Les inégalités sociales de santé : décryptage d’un concept

En mars 2020, la Covid-19 s’invite brutalement dans nos quotidiens, s’immisçant jusque dans nos catégories de pensée. «Passeport d’immunité», «distanciation sociale», «traçage numérique» ou encore «déconfinement»: autant de concepts bricolés en urgence pour penser des enjeux inédits. Mais la pandémie est aussi l’occasion d’un regain d’attention pour un concept qui peinait depuis une trentaine d’années à faire sa place dans le débat social: les inégalités sociales de santé (ISS). L’évocation de ces dernières, au fil des articles et des tribunes, laisse néanmoins dans son sillage un certain flou, comme si l’expression recouvrait des significations variables selon son contexte d’énonciation. Il semble donc plus utile que jamais d’en clarifier le concept : que sont les ISS, d’où viennent-elles et comment les réduire?

Définir

Les ISS font l’objet de diverses définitions. Pour certains auteurs, elles sont toute différence de santé observée entre deux groupes sociaux (ex: Potvin et al., 2010). Cette définition très large a l’avantage de la simplicité, mais l’inconvénient d’inclure sans les distinguer des différences de santé issues de processus très variés, d’une oppression (comme les violences racistes ou sexistes) au libre arbitre des individus (comme certains cancers favorisés par des spécificités culturelles du régime alimentaire). Cet inconvénient n’est pas qu’analytique, il est aussi politique: en n’associant pas exclusivement ISS et injustice, cette définition affaiblit l’appel à la lutte contre les ISS.

De nombreux auteurs resserrent par conséquent la définition des ISS en précisant que seules les différences injustes et évitables en sont (Braveman, 2006). Les différences de santé résultant du libre arbitre des individus ainsi écartées, la lutte contre les inégalités devient un enjeu de justice sociale. Mais comment repérer le caractère injuste d’une différence de santé? De nombreux auteurs s’inspirent ici de la définition désormais classique proposée par Margaret Whitehead, selon laquelle les différences de santé sont injustes si elles désavantagent des groupes déjà socialement désavantagés (les plus pauvres ou des minorités raciales, par exemple) (Whitehead, 1991). Cette caractérisation de l’injustice est simple, mais elle pose un problème moral: prétendre que seules les différences de santé qui pénalisent les groupes déjà socialement désavantagés sont injustes revient à affirmer que les autres, celles qui pénalisent les groupes socialement avantagés, sont justes – parce qu’elles leur «feraient payer» leur avantage social? Un exemple classique est l’espérance de vie des hommes, plus brève que celle des femmes. Si les hommes meurent plus tôt, c’est en grande partie parce qu’ils adoptent, plus souvent que les femmes, des comportements à risque pour la santé comme fumer, boire de l’alcool, conduire vite sur la route et tarder pour se faire soigner, notamment en santé mentale. Ces comportements sont censés témoigner de leur virilité, une virilité censée à son tour légitimer leur domination sur les femmes (Courtenay, 2000). Ces décès en excès par cancer pulmonaire ou suicide témoignent donc de leur position dominante. Sont-ils «justes» pour autant?

La question est sensible. Heureusement, on peut éviter de la poser. Il suffit de considérer plutôt qu’une différence de santé est injuste dès lors qu’elle résulte d’un rapport de pouvoir, c’est-à-dire de la domination d’un groupe par un autre, selon leurs positions respectives le long d’une hiérarchie sociale. La définition des ISS devient alors celle-ci : une ISS est une différence de santé observée entre deux groupes sociaux, qui résulte du ou des rapports de pouvoir entre ces groupes, quel que soit le groupe qu’elle désavantage. Ainsi, les différences dans l’espérance de vie selon le sexe sont considérées comme des ISS, même si elles désavantagent les dominants au regard des rapports de sexe.

Étudier des ISS consiste donc à comprendre comment les groupes sociaux, selon leurs places respectives au sein de divers rapports de pouvoir, se trouvent exposés différemment aux déterminants sociaux de la santé. Notons enfin que les rapports de pouvoir potentiellement en cause sont multiples : socio-économique, de genre, racial, ethnique, selon l’orientation sexuelle, la religion, l’origine (immigrante ou pas), le quartier de résidence, l’âge, le handicap, etc.

Identifier

La définition des ISS retenue ici étant centrée sur les rapports de pouvoir, il importe, dans la pratique de la recherche sur les ISS, de repérer ces rapports – ce qui peut s’avérer délicat. D’une part, on peut mettre en évidence une différence de santé, mais ne pas voir qu’elle résulte d’un rapport de pouvoir. On peut par exemple l’attribuer à des différences biologiques naturelles. Ainsi, aux États-Unis, de nombreuses études cherchent à identifier des différences génétiques expliquant la moins bonne santé des Noir.e.s par rapport à celle des Blanc.he.s, alors que cette moins bonne santé résulte plutôt de l’oppression des Noir.e.s par les Blanc.he.s à travers toute une série de discriminations raciales qui finissent par affecter leur santé (Carde, 2011).

On peut aussi, constatant une différence de santé, incriminer la culture. La forte prévalence du diabète chez les Autochtones, au Canada, donne lieu à ces interprétations, tant les premières, naturalistes que les secondes, culturalistes. Des hypothèses circulent, dans les milieux scientifiques ou non, sur les spécificités génétiques des Autochtones (qui seraient porteurs de gènes les prédisposant au diabète) et/ou culturelles (l’abandon de la chasse et de la pêche aurait conduit à une substitution du mode alimentaire traditionnel par un autre, déséquilibré nutritionnellement et donc diabétogène). On peut bien sûr discuter de ces hypothèses mais on ne peut en ignorer une troisième, celle de la minorisation sociale des Autochtones, historique et contemporaine, qui se traduit notamment par de faibles revenus, un accès difficile à une alimentation de qualité et un stress considérable, autant de facteurs suffisants pour expliquer une épidémie de diabète, avec ou sans gènes ou culture prédisposants (Roy et al., 2011).

D’autre part, on peut attribuer une différence de santé à un rapport de pouvoir sans remarquer que d’autres rapports sont également en cause. C’est le cas de certaines interprétations des inégalités raciales aux États-Unis. Des auteurs prennent leurs distances d’avec les interprétations génétiques susdites et mettent les différences de santé entre Blanc.he.s et Noir.e.s sur le compte, plutôt, de différences socio-économiques: la moins bonne santé des Noir.e.s résulterait de leurs revenus, en moyenne plus faibles. L’analyse est pertinente, mais elle ne saurait suffire. Elle appelle en effet à se demander pourquoi les Noir.e.s sont plus pauvres que les Blanc.he.s. On entre alors sur le terrain d’un autre rapport de pouvoir, le racial : si les Noir.e.s sont plus pauvres, c’est parce qu’ils et elles sont victimes de multiples discriminations raciales. La moins bonne santé des Noir.e.s traduit ainsi leur minorisation économique, qui elle-même découle de leur minorisation raciale (Carde, 2011).

L’analyse peut être encore affinée si l’on considère les interactions réciproques entre les différents rapports de pouvoir en cause dans une différence de santé, et plus précisément leur co-construction, dans une approche intersectionnelle (Carde, à paraître). On peut ici rapporter l’analyse du sociologue William Du Bois qui montre, en 1899, comment le racisme affecte la santé des Noir.e.s de Philadelphie en dégradant leurs conditions de vie (alimentation, logement, soins, etc.) (Du Bois, 1967). Là aussi, la moins bonne santé des Noir.e.s résulte de leur minorisation socio-économique, qui elle-même traduit leur oppression raciste. Mais Du Bois pousse plus loin son analyse en observant le jeu d’un troisième rapport de pouvoir : le genre. Il constate en effet que la santé des hommes noirs est plus affectée par le racisme que ne l’est celle des femmes noires. Si les femmes noires sont confinées dans des emplois de domestiques, ceux-ci leur permettent au moins de vivre dans des maisons confortables et d’avoir accès à des repas réguliers. Les hommes, eux, travaillent sur des chantiers, sont hébergés dans des logements insalubres et ont un accès irrégulier à l’alimentation. Du Bois ne mentionne pas le terme d’intersectionnalité, qui n’existe pas encore, mais il donne à voir de façon exemplaire la co-construction des rapports de pouvoir, en l’occurrence de race et de genre : il démontre non seulement que l’oppression raciste affecte la santé, mais aussi que cet impact est modulé par le genre.

Expliquer

La définition ci-dessus place les rapports de pouvoir, tels que socio-économiques, de genre ou raciaux, au cœur de la définition des ISS. