L’« errance urbaine » peut avoir ses sources en région. Cependant, dans le contexte d’urgence sociale qu’appelle leur condition, la plupart des réponses apportées à l’itinérance en milieu urbain visent d’abord à stabiliser les conditions de vie des personnes, en soutenant leur accès aux ressources d’aide alimentaire et d’hébergement, aux services sociaux et de santé et en favorisant leur retour en logement ; avec, pour conséquence non intentionnelle de participer à les ancrer dans leur nouveau milieu de vie, les centres urbains.
Un projet de recherche en démarrage au CREMIS porte sur les facteurs sociaux qui incitent, repoussent ou contraignent certains groupes de la population à quitter leur collectivité rurale d’appartenance pour se rendre en ville.1 Il s’intéresse particulièrement à la trajectoire de migration des personnes qui, une fois rendues en milieu urbain, traversent une période durant laquelle elles sont sans abri, c’est-à-dire en hébergement d’urgence ou littéralement dans la rue. Il propose également de documenter un certain nombre d’initiatives développées en milieux ruraux (ou urbains) qui contribuent à prévenir l’itinérance dans les collectivités rurales et éloignées, et qui pourraient contribuer à soutenir les personnes dans leur milieu d’appartenance, lorsque ces dernières le souhaitent. Ce projet se réalise grâce à une collaboration étroite avec un centre d’hébergement de Trois-Rivières, Le Centre Le Havre. S’intéresser aux trajectoires de vie des personnes qui vivent une situation d’itinérance en milieu urbain peut contribuer à une meilleure compréhension des dynamiques sociales en milieu rural qui contribuent à l’appauvrissement, à la stigmatisation, aux ruptures sociales et, éventuellement, au renvoi de certains groupes de la population vers les milieux urbains.
Déracinement
À l’instar des grandes villes du Québec, la région urbaine de Trois-Rivières est confrontée à une recrudescence du phénomène de l’itinérance. Cette augmentation est notable dans les statistiques de fréquentation des deux principales ressources dédiées à l’itinérance à Trois-Rivières, Le Centre Le Havre et Point de rue, un organisme de travail de rue. Du côté du centre d’hébergement, une hausse importante des demandes d’hébergement d’urgence a été enregistrée, les demandes étant passées de 445 en 2000, à 1340 en 2011. Dans l’espace de la dernière année, ces demandes ont augmenté de 185. Les services dédiés de première ligne font donc de plus en plus face à des enjeux de débordement et d’engorgement (ASSSMC, 2011).
Parmi les enjeux identifiés dans le Plan d’action communautaire en itinérance de Trois-Rivières (ASSSMC, 2011), il est souligné que les services développés dans les dernières années ont permis de réduire la migration des personnes sans domicile de Trois-Rivières vers les grands centres urbains que constituent Montréal et Québec. En contrepartie, les services d’hébergement et de soutien à cette population remarquent l’accueil d’un nombre significatif de personnes en provenance de l’extérieur de la ville de Trois-Rivières (soit environ 30% des utilisateurs des services). Cette situation préoccupe les acteurs locaux, ces personnes se retrouvant sans réseau d’appartenance et faisant face à des impasses rapidement :
« Aujourd’hui, nous estimons recevoir plus de gens de l’extérieur de Trois-Rivières qu’en voir quitter pour les grands centres urbains. Cela contribue peut-être à réduire la pression sur nos partenaires des grandes villes, mais représente un défi d’accueil pour nos organismes. Ils doivent composer avec des ressources limitées et ne peuvent miser sur un réseau naturel autour de ces personnes « déracinées ». » (p. 32)
Choix contraints
Une des principales recherches canadiennes ayant abordé l’enjeu de la migration des personnes sans domicile des régions vers les villes a été réalisée en 2006, par une équipe en Ontario (Forchuk et al., 2010). Il semblerait que les liens sociaux tissés serrés, le manque de services de santé mentale et le manque d’options de transport fassent parfois « perdre du terrain » à des personnes qui cherchent à « gagner du terrain » et en contraignent un certain nombre à se relocaliser en milieu urbain. Pour les personnes avec un problème de santé mentale vivant une situation d’instabilité résidentielle, les risques de stigmatisation et de discrimination dans leur milieu de vie sont imminents et représentent un élément déterminant dans le choix de se relocaliser en ville. Bon nombre de répondants dans ce projet ont rapporté préférer vivre à la campagne, mais qu’il leur avait fallu choisir entre le lieu de résidence et l’accès aux services essentiels. Une fois arrivés en milieu urbain, les participants ont éprouvé des difficultés à accéder à un emploi, à un logement et aux services, une source de déception à l’égard de leur nouvel environnement. Dans le contexte d’un choix contraint, on peut penser que l’expérience du « déracinement » de son milieu d’appartenance devienne une source parmi d’autres de stress et d’angoisse chez ces individus, qui accentue les risques de développement de problèmes de santé mentale associés à l’itinérance.
