Parcours d’un organisateur communautaire : partager le quotidien

Le centre-ville de Montréal a toujours eu une force d’attraction sur moi. Quand j’avais quinze ans, je m’y promenais, au grand désespoir de mes parents. J’ai fréquenté les bars, connu les milieux gai et de l’itinérance, respiré l’atmosphère de la rue Saint-Laurent avec ses cabarets. Ce monde me fascinait. J’ai grandi dans le quartier Rosemont. Ma famille était de la petite bourgeoisie et j’ai passé une adolescence « fleur bleue » dans un collège classique, avec les scouts et des activités parascolaires. Pour moi, le centre-ville représentait la marginalité, la découverte. J’étais estomaqué par le contraste entre ces deux mondes que je fréquentais. Je me faisais taquiner au sujet de mon côté missionnaire et volontaire, travaillant pour que tout le monde soit égal.

À 20 ans, avant d’aller à l’université, j’ai passé un an dans un village au Tchad, comme animateur dans un centre de loisirs pour les jeunes. Je suis tombé des nues. Cet univers culturel m’a complètement séduit. C’était tout un apprentissage de voir comment les gens vivaient et mangeaient. Il fallait marcher quatre kilomètres pour chercher une cruche d’eau. Je ne connaissais rien de l’Afrique en dehors de ce qu’on m’en avait dit durant mes trois semaines de formation avant le départ. Là-bas, j’ai découvert des formes d’amitié que je ne connaissais pas au Québec. Les gens avaient une façon inconditionnelle de m’approcher. Peut-être parce que je ne représentais pas l’image qu’ils avaient du Blanc, parce que je les invitais dans ma maison, que je faisais toutes sortes d’activités avec eux. J’ai emmené mes filles lors de mon dernier séjour. La maison était tout le temps pleine de monde ! Mes collègues canadiens disaient : « ça n’a pas de bon sens, tu vas te faire voler ». Cela ne s’est jamais produit.

En 1974, je suis parti passer deux ans au Burkina Faso. J’y ai fait une recherche sur l’exode rural des jeunes, dont l’ambition était d’aller à Abidjan, en Côte d’Ivoire, à 2000 kilomètres de distance. Je retiens de mes expériences en Afrique la profonde injustice et les rapports de domination que les gens subissent.

Aujourd’hui, en tant que « jeune retraité », je suis sur le point de partir pour Haïti comme intervenant volontaire. Quels souvenirs amènerai-je avec moi de mes années passées comme organisateur communautaire au centre-ville de Montréal ?

L’annonce

Je suis de la génération des animateurs sociaux. Durant mon cours classique, en 1966-67, je suis allé à Saint-Henri où j’ai vu Michel Blondin1 à l’œuvre. Les comités de citoyens étaient à leurs débuts, sans que j’y sois personnellement impliqué. De toute manière, lorsque l’action des comités de citoyens est devenue plus politique avec le Front d’action populaire, j’étais en Afrique, d’où je suis revenu en pleine crise d’Octobre en 1970.

Dès mon retour au pays, j’ai commencé l’université et je me suis impliqué dans plusieurs causes, comme celle de la solidarité avec le Brésil, qui était alors dirigé par des militaires. Le débat marxiste-léniniste faisait rage à l’université et dans les mouvements sociaux. J’ai fait un stage à l’Association coopérative d’économie familiale (ACEF) de Montréal et j’ai réalisé mon mémoire de maîtrise sur cette association comme « organisation de masse » qui revendiquait le droit de vivre sans s’endetter. J’ai travaillé avec des familles endettées tout en étant témoin des débats à l’intérieur de l’association, avec la présence du groupe marxiste-léniniste En Lutte. Je n’ai jamais participé à leur cercle de lecture, préférant passer mes soirées à expliquer aux familles les rouages des compagnies de crédit qui les endettent en leur faisant, par exemple, payer leur frigo 20$ par mois pendant cinq ans.

