Pratiques alternatives de citoyenneté : le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention

Pour souligner le 20ème anniversaire de la revue Nouvelles pratiques sociales (NPS), le comité de rédaction a choisi d’organiser à Montréal un colloque international, les 14 et 15 novembre 2008, avec des présentateurs et conférenciers venant du Canada, de l’Europe et de l’Australie. L’objectif du colloque est d’échanger des savoirs, pratiques et expertises sur le thème du « Renouvellement démocratique des pratiques d’action et d’intervention sociales ». Le colloque se veut un espace réflexif sur les logiques démocratiques de certaines pratiques ainsi que sur les façons dont elles tentent de s’incarner dans l’action à travers une diversité de dispositifs et de projets. Ce choix repose sur le désir de mettre en place des conditions favorables à l’apprentissage collectif à travers l’analyse de nos expériences mutuelles. Pour plus d’informations, www.nps.uqam.ca

 Depuis vingt ans, le contexte sociopolitique auquel font face les intervenants du domaine social génère des transformations qui affectent lourdement les pratiques démocratiques des institutions publiques et des associations communautaires. L’affaiblissement progressif de l’État-Nation par la globalisation entraîne de nouvelles configurations des rapports entre les acteurs sociaux provenant de l’État, du communautaire ou de la mouvance citoyenne et une modification de leur place dans la vie collective. Cette restructuration des rapports n’est pas étrangère à la valorisation de la société civile et à sa mobilisation pour trouver localement les solutions aux problèmes sociaux (Leclerc et Beauchemin, 2002). Quelles sont les conséquences de ces changements sur l’exercice des pratiques à visée démocratique et sur leur renouvellement ? Quelle est la place des acteurs dans la définition des problèmes et des actions ?

Les pièges de l’hyperindividualisme

Les travaux des sociologues sur l’idéologie hyperindividualiste sont particulièrement utiles pour comprendre le sens des transformations des rapports sociaux. Cette idéologie soutient que les principes associés à la modernité se sont radicalisés en s’appuyant sur la raison technique pour structurer les liens sociaux. Depuis le début des années 1990, grâce au développement des nouvelles technologies multipliant les échanges, ce courant néolibéral a progressivement pénétré plusieurs secteurs de la vie sociale, en en modifiant les valeurs et les projets et en renforçant une logique marchande et consommatoire où les cultes de l’urgence et de la flexibilité agissent comme mode de régulation collective (Aubert, 2004). Cette survalorisation de la flexibilité et de l’instantané fait éclater les cadres et les règles collectives s’opposant à la mobilité et pouvant être associés à de la rigidité. Certaines critiques dirigées contre les pratiques syndicales, accusées de freiner le développement économique, illustrent bien ce contexte. L’importance donnée au débat sur le nombre insuffisant d’heures travaillées au Québec n’est pas non plus étrangère à cette tendance.

Ces transformations renforcent le climat d’incertitude normative où chacun et chacune est appelé à bricoler un sens à son existence hypermoderne, à l’heure où les perspectives d’avenir sont moins reluisantes que celles des années 1960. La radicalisation de la raison technique piège bon nombre d’individus, désormais contraints à s’adapter de façon individualisée aux exigences de changement, d’efficacité et de performance et à développer des relations concurrentielles pour faire face à l’impératif de la construction de soi (Kaufmann, 1988). Le sens de la vie collective tend alors à se réduire aux enjeux concurrentiels de l’échange économique. Vivre dans l’urgence et la performance pousse de plus en plus d’individus à s’investir jusque dans l’excès, développant ainsi un sentiment d’inexistence souvent exprimé par des pathologies (anorexie, boulimie, burn-out, épuisement) (Ehrenberg, 1998 ; Badal, 2003).

Un contexte fragilisant l’appropriation de l’acte d’intervention

Les investissements concrets du renouvellement démocratique des pratiques méritent d’être mis en contexte afin de ne pas s’immobiliser dans le discours fabuleux de l’idéologie, aussi séduisant soit-il. Dans le secteur des services sociaux et de la santé au Québec, une des conséquences repérables de ces transformations est la fragilisation de l’appropriation de l’acte d’intervention. Le recours aux pratiques fondées sur des « données probantes », que l’on désigne aussi comme de « bonnes pratiques », tend à dévaloriser l’autonomie et le jugement professionnel des intervenants-es, tout en négligeant les points de vue des populations visées par les programmes d’intervention. Dans cette logique d’expertise et de hiérarchisation des savoirs, les contributions respectives de ces acteurs se réduisent plus souvent qu’autrement à l’application d’un programme (Couturier et Carrier, 2003). L’institutionnalisation croissante de la lecture épidémiologique ou sanitaire des problèmes sociaux – à travers l’approche populationnelle et les programmes de prévention spécialisés de la santé publique ou de la sécurité publique (Pelchat, Gagnon et Thomassin, 2006) –, évacue les rapports sociaux dans lesquels s’inscrivent les personnes. Cette réduction à une physiologie béhavioriste clôt le débat scientifique sur la connaissance de la vie sociale en imposant ses présupposés naturalistes, qu’ils soient d’ordre biologique, éthologiste, neurologique, génétique ou écologique.

Ces approches sanitaires ou sécuritaires du « vivre-ensemble » entretiennent des rapports avec la privatisation de la vie sociale et la marchandisation croissante des activités humaines qui résultent de l’hyperindividualisme néolibéral (Gaulejac, 2005). En exaltant la liberté individuelle, cet « individualisme privatisé » diffuse une morale de l’opérationalité qui tend à écarter d’autres imaginaires sociaux et à favoriser une abstention participative. La technocratisation et le contrôle social fragilisent l’appropriation de l’acte de travail des intervenants-es et contribuent, par le fait même, à rendre plus difficile l’action collective ayant une visée démocratique. Cette exigence d’adaptation contraint plusieurs d’entre eux au consensus d’obéissance, au mimétisme structurel ou encore, à la soumission volontaire. Comment vivre ensemble dans un monde en voie de privatisation ? Le renouvellement démocratique des pratiques est-il toujours possible ?

Plusieurs citoyens, citoyennes et organisations communautaires, tant au Québec qu’ailleurs, s’engagent au sein de luttes identitaires et développent des actions collectives pour proposer des alternatives à la vision néolibérale de l’individualisme contemporain, par exemple, les mouvements altermondialistes, les projets de démocratisation municipale et d’inclusion des populations marginalisées dans la vie sociale, les pratiques communautaires de développement local, de lutte contre la pauvreté et pour le respect de l’environnement ou les nouvelles options de partis politiques. Loin de constituer un bloc de résistance homogène, ces alternatives doivent être situées face à l’hyperindividualisme ambiant selon leur idéologie respective. En effet, toutes les pratiques d’intervention se réclament de principes démocratiques, mais qu’en est-il au juste de ces principes dans la pratique?

Des mots ambigus

Pour toute idéologie, la confrontation avec les pratiques réelles n’est pas toujours concluante. La possibilité d’échanger de manière précise et critique sur les aspects démocratiques des pratiques d’intervention et d’action sociales est limitée, les registres théoriques et idéologiques mobilisés n’étant pas toujours explicités. De plus, la force symbolique des mots désignant le renouvellement démocratique des pratiques a des effets sur les modalités d’échange sur le sujet. Un certain nombre d’obstacles à tenir une conversation critique sur ce sujet peuvent être relevés :

Constat 1 : Il est facile de tomber dans l’exposition de pratiques innovatrices (« best practices ») ou d’une militance insistante (« la » bonne alternative). Engager la discussion autour des meilleures pratiques ou des bonnes alternatives oriente idéologiquement la discussion dans la quête d’une vérité à promouvoir ou à révéler, rendant ainsi le débat non pertinent, sinon inutile. C’est la transmission d’une expertise – de ceux qui « savent » – qui prend alors la place du débat.

Constat 2 : Il est courant de recourir de façon quasi-automatique aux mots-valises dont la « propreté politique » produit un effet colonisateur sur les intervenants-es, les chercheurs-es et les personnes concernées par l’intervention. Par exemple, les termes d’empowerment et de prévention sont parmi ceux qui, habituellement, rallient la majorité, compte tenu de leur clarté sémantique et de leur ambigüité pragmatique. Par rapport à l’empowerment, on ne peut pas s’opposer d’emblée à l’intention d’aider des personnes à acquérir du pouvoir sur leur vie. Toutefois, comme le contexte concret de son actualisation n’est pas nécessairement précisé, l’orientation politique peut aisément être imaginée par chacun dans la direction désirée. C’est l’idéalisation des projections subjectives qui prend la place du débat.