Une seconde recherche de la géographe Christensen (2012) souligne le vide dans la littérature quant aux facteurs ruraux et aux formes « cachées » d’itinérance dans les petites communautés, qui contribuent à l’itinérance « visible » en ville. S’ancrant dans la théorie de la migration de Lee (1966), elle explore les facteurs d’attraction et de répulsion (« push and pull factors ») qui contribuent à la migration des petites communautés du Territoire du Nord-Ouest vers les villes de Yellowknife et Inuvik. Parmi les facteurs attractifs ressortent la recherche d’un emploi et la quête d’un diplôme d’étude, de même que l’accès facile à l’alcool et aux drogues. Avant de migrer, ces personnes se représentaient la ville comme un « îlot de prospérité », alors que la réalité s’est souvent avérée différente après leur arrivée. Plusieurs personnes ont également évoqué n’avoir d’autres choix que de s’établir en ville, pour accéder à des institutions comme les centres jeunesse ou des services de santé mentale et de désintoxication. Dans ces cas, la décision de s’établir en ville était davantage vécue comme un choix contraint. Parmi les facteurs répulsifs ressortent le manque chronique de logements adéquats dans les communautés rurales, de même que l’influence négative des problèmes de consommation et de violence, que certains souhaitent fuir.
Par-delà ces recherches, certaines se sont intéressées spécifiquement à l’itinérance en milieu rural et ont abordé la question des trajectoires de migration entre milieux rural et urbain « par la bande », comme celles de Carle et Bélanger-Dionne (2003) dans les Laurentides, de Roy, Hurtubise et Rozier (2003) dans la Montérégie, de Cloke et al. (1999; 2007) en Angleterre et de Fitchen (1992) dans l’État de New York. Ces travaux insistent sur le fait que l’itinérance en milieu rural a été rendue invisible en raison, notamment, des stéréotypes associés à la ruralité, qui en font un espace idyllique, sans pauvreté extrême et sans itinérance. Cela contribue à maintenir une situation de non-reconnaissance du phénomène et une inertie dans le développement d’initiatives adaptées, alors que le problème est bien réel. Carle et Bélanger-Dionne soulignent d’ailleurs qu’en 2003, 50% des demandes d’hébergement d’urgence dans les Laurentides auraient été reléguées en ville, les personnes y étant transférées par autobus.
La recherche réalisée par Roy, Hurtubise et Rozier (2003) en Montérégie s’est particulièrement penchée sur la mobilité des personnes sans domicile, s’agissant d’un élément central pour comprendre le phénomène de l’itinérance en région. Quatre figures-types des personnes sans domicile ont été identifiées, soit : l’enraciné, qui a toujours vécu en Montérégie ; l’exilé-installé, qui s’est établi dans la région en raison d’un service offert ou d’une relation ; le précaire, qui est arrivé en Montérégie à l’âge adulte mais qui y circulent et ne s’y enracine pas ; le bi-ancré, qui alterne entre la région de Montréal (fonction de soutien) et la Montérégie (fonction identitaire). Finalement, les chercheurs soulèvent l’existence d’un cinquième profil qui n’a pas été documenté dans cette recherche, soit celui des personnes originaires de la Montérégie qui s’établissent dans un milieu urbain : « Y en a-t-il qui se détachent ou perdent leur référence à la Montérégie ou à leur milieu d’origine ? Se peut-il que l’appartenance, l’identité locale reste toujours très présente en terme symbolique mais ne se traduise plus dans des aspects concrets, physiques, tangibles (déplacements, réseaux etc.) ? Cela se traduit-il alors par la quête mythique d’un retour ? » (p.113)
De la même manière qu’il ressort chez certaines personnes itinérantes une représentation idéalisée de la ville comme « îlot de prospérité », les travaux de Cloke et al. (2007) et de Carle et Bélanger-Dionne (2003) suggèrent que la campagne serait associée à un espace de thérapie naturelle, pour réduire leur consommation et « se retrouver ». D’après ces derniers (2003 : 47), les personnes sans domicile qui sont sorties du centre-ville de Montréal « manifestent ouvertement leur satisfaction et sont convaincues que les régions sont plus favorables que Montréal à une harmonieuse réinsertion. »
Témoins
Une proportion importante des personnes sans domicile en milieu urbain représente donc des témoins privilégiés des dynamiques rurales d’appauvrissement et de rupture sociale. L’analyse de leurs trajectoires de vie dans le cadre du présent projet permettra ainsi d’améliorer la compréhension des inégalités sociales en milieu rural et les motifs de leur migration vers les centres-villes, de manière à prévenir l’itinérance en milieu urbain. Quels sont les principaux facteurs sociaux en milieu rural qui incitent, repoussent ou contraignent différents groupes de la population à se relocaliser en milieu urbain ? Quels sont les facteurs attractifs associés à la ville de Trois-Rivières ? La perte d’un domicile où vivre convenablement survient-elle avant ou après l’arrivée de ces personnes en ville ? Ce déplacement est-il vécu comme une amélioration ou une détérioration de leurs conditions de vie ? Quelles sont les perspectives d’avenir des personnes ? Vis-à-vis de quel lieu ressentent-elles un certain sentiment d’appartenance et pour quelle raison ?