Après mon séjour à l’ACEF et mon deuxième voyage en Afrique en 1974, je suis parti travailler au Cégep de Victoriaville pour le service aux étudiants. À l’époque, « Victo » était en effervescence : il y avait une coopérative de services, un jardin communautaire, un comptoir alimentaire, un garage communautaire et le début du mouvement écologiste québécois. C’était le premier endroit au Québec où on commençait à récupérer la peinture. Beaucoup de ces militants communautaires ont par la suite été embauchés par le tout nouveau CLSC. Puis, un jour, j’ai vu une annonce dans le journal : « Travailler dans le centre-ville de Montréal avec les chambreurs et les sans-abri comme organisateur communautaire ». C’était un poste rattaché à la future Équipe itinérance au CLSC Centre-ville, sur la rue Sainte-Catherine.

Transparence

Peu de temps après mon embauche, nous avons ouvert un petit local, le Saint-Louis, au coin des rues de la Gauchetière et Hôtel-de-Ville, où nous recevions des chambreurs et des sans-abri. Dix à quinze personnes venaient tous les jours. Je passais la moitié de mon temps là-bas. Un médecin est venu une demi-journée par semaine, ainsi qu’une infirmière, une nutritionniste et une travailleuse sociale. Nous avons fait des repas communautaires et préparé un dossier sur les conditions de logement. Nous avons trouvé des fonds pour rémunérer un chambreur qui faisait la cuisine.

Le Saint-Louis a bien fonctionné mais, à un moment, le mode d’organisation est devenu trop excluant. Certains chambreurs ont développé une intolérance vis-à-vis d’autres personnes et fait adopter des règlements qui servaient leurs intérêts. Si un groupe qui se dit ouvert à une collectivité est contrôlé seulement par quelques individus, les services sont dispensés en fonction de leurs propres besoins et visions, sans s’intéresser à l’avis des autres. Or, une association qui sert uniquement les fins de ses membres ressemble plutôt à un groupe d’entraide fermé qu’à un groupe ouvert sur une collectivité. Cela n’est pas mauvais en soi, pour autant qu’il s’agisse de la mission de l’organisme. Le principal défi lorsqu’on fonde une association est celui du pouvoir. C’est là que la vie démocratique prend toute son importance en organisation communautaire.

Je me suis souvent « cassé la gueule » dans ce type d’association en remettant en question les décisions prises et la manière de les prendre. Depuis trente ans, la seule façon que j’ai trouvée pour régler ce problème est la transparence. Qui sont les acteurs en présence ? Quels sont leurs pouvoirs et responsabilités ? Quelle somme d’argent est disponible ? Quels sont les choix ? Quand on met les cartes sur la table, les rapports se jouent autrement. J’ai beaucoup travaillé la question de la mission et des objectifs des associations. Quand la mission n’est pas claire et qu’on essaie de faire plusieurs choses en même temps, c’est là que ça ne marche pas.

Des choses qui demeurent

Après mon embauche au CLSC Centre-ville, j’ai surtout travaillé avec des groupes qui dénonçaient l’inaction de la Ville de Montréal par rapport aux maisons de chambres. En 1979, il y a eu quatre incendies dans ce type de logement et plusieurs personnes sont décédées. Nous sommes montés aux barricades et avons obligé la Ville à faire des inspections dans ces maisons. Nous dénoncions l’insalubrité, le manque de sorties de secours et l’utilisation de cuisinières à gaz comme moyen de chauffage.

Je travaillais à l’époque à la création du Comité des chambreurs du centre-ville, un organisme de défense des droits des chambreurs. Son objectif était d’aider les gens à trouver une stabilité en logement. C’était une question de dignité et d’équité. Les solutions mises de l’avant à ce moment étaient la rénovation des maisons de chambres et la construction d’unités de logement social pour les personnes seules et sans-abri. Les logements sociaux et les coopératives étaient surtout destinés aux familles et aux personnes âgées. Il fallait mener une petite bataille pour faire changer la politique de la Société d’habitation du Québec (SHQ) et de la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL), afin de faire reconnaître que les besoins des personnes seules et sans-abri sont aussi importants que ceux des personnes âgées et des familles. Nous avons réussi à ouvrir une brèche dans les programmes et à changer la situation. J’ai travaillé en particulier sur deux projets de logements sociaux, dont un organisme sans but lucratif qui s’appelle Chambrenfleur.