Constat 3 : Les mots utilisés dans l’expression du renouvellement démocratique des pratiques ne sont pas explicités d’emblée lorsque l’on échange à ce propos. Les termes d’égalité, d’autonomie, d’émancipation, d’appropriation, de justice, de citoyenneté ou de co-construction ne parlent pas d’eux-mêmes des rationalisations qui les fondent et des formes pratiques qu’ils tendent à instaurer. Qu’il s’agisse d’indéfinition, de redéfinition ou d’indétermination concernant l’aspect démocratique des pratiques, l’exigence de partager nos représentations à ce sujet devient une nécessité. Sinon, méprise et confusion parasitent les termes du débat.

Constat 4: Plusieurs contradictions et paradoxes émergent lorsque cet exercice de correspondance entre les repères démocratiques (relevant de l’idéal) et les situations concrètes des pratiques (l’appel obligé à la participation, l’injonction de l’autonomie, la programmation de la créativité) est fait ; d’où la pertinence de penser les conditions d’un débat. En effet, la logique binaire représente un piège bien réel dans l’analyse du renouvellement démocratique des pratiques, car elle détourne de la complexité des rapports de pouvoir en jeu et du défi constant que représente l’atteinte des objectifs démocratiques dans l’exercice de pratiques d’intervention. Il existe toujours un écart plus ou moins grand entre l’idéal et la pratique.

Réfléchir ensemble

L’attribut démocratique est réclamé par de plus en plus de nouvelles pratiques. Cependant, est-il suffisant qu’une pratique soit qualifiée de « nouvelle » pour qu’elle soit pourvue d’intention ou d’existence démocratique ? En qualifiant de « démocratique » le renouvellement lui-même, l’attention est portée sur les conditions politiques du processus de renouvellement des pratiques et, par le fait même, sur les changements sociaux qu’elles peuvent ou non entraîner.

C’est pourquoi le renouvellement démocratique des pratiques implique, au départ, un débat collectif sur les conceptions, les analyses, les expériences sociales pertinentes et les problèmes auxquels les intervenants-tes font face dans leurs pratiques quotidiennes, ainsi que sur la place des acteurs dans la définition des problèmes et des actions. Comment les rapports de pouvoir se dressent-ils dans les situations d’intervention en contextes culturels différents ? Comment favorisent-ils ou non le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention sociale ? Comment ces expériences peuvent-elles contribuer aux réflexions sur les repères démocratiques des pratiques ?

Notes

1. Il s’agit d’une référence au terme utilisé par Karsz (2004) pour désigner non pas une absence de définition mais plutôt une absence de définition explicite ou manifeste.

Références

Aubert, N. (2004). « Que sommes-nous devenus ? », Sciences humaines, 154, 36-41.Badal, C. (2003). « Les preuves de l’existence de soi. La nouvelle croisade du sujet post-moderne ». Études, 3 (3986), 765-776.

Couturier, Y. et S. Carrier (2003). « Pratiques fondées sur les données probantes en travail social : un débat émergent », Nouvelles pratiques sociales, 16 (2), 68-79.

Ehrenberg, A. (1998). La fatigue d’être soi. Dépression et société. Paris : Odile Jacob.

Gaulejac, V. de. (2005). La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social. Paris : Seuil.

Karsz, S. (2004). Pourquoi le travail social ?. Définition, figures, clinique. Paris : Dunod.

Kaufmann, J.-C. (1988). La chaleur du foyer, le repli domestique. Paris : Méridiens Klincksieck.

Leclerc, K. et J. Beauchemin (2002). « La société civile comme sujet politique: une nouvelle représentation de l’intérêt général », Lien social et politiques-RIAC, 48, 19-33.

Mendel, G. (2003). Pourquoi la démocratie est en panne. Construire la démocratie participative. Paris : La Découverte.

Parazelli, M. (2004). « Le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention sociale », Nouvelles pratiques sociales, 17 (1), 9-32.

Pelchat, Y., Gagnon, E. et A. Thomassin (2006). « Sanitarisation du social et construction de l’exclusion sociale ». Lien social et Politiques-RIAC, 55, 55-66.

Rhéaume, J., Maranda, M.-F., Deslauriers, J.-S., St-Arnaud, L. et L. Trudel (2008). « Action syndicale, démocratie et santé mentale au travail ». Nouvelles pratiques sociales, 20 (2), 9-32.