Nous proposons également d’interroger les pratiques et les acteurs qui jouent un rôle « accélérateur » ou « décélérateur » dans le processus d’appauvrissement et de migration vers la ville. Quels sont les acteurs qui apparaissent positivement ou négativement dans la période précédant le déplacement et au moment de leur arrivée en milieu urbain ? Quelles sont les pratiques qui apparaissent particulièrement intéressantes pour soutenir les personnes qui traversent une période d’instabilité résidentielle en milieu rural ? Quels sont les facteurs sociaux et environnementaux qui peuvent influencer le processus de sortie de rue ?
Ce projet se fera en trois volets, soit un questionnaire en hébergement, des entrevues avec des personnes vivant une période d’itinérance et des acteurs-clé dans des collectivités rurales et petites villes. En premier lieu, un questionnaire sera distribué à toutes les personnes qui fréquentent Le Centre Le Havre pendant un mois, avec pour objectifs principaux d’évaluer la proportion de personnes fréquentant l’hébergement qui proviennent de milieux ruraux, d’identifier les principales régions desquelles elles sont issues de même que les principaux motifs de migration, d’établir le profil général des personnes et leurs perspectives d’un éventuel retour en région. Cette étape permettra de raffiner et de préciser les questions de recherche avec les partenaires du projet, en fonction des résultats du questionnaire.
Par la suite, une quinzaine d’entretiens seront réalisés avec des personnes fréquentant le Havre et provenant d’une collectivité rurale ou éloignée. Ces entrevues viseront à reconstruire avec les personnes leur trajectoire de vie, à partir de leurs différentes expériences en logement. Une attention particulière sera portée à la période de migration, en tentant de préciser autant que possible la période précédant et suivant cette migration, de même qu’aux motifs de cette migration.
Finalement, dix entrevues seront réalisées avec des acteurs-clé occupant des fonctions ou des positions apparaissant comme significatives dans les entrevues avec les personnes en situation d’itinérance (impact sur les trajectoires de ces dernières, récurrence à travers les entrevues).
Provenance
À l’issue de ce projet, nous souhaitons avoir recueilli des données pertinentes pour alimenter une réflexion autour des pratiques et des actions à poser pour améliorer les conditions de vie des personnes en milieu rural, de même que sur les pratiques en ville qui pourraient être plus attentives à la provenance des personnes. De plus en plus, les organismes qui travaillent en itinérance en centre-ville sont confrontés à l’arrivée par autocar de personnes en grande difficulté, renvoyées de leurs milieux d’appartenance en raison de l’épuisement des ressources locales (Picard, 2011). L’intervention auprès d’elles rencontre des défis importants, puisqu’aux conditions de vie à la rue s’ajoutent le déracinement et la déstabilisation de la personne. Nous espérons ainsi que ce projet apporte une meilleure compréhension de la migration des populations vers les milieux urbains et soutienne le développement de pratiques plus adaptées. La collaboration étroite avec des acteurs du milieu tout au long du projet permettra en ce sens d’orienter le projet vers des questions qu’ils portent et ainsi, de les soutenir dans une réflexion sur leur pratique.