Il a fallu sept ans avant que le projet Chambrenfleur se concrétise et que le bâtiment soit construit. Pendant quelques années, j’y allais tous les jours de la semaine; c’était mon univers. Découlant de la Loi nationale sur l’habitation, c’est le premier projet de logement destiné aux sans-abri au Québec. Avec un taux d’intérêt à seulement 2% – la  Société canadienne d’hypothèque et de logement assumant la différence – les loyers sont suffisants pour payer les frais d’entretien et, après 35 ans, l’hypothèque sera bientôt entièrement remboursée. La corporation deviendra alors propriétaire. Aujourd’hui, à Chambrenfleur, une quinzaine de personnes forme la corporation – composée de membres de la communauté environnante et de quelques chambreurs – et sept personnes siègent sur le conseil d’administration, dont deux ou trois chambreurs.

Trente-sept personnes logent à Chambrenfleur et ont leur mot à dire à l’intérieur de l’organisme. Ce type d’organisme en habitation est assez unique au Québec et au Canada. Récemment, l’organisme a fêté ses vingt ans. C’est une belle réussite parce que le projet est pérenne. En coopération internationale et ailleurs, j’ai passé beaucoup d’années à faire l’évaluation de projets et la question de la pérennité est récurrente. Parfois, après six mois, les belles réussites ne sont qu’un beau souvenir, même s’il y a des choses qui demeurent.

Le virage

Pendant ces années passées comme organisateur communautaire, j’ai vu d’importants changements dans le métier. À la fin des années 70 et au début des années 80, nous passions plus de temps à l’extérieur du CLSC qu’à l’intérieur, parce que nous étions surtout redevables aux groupes du quartier. Aujourd’hui, c’est le contraire. Les organisateurs communautaires passent plus de temps dans des dossiers d’établissement et sont plus redevables à l’institution. Les groupes communautaires font appel au CSSS, qui délègue un intervenant pour les aider, tandis qu’auparavant, nous étions dans le quartier et suscitions des actions avec eux.

Je ne sais pas comment expliquer ce virage. Nous n’avons pas abusé de notre pouvoir dans le quartier, ni de notre droit de parole. Il n’y a pas eu de dérapages, à l’exception de quelques petites histoires, et nous n’avons pas fait exploser le budget. La prise de parole n’est plus la même qu’il y a vingt ans. Quand j’étais président du Regroupement québécois des intervenants et intervenantes en action communautaire, entre 1996 et 2000, j’ai pu constater cette même volonté de contrôle dans les différentes régions. L’action des organisateurs communautaires dans les quartiers est davantage centrée sur les enjeux dits prioritaires et nous sommes rattachés à des programmes-services.

Dans notre métier, c’est le fait de vivre près des groupes, d’aller voir ce qui se passe sur le terrain et de les aider qui nous donne de l’énergie. Cette proximité et cet engagement nous permettent de les voir autrement et, pour eux, de ne pas seulement nous voir comme des experts ou des employés du CSSS, mais comme des gens capables de laver le plancher si on arrive une journée où ils font le ménage. La réciprocité nous a permis d’établir notre partenariat avec les groupes. Le rapport entre nous ne peut se réduire à donner et à recevoir des services. Les groupes ont un quotidien et il faut être capable de le partager. C’était la même chose quand j’étais en Afrique. Quand tu partages le quotidien des gens, tu changes de rapport avec eux. Si la direction avait appris que je lavais le plancher, on m’aurait dit que ça n’a pas de bon sens. J’aurais répondu que si je ne l’avais pas fait, j’aurais perdu toute réciprocité et complicité avec eux.

Maintenant que je suis sur le point de partir pour Haïti, je m’aperçois qu’il y a des choses que je comprends aujourd’hui sur ce pays que j’aurais dû comprendre il y a longtemps, alors que je travaillais avec les Haïtiens vivant au centre-ville de Montréal. Ce sera un beau défi à relever.

Notes

1. Dans les années 60 et 70, Michel Blondin a œuvré dans le domaine du développement  communautaire, entre autres, pour la mise sur pied de comités de base dans les quartiers ouvriers de Montréal. Il a, par la suite, été permanent syndical pendant trente ans, notamment à la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ).