Marginalité et politique: occuper l’espace

Les étudiants du cours « Marginalité et politique » (Université de Montréal, 2009) se sont engagés dans une démarche de recherche, sous la direction de Pascale Dufour1afin de démêler les rapports entre marginalité et politique. Le travail pouvait être réalisé seul ou en petit groupes. L’objectif du cours était de les accompagner dans les différentes étapes de leur recherche, mais aussi de leur permettre de partager les résultats de leurs travaux avec un public plus large que leur seule professeure. Cette année, en plus de leur rapport de recherche, les étudiants ont choisi de produire une revue de vulgarisation qui a pour objectif de sensibiliser les lecteurs à différentes dimensions de la marginalité. Plusieurs ont choisi une forme classique d’article, d’autres ont innové en proposant des témoignages fictifs, des lettres ou des reportages.

Occupez l’espace ! est le titre du document résultant de leurs travaux. Celui-ci expose une grande variété de thématiques qui peuvent, a priori, révéler une certaine hétérogénéité, voire un éclatement du domaine de recherche portant sur la marginalité. Sans nier la multiplicité des objets de recherche choisis, les recherches présentées offrent aussi des régularités qui méritent d’être exposées et à travers lesquelles on peut éclairer la question de la marginalité. Nous présentons ici un synopsis du document.

Cachez cette marginalité…

D’où vient le sentiment de la marginalité ? Quels regards portons-nous sur les personnes que nous croisons et qui ne nous ressemblent pas : reconnaissance de la commune humanité qui nous relie, indifférence ou mépris ? Plus que de simples gestes, nos regards sont représentatifs de la façon dont, individuellement et collectivement, nous décidons de « traiter » la marginalité. Il y a dans ces questionnements toute l’ambiguïté qui traverse nos sociétés : nous sommes libres de ne pas nous conformer tant que nos comportements sont considérés légaux et pourtant, les personnes à la marge dérangent notre regard et nous attendons des pouvoirs publics qu’ils soustraient ces personnes atypiques à notre espace de vie. Cachez cette marginalité que je ne saurais voir… En tant que membres d’une communauté, nous sommes amenés à questionner notre responsabilité dans la reconnaissance ou l’absence de reconnaissance que nous offrons aux personnes en marge.

Les frontières

Au-delà de cette dimension interpersonnelle, la spécificité des espaces de marginalité vécue dans nos sociétés est remarquée. Dans certains cas, ces espaces sont territorialement délimités et donc, identifiables. Parfois, ce sont de véritables frontières à l’intérieur de nos villes qui apparaissent entre les personnes en situation de marginalité et les autres. Se pose alors la question de la co-présence dans l’espace public de populations vivant sur un même territoire et appartenant à la même communauté politique. Comment, dans un parc, penser et vivre la cohabitation entre les différents usagers (personnes itinérantes, jeunes ou moins jeunes) ? Au-delà de la co-présence, les personnes en situation de marginalité nous obligent à revisiter des distinctions que nous considérons comme acquises dans la vie de tous les jours, en particulier la distinction public-privé. Par exemple, comment penser et vivre l’exposition publique de comportements sexuels qui sont normalement privés, comme dans le cas des danseuses nues et de leurs clients ?

Le traitement politique

Les travaux approfondissent le traitement politique des personnes en situation de marginalité en documentant la répression mais aussi, plus largement, la manière dont les pouvoirs publics (municipaux ou nationaux) abordent la marginalité. Comme plusieurs recherches le démontrent, l’action politique se traduit par une action administrative précise (des programmes, des politiques, des règlements) qui participe de la construction de la marginalité. Le cas de la judiciarisation des personnes en situation d’itinérance est bien connu pour augmenter leur marginalisation plutôt que de la limiter. L’action publique n’est jamais neutre; elle participe du problème qu’elle est censée régler en choisissant les critères de définition de ce problème et en mettant en place un type de traitement plutôt qu’un autre. Par exemple, Montréal et Los Angeles présentent des manières fortement contrastées de traiter la question de l’intégration des immigrants.

Participation et engagement

La marginalité, souvent considérée comme un » problème public », peut aussi être envisagée comme une forme d’engagement, de participation ou d’affirmation publique de soi. Dans certains cas, l’engagement des personnes en situation de marginalité peut être explicitement politique et dirigé contre le système en place; par exemple, les réseaux anarchistes et libertaires qui tentent de vivre des alternatives politiques. Toutefois, la portée transformatrice de ces actions est sujette à questionnement : qu’apporte au reste de la société l’établissement sur le territoire québécois d’écovillages ? Dans d’autres cas, c’est l’insoumission à l’autorité publique ou au système dominant qui apparaît le plus clairement. Cependant, si des personnes ne qualifient pas directement leurs actions de politiques, en filigrane, les discours sont porteurs d’une culture politique distincte. Ils questionnent les rapports de pouvoir au sein de nos sociétés et tentent de défaire les positions de domination, en basant les échanges interpersonnels sur d’autres valeurs et modalités. Par ailleurs, le fait pour des personnes en marge de ne pas participer à des initiatives étatiques mises en place pour leur venir en aide (par exemple, ne pas faire appel à l’hébergement quand on est dans la rue) est aussi l’expression d’une défiance vis-à-vis de l’intrusion de l’autorité publique dans la conduite de leur vie. Il ne s’agit plus ici d’action collective avant-gardiste, mais de résistance quotidienne, individuelle ou collective, à la norme.

Pouvoirs et résistances

Porter son regard aux marges nous en apprend beaucoup sur le fonctionnement des sociétés. Au centre, des pouvoirs politiques et des personnes qui exercent ces pouvoirs ou qui en bénéficient; à la marge, des résistances quotidiennes qui repoussent les limites de la normalité, qui questionnent et qui inventent. La marginalité est clairement une relation et non un « état »; elle évolue au fil du temps et des actions posées, autant par les personnes que les résidents, les fonctionnaires ou les élus. Le problème principal qui semble accompagner la marginalité est celui de la « place » politique et sociale que nous réservons à la marge. C’est en partant de ce constat que les contributeurs ont voulu permettre aux problématiques de la marginalité d’OCCUPEZ L’ESPACE !

Occupez l’espace ! est disponible en ligne au www.cremis.ca

Notes

1Pascale Dufour est professeure au département de science politique à l’Université de Montréal et membre du CREMIS.