« On est dans une position de contrôleurs malgré nous » : enjeux professionnels au sein des unités psychiatriques médico-légales en Belgique francophone 

« Monsieur Lefebvre1 arrive dans le bureau des soignants, un sac de courses à la main. Il m’interpelle : “vous, vous avez toujours tant de choses à noter! ”. Je lui souris et acquiesce. Il poursuit : “vous devez noter qu’ici on est super protégé et on ne sait jamais quand on sort, c’est toujours prolongé”. » (Journal de terrain, extrait) 

En Belgique, les unités psychiatriques médico-légales (ci-après, « unités médico-légales ») accueillent, depuis les années 2000, des personnes2 sous mesure d’internement qui bénéficient d’une libération à l’essai. À la croisée du champ judiciaire et sanitaire, les unités médico-légales sont considérées comme des structures de soin présentant un niveau moyen de sécurité (medium risk). Elles occupent une position liminaire et contrastée dans le parcours d’internement des personnes internées : sorte d’« entre-deux » (Troisoeufs, 2020), elles se situent après un passage en prison et avant la réinsertion, la personne internée n’y étant ni incarcérée, ni définitivement libérée. La création des unités médico-légales permet aux personnes internées de bénéficier de l’offre générale de soins en santé mentale, les détachant progressivement du monde carcéral auquel elles sont souvent reléguées. Comment, au quotidien, ces unités tentent-elles de mener à bien leur mandat thérapeutique d’accompagner la personne internée vers la réinsertion? Que signifie soigner dans un contexte où s’imbriquent champ pénal et santé mentale? 

Les équipes professionnelles des unités médico-légales inscrivent leur travail dans le champ de l’intervention psycho-médicosociale. Si, auparavant, l’impératif de protection suffisait à guider leur pratique (il faut protéger la personne du danger qu’elle pourrait présenter pour elle-même et pour autrui), il doit aujourd’hui s’allier à la reconnaissance et à la garantie de l’autonomie, de la dignité et des droits des personnes concernées (Velpry et al., 2018). Dans le contexte de l’internement, l’impératif de protection revêt un caractère hybride : les équipes professionnelles doivent également ancrer leur intervention dans une dimension sécuritaire, inhérente à la mesure de sûreté, en vue de défendre la société du risque d’un nouveau passage à l’acte. Concilier soin, protection, autonomie et sécurité publique n’est pas chose aisée. Le travail de ces équipes peut s’apparenter à ce que Florent Champy appelle « les professions à pratiques prudentielles » (2012) : face à des situations singulières mais parfois difficiles à gérer, les équipes professionnelles doivent sans cesse repenser le cadre de leur travail, notamment à travers des moments collectifs de délibération, et avancer à tâtons pour redéfinir leurs missions. À partir d’une enquête ethnographique, je propose de donner un aperçu du quotidien des unités médico-légales et, en particulier, des enjeux professionnels que pose leur pratique. Si l’objectif d’un séjour dans ces unités est de travailler et d’encourager l’autonomie des patients, celle-ci doit être ajustée au cadre de l’intervention et prendre en compte le contexte sécuritaire : les soignant-es se retrouvent dans une position de contrôleurs-euses, et ce, parfois contre leur gré.

Méthodologie 

Les données empiriques mobilisées dans cet article sont issues d’une thèse de doctorat3 pour laquelle j’ai mené une enquête ethnographique entre les mois de mars 2021 et mars 2022 au sein de deux unités médico-légales en Belgique francophone. Au cours de l’enquête, j’ai observé le quotidien de ces unités et, en particulier, les réunions d’équipe. J’ai aussi échangé de façon formelle et informelle avec les équipes professionnelles et les patients et j’ai participé, quand c’était possible, à quelques activités ludiques et thérapeutiques. Au total, j’ai passé environ 240 heures sur place. Les observations avaient lieu à différents moments de la journée et, à de rares occasions, en soirée et le week-end. J’étais munie d’un badge et/ou de clés (selon l’unité), qui me permettaient d’entrer et de sortir des bâtiments. L’enquête s’est principalement déroulée auprès des professionnel-les (salle de réunion, bureau des soignant-es) et parfois « en salle », c’est-à-dire auprès des patients (salle de télévision, salle d’activités ludiques, couloir principal de l’unité). Il n’a pas été permis d’enregistrer les échanges observés; la récolte des données a donc consisté en une prise de note épaisse dans des carnets de terrain, qui ont ensuite été retranscrits.  

Libération à l’essai

En Belgique, l’internement est une mesure de sûreté à durée indéterminée qui prive de liberté ou restreint la liberté des personnes ayant commis une infraction pénale, déclarées irresponsables de leurs actes, atteintes d’un trouble mental et présentant un risque de récidive au moment de la décision judiciaire4. Encadrée par la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement, entrée en vigueur le 1er octobre 2016, cette mesure para-pénale vise un double objectif : protéger la société d’individus qui présentent un potentiel de dangerosité et leur dispenser les soins nécessaires afin de préparer leur réinsertion sociale (Cartuyvels, 2018). Si, pendant longtemps, le sort des personnes internées se réduisait à une mise à l’écart au sein de structures asilaires et/ou carcérales dont il était quasiment impossible de sortir, le régime légal en vigueur prévoit d’articuler la mesure autour d’un trajet de soins afin de dynamiser le parcours d’internement et d’envisager des perspectives de réinsertion. Le trajet de soins des personnes internées peut être représenté en trois stades successifs même si, en pratique, le parcours d’internement n’est pas toujours aussi linéaire. Selon la loi de 2014, seule la libération à l’essai est un passage obligé en vue d’accéder à la libération définitive.  

À l’entrée du parcours, la personne internée est « placée », c’est-à-dire enfermée, dans une structure carcérale, ou connotée comme telle, qui présente un haut niveau de sécurité (par exemple, l’annexe psychiatrique d’une prison5, un établissement de défense sociale, un hôpital psychiatrique sécurisé ou encore un centre de psychiatrie légale). Ensuite, la personne peut entamer une phase probatoire à travers la libération à l’essai, qui dure à minima trois ans selon les termes de la loi et qui peut être renouvelée tous les deux ans. La libération à l’essai peut être accordée par la Chambre de protection sociale du Tribunal de l’application des peines, l’organe judiciaire chargé du contrôle de l’exécution de la mesure, à condition que le trouble mental soit stabilisé et que le risque de récidive soit considérablement réduit (art. 25, 42 et 66 de la loi de 2014). À ce stade, la personne peut poursuivre sa libération à l’essai dans différents lieux présentant, cette fois, un niveau de sécurité moyen et étant plus axés sur le soin, comme l’unité médico-légale d’un établissement psychiatrique. Enfin, la libération à l’essai peut se poursuivre de façon plus ambulatoire, la personne résidant alors dans des structures plus ouvertes et de plus petite taille qui nécessitent une moindre intervention professionnelle, comme une habitation protégée, un appartement supervisé, voire le domicile de la personne.

Intra-muros

Les unités médico-légales hébergent en moyenne une trentaine de patients internés en libération à l’essai. Ils sont répartis dans des chambres de trois ou quatre lits et bénéficient d’un espace pour manger (la cuisine) et d’un espace intérieur de détente (avec une télévision, des livres, une table de ping-pong, etc.) parfois agrémenté d’une terrasse. Les unités disposent également d’une chambre d’isolement. L’équipe professionnelle est pluridisciplinaire. Elle est composée d’infirmiers-ères, d’aides-soignant-es ou encore d’ergothérapeutes, qui travaillent généralement au plus près des patients et suivent leur quotidien. L’équipe rassemble aussi quelques assistant-es sociaux-ales6, des psychologues, des criminologues et des médecins-psychiatres. Ce deuxième groupe de professionnel-les voit les patients de façon plus ponctuelle, notamment en consultation. 

C’est à travers un processus de « candidature », selon le terme utilisé par les professionnel-les, que l’unité médico-légale choisit ses patients. Les séjours durent en moyenne une année et demie. De son côté, le patient devra donner formellement son accord pour résider au sein de l’unité, car celle-ci figure dans les conditions légales de sa libération à l’essai. Si tout semble indiquer que le patient est volontaire pour l’hospitalisation, ses choix sont en réalité limités : en cas de refus, il sera contraint de rester enfermé dans un lieu hautement sécurisé et ne pourra pas progresser dans son trajet de soins. Par ailleurs, résider au sein d’une unité médico-légale lui permettra de bénéficier d’une plus grande offre de soins et de jouir d’une plus grande liberté d’aller et venir. Toutefois, à l’intérieur des murs de l’unité médico-légale, la liberté du patient est mise à l’épreuve, ce qui implique tout un système de règles et un programme de soins à respecter sous peine de sanctions. Libéré à l’essai, le patient peut bénéficier de permissions pour sortir de l’unité et circuler dans l’enceinte de l’établissement psychiatrique, voire à l’extérieur de celui-ci, à condition que la sortie réponde à un but précis (comme la visite d’un appartement, un rendez-vous chez le ou la dentiste ou encore une journée en famille) et qu’elle soit encadrée par des horaires bien délimités. 

L’immersion au sein de ces unités a permis de répertorier une multitude d’activités sociales qui, si elles peuvent varier par leur nature, leur fréquence et leur désignation d’une unité à l’autre, constituent différentes façons d’être et façons de faire en psychiatrie (Velpry, 2008).  

À l’unité médico-légale, le temps est long et les semaines ont tendance à se ressembler. Chaque journée est organisée autour de trois moments charnières qui se rapportent aux conditions matérielles de l’existence du patient interné : le moment du lever et du coucher, le moment des repas et le moment de la prise de médicament. Dans les interstices se logent d’autres activités auxquelles un horaire est également attribué : les échanges individuels entre patients et soignant-es, les réunions communautaires, ou encore des activités ludiques ou thérapeutiques intra- ou extra-muros dont le programme peut varier en fonction des semaines et des ressources. Aux règles qui incombent à la collectivité des patients, s’ajoute un programme d’activités individuel et obligatoire7 pour chaque patient. Outre les activités prévues et organisées à l’intérieur des murs (atelier cuisine, atelier jeux de société, psychoéducation, groupe de parole, etc.), chaque patient est encouragé au fil de son séjour à participer à un bénévolat ou à une activité professionnelle à l’extérieur des murs. L’idée est d’éviter à tout prix que la vie au sein de l’unité soit ponctuée de moments creux lors desquels le patient déciderait de ne rien faire. À la différence du modèle « total » de l’asile, tel que catégorisé par Goffman (1961), ces unités s’ouvrent vers l’extérieur et réduisent, dès lors, le « fossé » qui sépare les soignant-es des soignés et la vie à l’intérieur des murs de la vie en dehors (Goffman, 1968 [1961], p. 49). 

Autonomie 

« J’arrive à l’unité médico-légale pour une autre journée d’observation, je pose ma veste et mon sac dans le bureau des soignants tout en tendant l’oreille vers la conversation qui se tient entre les deux infirmières présentes. Elles discutent d’un patient qui reçoit trente euros8 d’argent de poche par semaine mais qui refuse pourtant de faire sa lessive qui nécessite de dépenser sept euros9 : “bon, il faudra l’autonomiser un peu celui-là” ». (Journal de terrain, extrait) 

Comme le suggère ce court extrait, l’autonomie a largement intégré le discours des professionnel-les des unités médico-légales pour qui elle constitue une finalité de l’intervention et, plus spécifiquement, un critère d’évaluation de la pertinence d’une sortie. En effet, au fil de son trajet de soins, plus une personne internée fait valoir un comportement autonome, plus elle aura accès à un lieu de vie ouvert afin de poursuivre son parcours d’internement. 

Les observations des réunions d’équipe et les observations directes des interventions ont progressivement révélé la grille d’évaluation mobilisée par les professionnel-les afin de définir, à terme, les principaux critères du patient interné autonome. D’abord, celui-ci est en mesure de se débrouiller seul, par exemple pour faire sa lessive, utiliser un réveil pour se lever le matin, avoir une bonne hygiène de vie, ou gérer son argent. Ensuite, il est capable de prendre des initiatives comme trouver un bénévolat ou une formation pour son projet de sortie. Enfin, il est capable d’être en relation avec autrui, par exemple en cuisinant pour les autres, en participant aux activités de l’unité, en rangeant les espaces communs, ou encore en demandant de l’aide si besoin. Toutefois, si le patient idéal est suffisamment autonome et peut, dès lors, envisager de poursuivre sa libération à l’essai en ambulatoire, les professionnel-les doivent également évaluer la dimension sécuritaire, inhérente à la mesure d’internement, et le niveau de risque d’un nouveau passage à l’acte. Pour illustrer, prenons la situation de Monsieur Lefebvre, mentionné plus haut, qui anime très souvent les discussions collectives. 

Homme d’une trentaine d’années interné pour des faits de violence, Monsieur Lefebvre est diagnostiqué « psychotique » et présente des traits borderline. Au moment de l’enquête de terrain, il est libéré à l’essai et réside au sein d’une unité médico-légale depuis près d’un an. Ce patient est considéré par l’équipe soignante comme un patient « transgresseur » qui « met à mal toute l’équipe ». Un matin, à l’unité médico-légale, une infirmière fait part à son collègue de son « épuisement » quant à l’attitude de Monsieur Lefebvre qui, ce jour-là, refuse catégoriquement de ranger sa chambre, jonchée de mégots de cigarettes. Son collègue partage son désarroi et s’inquiète de ne « plus du tout être dans le soin avec [M. Lefebvre] ». Tous deux menacent de lui retirer la clé de sa chambre : « la clé, c’est quand tu sais gérer […] lui, il ne sait pas gérer, on va gérer pour lui ». Après quelques échanges afin d’apaiser la tension matinale, l’infirmière et son collègue, craignant qu’un incident ne se produise, s’accordent à dire qu’« il faut en parler au responsable ». Monsieur Lefebvre est donc inscrit à l’ordre du jour de la prochaine réunion clinique hebdomadaire. Le conflit généré par l’attitude du patient vient ébranler le mandat que s’est donné l’équipe (« être dans le soin ») et la pousse à consulter les autres professionnel-les, et surtout le psychiatre, qui incarne l’autorité. Ce faisant, l’équipe soignante transforme une situation singulière en « affaire collective » (Brodwin, 2013, p. 126, ma traduction).  

Lors d’une réunion d’équipe que j’observe, c’est le projet de réinsertion que Monsieur Lefebvre désire mettre en place qui semble cette fois poser problème et qui soulève des discussions au sein de l’équipe quant à ce qu’il convient de faire. Monsieur Lefebvre voudrait commencer une courte formation dans le domaine du bien-être et de l’esthétique, mais, en raison de son comportement « très désinhibé », une infirmière s’inquiète et pense qu’il ne faut pas « l’encourager dans cette direction ». De son côté, Monsieur Lefebvre a entrepris toutes les démarches nécessaires : il a renseigné l’équipe sur le lieu, les dates et les heures de ladite formation et a pu prouver qu’il avait de quoi la financer, montrant ainsi qu’il est tout à fait capable de fonctionner de manière autonome. Pendant la réunion, tout le monde prend part au débat. Un étudiant en médecine, stagiaire à l’unité, demande au psychiatre s’il est bon de « continuer à motiver Monsieur pour son projet de formation ». La psychologue référente du patient réagit : « alors, on ne le motive pas, mais on ne le décourage pas […] ». Finalement, sur un ton rhétorique, le psychiatre met fin à la discussion, rappelant à l’équipe les fondements de leur intervention : « qui sommes-nous pour interdire au patient de faire ce qu’il veut? ». Il précise ensuite que l’équipe « ne le suit pas dans ses démarches » et que « si ça se concrétise, ça doit être travaillé à l’extérieur », sous-entendant qu’une autre équipe pourra prendre le relais, une fois le patient sorti de l’unité. Des mois plus tard, j’apprendrai que le patient a finalement pu suivre sa formation, sans encombre.  

L’autonomie dont fait preuve Monsieur Lefebvre, bien qu’elle se rapporte aux critères du patient idéal énoncés plus haut, est mise en tension avec la dangerosité potentielle qu’il représente pour les autres. L’objectif de rendre autonome le patient pendant son séjour à l’unité médico-légale peut ainsi générer des difficultés pour l’équipe, qui doit constamment veiller à l’adéquation entre les volontés et les capacités du patient et la dimension sécuritaire, constitutive du cadre d’intervention.  

« “On [l’équipe] est là pour soutenir la personne dans un objectif de rétablissement”, insiste le psychiatre, “[mais] on est aussi là pour faire des reality check. […] On est dans une position de contrôleurs malgré nous” ». (Journal de terrain, extrait)

Délibérations

Révélateur des tensions quotidiennes des unités médico-légales, l’exemple de Monsieur Lefebvre nous apprend au moins une chose sur la dynamique professionnelle au sein de ces unités. Quand les professionnel-les ne sont pas d’accord quant à la « bonne » façon de faire face à une situation (ici, le projet d’un patient), ils et elles agissent avec prudence et décident de s’en remettre aux avis de leurs collègues. Le principe est simple : « il n’y a pas de décision sans délibération préalable » (Champy, 2012, p. 206). Mais selon la place que chacun-e occupe dans l’organigramme, les logiques d’action et de justification diffèrent, ce qui peut engendrer une incompréhension et de la frustration : « [M. Lefebvre] va droit dans le mur et on cautionne ça », regrette l’infirmier.  

Si la grande majorité de l’équipe est présente lors des réunions cliniques, qui fonctionnent sur le mode de la délibération où chacun-e peut intervenir, les observations suggèrent qu’elles ont surtout pour but d’informer le psychiatre des derniers événements qui ont marqué le quotidien de l’unité. C’est parfois le psychiatre lui-même qui initie ces comptes rendus, demandant au reste de l’équipe de lui raconter comment s’est passée la semaine. Si le psychiatre n’est pas considéré comme le chef de l’unité médico-légale, ce rôle étant occupé par l’infirmier ou l’infirmière en chef-fe, il reste néanmoins l’ultime appréciateur d’une situation et clôt souvent les débats. Pour ce faire, dans le cas précis de Monsieur Lefebvre, le psychiatre rappelle à l’équipe le principe censé légitimer leur intervention, dont on peut lire un des corollaires sur la brochure de présentation d’une unité médico-légale : « le patient est présent dans tous les débats ».  

Ceci fait écho à la philosophie du « rétablissement », qui a pris ses quartiers dans le champ de la psychiatrie contemporaine (Linder, 2023) et qui occupe une place certaine dans les discours institutionnels et professionnels des unités médico-légales. Suivant une approche fondée sur les capacités, cette nouvelle façon de penser le soin vise à reconnaitre les compétences de la personne concernée : « la priorité n’est plus de contenir la maladie, mais de soutenir un projet, en veillant à optimiser le recours aux ressources de la personne et à respecter la singularité de sa démarche » (Pachoud, 2012, p. 264). Dit autrement, il s’agit, en théorie, de laisser au patient le choix de définir ce qui est bien pour lui, visant à rendre la relation entre soignant-e et patient plus symétrique et moins paternaliste. Cependant, comme le montre la situation de Monsieur Lefebvre, dans un contexte où soin et contrôle sont entremêlés, la mise en pratique des principes du rétablissement n’est pas si évidente. De leur côté, les professionnel-les de l’équipe soignante qui travaillent en première ligne ont tendance à défendre une logique de soin plus traditionnelle et plus « verticale », basée sur « l’engagement [du patient] dans une démarche de soin répondant aux critères des professionnels […] avec un allégement progressif de l’encadrement social » (Moreau et Laval, 2015, p. 224). Malgré cela, c’est à elles et eux qu’il revient de tenter de faire correspondre les principes « d’en haut », énoncés et rappelés en réunion par le psychiatre, aux interventions « d’en bas », qu’ils et elles opèrent.  

Les observations du cours de l’action suggèrent que face à des situations compliquées, en ceci qu’elles mettent en péril le cadre établi et qu’elles augurent d’un possible passage à l’acte (des mégots de cigarettes laissés dans une chambre, un projet de réinsertion qui semble risqué), l’application de ces principes s’avère parfois impossible. En effet, pour faire tenir le cadre, il arrive que les professionnel-les contrarient l’autonomie du patient (en lui retirant la clé de sa chambre, ou en freinant son projet de réinsertion), ce qui peut susciter des réactions émotionnelles fortes (Ravon et Vidal-Naquet, 2018), tant pour les patients, dont les volontés et libertés sont entravées, qu’au sein de l’équipe, qui peine à accomplir la mission qu’elle s’est donnée au départ : « être dans le soin ». 

Notes

  1. Nom d’emprunt. 
  2. Dans cet article, je fais le choix de favoriser, quand c’est possible, l’écriture épicène plutôt que l’écriture inclusive (« personne internée », « équipe professionnelle ») afin de faciliter la lecture. Toutefois, je parlerai de « patient interné » au masculin pour coller à la réalité du terrain : la grande majorité des personnes internées sont des hommes.
  3. Ma thèse de doctorat s’inscrit dans le projet collectif interdisciplinaire (2019-2024) « AutonomiCap : l’autonomie à l’épreuve du handicap, le handicap à l’épreuve de l’autonomie », www.autonomicap-usaintlouis.org.  
  4. Pour les conditions précises de la mesure d’internement, voir Nederlandt et al. (2018), La loi du 5 mai 2014 relative à l’internement. Nouvelle loi, nouveaux défis : vers une véritable politique de soins pour les internés.
  5. La Belgique a d’ailleurs été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme en raison des conditions inhumaines et dégradantes des annexes psychiatriques de prison, jugées inaptes à prendre en charge des personnes internées déclarées pénalement irresponsables. Voir, par exemple, Basecqz, N., et Nederlandt, O. (2017), L’arrêt pilote W.D. c. Belgique sonne-t-il le glas de la détention des internés dans les annexes psychiatriques des prisons? 
  6. En Belgique, et dans le cas précis des unités médico-légales, les assistant-es sociaux-ales s’assurent de la situation administrative des patients, qui pour la plupart sortent de prison. Leurs principales tâches consistent à stabiliser la situation financière du patient et à remettre en route les revenus, l’affiliation à la mutuelle, etc. 
  7. En raison de la pandémie de COVID19 et du confinement, certaines activités n’ont plus pu s’organiser car elles ne permettaient pas de respecter les mesures sanitaires ou car elles impliquaient des professionnel-les et des infrastructures externes à l’unité (par exemple, les activités sportives). La participation à ces activités a donc été revue à la baisse.
  8. Ce qui équivaut à environ 39 dollars canadiens.
  9. Ce qui équivaut à environ 9 dollars canadiens.

Références

Brodwin, P. (2013). Everyday ethics: Voices from the front line of community psychiatry. University of California Press. 

Cartuyvels, Y. (2018). L’internement en Belgique : une « troisième voie » qui en cherche une autre… Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique, 176(4), 395-403. https://doi.org/10.1016/j.amp.2018.02.011  

Champy, F. (2012). La sociologie des professions. Presses universitaires de France. 

Basecqz, N. et Nederlandt, O. (2017). L’arrêt pilote W.D. c. Belgique sonne-t-il le glas de la détention des internés dans les annexes psychiatriques des prisons? obs. sous Cour eur.dr.h., arrêt W.D. c. Belgique, 6 septembre 2016. Revue trimestrielle des droits de l’homme, (1), 231-239. 

Goffman, E. (1968 [1961]). Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux (traduit par L. Lainé). Éditions de minuit. 

Linder, A. (2023). De l’idéal du rétablissement à l’expérience de l’aller-mieux. Contribution à une sociologie de la santé mentale et de ses transformations contemporaines [thèse de doctorat]. Université de Lausanne. 

Loi relative à l’internement des personnes (2014, 5 mai) (Belgique). https://etaamb.openjustice.be/fr/loi-du-05-mai-2014_n2014009316.html  

Moreau, D. et Laval, C. (2015). Care et recovery: Jusqu’où ne pas décider pour autrui? L’exemple du programme « Un chez-soi d’abord ». Alter, 9(3), 222-235. https://doi.org/10.1016/j.alter.2014.05.003  

Nederlandt, O., Colette-Basecqz, N., Vansiliette, F., et Cartuyvels, Y. (2018). La loi du 5 mai 2014 relative à l’internement. Nouvelle loi, nouveaux défis : vers une véritable politique de soins pour les internés. La Charte. 

Pachoud, B. (2012). Se rétablir de troubles psychiatriques : un changement de regard sur le devenir des personnes. L’information psychiatrique, 88(4), 257-266. https://doi.org/10.3917/inpsy.8804.0257   

Ravon, B. et Vidal-Naquet, P. (2018). Les épreuves de professionnalité, entre auto-mandat et délibération collective. L’exemple du travail social. Rhizome, 67(1), 74-81. https://doi.org/10.3917/rhiz.067.0074 

Troisoeufs, A. (2020). « Jouer aux normaux entre malades ». Expériences des troubles psychiques et normalités négociées dans les groupes d’entraide mutuelle. Anthropologie & Santé, (20). https://doi.org/10.4000/anthropologiesante.6101  

Velpry, L. (2008). Le quotidien de la psychiatrie : sociologie de la maladie mentale. Armand Colin. 

Velpry, L., Vidal-Naquet, P. A. et Eyraud, B. (Dir.). (2018). Contrainte et consentement en santé mentale : forcer, influencer, coopérer. Presses universitaires de Rennes.