Lutter contre l’appauvrissement de la pensée : petite histoire d’un mouvement social

Les nombreux programmes de prévention précoce, ou féroce diront certains, commencent à faire réagir la population québécoise; le colloque De l’intervention précoce à la prévention féroce ? tenu en mai 2002 à l’UQAM y a certainement contribué. Une centaine de chercheurs et intervenants communautaires y ont participé, et le Groupe d’étude critique de la prévention précoce en découle. Cependant, le Canada n’est pas le seul à connaître des tiraillements quant à l’application de ce type de projet. En France, des groupes et individus se sont également mobilisés contre une loi que voulait faire passer le gouvernement afin de « prévenir » la délinquance chez les enfants de moins de trois ans. Partie de l’initiative de vingt-huit pédiatres, médecins, pédopsychiatres et professeurs, petite histoire d’un mouvement social ayant pris une ampleur inespérée.

Balayer la souffrance

Le coup d’envoi a été la publication en 2005 par l’INSERM (l’Institut national de la recherche sur la santé et de la recherche médicale en France) d’un rapport où était soulignée l’importance de la prévention de la délinquance chez les jeunes enfants. Dès l’âge de trente-six mois, en cas de troubles de conduite, un programme visait à prévenir certaines dispositions comportementales potentiellement annonciatrices d’un parcours vers la délinquance. Certains gestes et bêtises devaient, selon le rapport, être interprétés comme pathologiques et, de ce fait, être neutralisés au plus vite. Plus particulièrement, l’éclairage était mis sur des traits de caractère tels que « la froideur affective, la tendance à la manipulation, le cynisme, l’indocilité, l’hétéroagressivité, le faible contrôle émotionnel, l’impulsivité, l’indice de moralité bas» (Pas de 0 de conduite, 2006). Dans ce rapport de l’INSERM, comme dans presque tous les programmes de prévention précoce, on invitait les professionnels à « repérer des facteurs de risque prénataux et périnataux, génétiques, environnementaux et liés au tempérament et à la personnalité » (Pas de 0 de conduite, 2006).

« Traits de caractère » distinctifs du collectif

Des professionnels ainsi que des organismes mécontents se sont organisés et ont ainsi créé le Collectif Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans à l’hiver 2006, en référence à la notation française du comportement dans les écoles. Bien que les avis soient multiples dans le groupe et qu’en son sein même éclosent débats et discussions, tous partagent certaines valeurs. Un des membres note que le Collectif est plus qu’un regroupement, il s’agit d’« un état d’esprit, une connaissance, une volonté, une militance » (Suesser, 2007). On y retrouve une volonté de résistance et de lutte face aux réglementations et pratiques ayant cours en se positionnant contre l’instrumentalisation politique.

Les membres du Collectif invalident les approches normatives, ciblées et prédictives qui stigmatisent, excluent ou étiquettent les enfants. Selon eux, aborder les problèmes des enfants dits turbulents sous l’angle de la répression, n’est pas approprié, tout comme mêler prédiction et prévention. Ils mettent de l’avant que ce sont avant tout des enfants qui vivent de la souffrance, souffrance qui est également partagée par les familles, les institutions et le système, et réfutent le paradigme que tout se joue avant trente-six mois. Ils sont pour que la prévention dans la petite enfance soit efficace et humanisante. Ils déplorent la montée de la médicalisation et de la psychiatrisation du mal-être social ainsi que les solutions réductrices, qui risqueraient de dériver vers un contrôle social.

Par conséquent, les membres du Collectif espèrent mettre le débat sur la place publique, dans toutes ses dimensions, autant politique, sociale que scientifique. Ils appellent ainsi la participation d’individus, d’associations et de chercheurs de toutes les disciplines concernées par la prévention en santé mentale chez les enfants pour alimenter la controverse et multiplier les débats et réflexions. Ils se positionnent contre la « performance paradoxale des sciences », la « vanité du dépistage », de qui on attend, semble-t-il, toutes les solutions, pour plutôt chercher à bâtir une éthique de la recherche. Dans un contexte de vénération des chiffres et statistiques, ils souhaitent un plus grand respect de la confidentialité ainsi que des garanties méthodologiques, ce qui pourrait se faire selon eux en diminuant l’écart entre les scientifiques-chercheurs et les scientifiques-praticiens. Ils dénoncent l’accumulation et la thésaurisation des fichiers, car ils croient qu’emmagasiner de l’information est rarement lié à l’action. Ils désapprouvent qu’à un effet mesuré ou observé, on ne rattache qu’une seule et unique cause, qu’on simplifie ainsi des problèmes habituellement de nature très complexe en proposant une solution unique.

Ainsi, les enjeux et principes auxquels le Collectif entend ne pas céder sont, dans un premier temps, celui de vouloir faire taire les enfants. En parlant de « troubles de conduite », un des écueils serait de balayer la souffrance qu’ils vivent. On ne doit pas seulement apporter des solutions techniques, mais bien les aider et soutenir les parents et les intervenants qui se sentent dépassés par le cours des événements. Deuxièmement, les membres du Collectif refusent de participer à l’invalidation des savoirs et compétences de ces derniers, qui sont diminués par rapport à ceux des experts et spécialistes.

Pour une intervention prévenante et humanisante

À peu près au même moment que la fondation du Collectif, soit au début de 2006, a été lancée une pétition qui a rapidement compté 200 000 noms. Le gouvernement a reculé et décidé de ne pas inscrire le dépistage de la délinquance à 36 mois des enfants turbulents dans son projet de loi relatif à la prévention de la délinquance. Qui plus est, au mois de novembre de la même année, suite à un débat scientifique entre des membres de l’INSERM et du Collectif, l’Institut a promis de développer de nouvelles méthodes, alliant plus de spécialistes provenant de disciplines diverses à l’étude de la question de la prévention.

Par la suite, le Collectif a continué de multiplier conférences de presse, rencontres et réflexions. En juin 2006, ses membres organisent un premier colloque à la suite duquel sortira un premier livre, qui regroupe des écrits de divers membres sur le problème du dépistage précoce. Dans le même temps, en février 2007, l’INSERM publie un nouveau rapport sur les troubles d’apprentissage qui maintient le cap. Le ministère de la Justice française renchérit lui aussi, quelques mois plus tard, en mettant de l’avant le lien linéaire et prédictible entre les problèmes de comportements durant les premières années de la vie et un destin de délinquant plus tard, ce qui encourage le Collectif à poursuivre ses actions. En novembre 2007, le deuxième colloque de l’organisation,  intitulé « Enfants turbulents : l’enfer est-il pavé de bonnes préventions ? », obtient un franc succès. Il a pour objectif de définir les grandes lignes de la prévention que veut mettre de l’avant le Collectif — à savoir une intervention « psychologique, globale, prévenante, humanisante, éthique » (Programme du 2ième colloque) —, de redéfinir les rôles spécifiques de l’éducation, de la santé et de la société à l’égard des enfants en souffrance et, enfin, de réfléchir à la place de la science dans ces programmes.

Renforcer les pratiques citoyennes

Le projet de loi français relatif à la prévention de la délinquance démontre l’attention accrue portée aux comportements au sein des sociétés occidentales pour expliquer les problèmes sociaux. Le Collectif est un regroupement qui reste à l’affût de cette montée du « biopouvoir », tel que décrit par Foucault, et de la sociobiologie. M. Sarkozy ayant été à l’époque, en tant que Ministre d’État, de l’intérieur et de l’aménagement du territoire, l’instigateur du projet de loi relatif à la prévention de la délinquance, il est certain que le Collectif restera actif maintenant qu’il est président. Dans une perspective de renforcement des pratiques citoyennes, ses membres souhaitent élargir l’accès à des conditions de vie favorables pour les familles, défendre les capacités parentales et lutter contre l’appauvrissement de la pensée.

Références

Delion, Pierre (2007). Intervention au 2ième colloque du Collectif Pas de 0 de conduite. Adresse URL: www.pasde0deconduite.ras.eu.org

Le collectif Pas de 0 de conduite (2006). Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans !, Ramonville-Saint-Agne, Érès.

Suesser, Pierre (2007). Conclusion au 2ième colloque du Collectif Pas de 0 de conduite. Adresse URL: www.pasde0deconduite.ras.eu.org