-ils enclins à emboîter le pas vers de nouvelles avenues afin d’atténuer la judiciarisation ? Les grands investisseurs immobiliers vont-ils accepter que ces personnes qui « dérangent » continuent d’utiliser les espaces convoités pour le développement économique de Montréal ? La population résidante et les commerçants sont-ils prêts à cohabiter avec ces personnes ? Dure réalité d’un univers fascinant, préoccupant et complexe.
Les policiers, de par leur rôle, doivent s’assurer du maintien de la paix, de l’ordre et de la sécurité publique. Ainsi, en remettant des contraventions, ils appliquent les directives émises. Toutefois, des indices tels que la récurrence des problèmes dans les lieux publics et l’accumulation de plusieurs contraventions par certaines personnes nous portent à croire qu’une fois de plus, la remise de constats d’infractions, même massive, n’a pas les résultats escomptés. Cette réalité semble tout droit tirée d’un scénario du type « déjà vu ».
Par ailleurs, plusieurs policiers sont conscients que la remise de contraventions mène à un cul-de-sac et a des conséquences majeures sur les personnes. D’autres sont stupéfaits d’apprendre que certaines doivent des milliers de dollars de contraventions. Les connaissances sur la nature et la diversité des problématiques des individus qu’ils côtoient donnent du « fil à retordre » aux policiers quant à leur vision des interventions à préconiser. Constat d’infraction, arrestation et détention ne vont pas de pair avec prévention, collaboration et intervention. La complexité des comportements en lien avec l’état mental et la nature de certains gestes ou attitudes laissent parfois le policier osciller entre la frustration, l’incompréhension et l’inaction, qui peuvent faire naître un sentiment d’impuissance.
La méconnaissance de diverses problématiques (itinérance, santé mentale, troubles cognitifs, toxicomanie) peut entraîner une généralisation de cette stratégie au quotidien. Comment expliquer qu’une personne ait pu recevoir plusieurs contraventions pour la même offense ? Les policiers ne peuvent pas reconnaître toutes les subtilités associées à certains troubles. Par exemple, une personne ayant des troubles cognitifs a été avisée plusieurs fois de ne pas fumer et a finalement reçu des contraventions. Lorsque les policiers ont été informés que cette personne avait un trouble de mémoire et que le comportement interdit pouvait perdurer très longtemps, ils ont été surpris.
Certaines personnes ayant reçu des contraventions et été expulsées des espaces publics s’isolent afin d’éviter le contact avec les policiers. Conséquemment, il devient difficile pour les intervenants de les rejoindre et d’établir des liens de confiance. La collaboration est essentielle pour comprendre ces personnes, planifier une intervention de concert avec elles et les guider vers les ressources adéquates. Devant la lourdeur et la diversité des problématiques auxquelles le policier est confronté dans sa pratique, la pire chose à faire est de rester seul. Les projets conjoints justice-santé et services sociaux sont une piste d’action prometteuse.
La proximité
Par ailleurs, face à la diversification et la complexification des problèmes sociaux, l’offre de services du réseau de la de santé sociaux est-elle toujours adaptée ? Est-ce vraiment le rôle des policiers d’intervenir auprès des personnes ayant des problèmes de santé mentale ? Seuls non, mais en collaboration avec d’autres acteurs, cela est possible. Il s’agit d’aider sans leur nuire et d’éviter les interventions qui se juxtaposent à partir de logiques divergentes.
Les individus auprès desquels l’UPS-Justice intervient ne se présentent pas spontanément vers le réseau de la santé et des services sociaux. Plusieurs vivent une lente détérioration de leurs conditions de vie, parfois invisible à la population en générale : des personnes âgées itinérantes, des gens souffrant de problèmes de santé mentale sévères, suicidaires ou totalement isolés.
Il n’est pas facile pour des personnes qui ont un problème de santé mentale, qui sont marginalisées ou méfiantes, de se présenter au CLSC ou à l’urgence de l’hôpital. Elles doivent prendre rendez-vous, se déplacer et sont parfois confrontées à un système complexe qui ne répond pas toujours au besoin exprimé. En favorisant l’accessibilité des services et en facilitant la circulation dans la grande machine du réseau de la santé, il est possible d’optimiser l’arrimage vers des services adaptés et intégrés. La solution ne réside pas dans un raffinement des procédures bureaucratiques, mais dans une proximité et une prise en compte globale des individus.
Un partenariat constructif
Ces constats ne suffisent pas pour que les choses s’améliorent et que les pratiques changent. Il reste encore beaucoup de travail. Récemment, l’UPS-Justice et l’Équipe Itinérance ont été interpellées par la section métro du Service de police de la Ville de Montréal. Des policiers se disent préoccupés par la détérioration marquée de certaines personnes « vivant » littéralement dans le métro. Ainsi, ils souhaitent explorer les différentes possibilités qui s’ouvrent à eux en termes d’intervention. Les sanctions font lentement place à un partenariat constructif. Cette approche témoigne d’une volonté de changer les pratiques actuelles. Afin d’établir une compréhension commune de la situation, une matinée a été consacrée à parcourir les quatre coins du métro, conjointement avec les intervenants du CSSS et les policiers. Cette façon de faire permet de porter un regard critique sur nos pratiques, de mettre en commun une diversité de connaissances et d’expériences et de proposer des alternatives. Face à des situations complexes, il faut être convaincus qu’ensemble, nous pourrons trouver d’autres voies que la porte tournante.
Notes
1. Voir St-Jacques, B. (2008). « Des gestes anodins qui peuvent vous mener loin », Revue du CREMIS, 1(3) : 22-24.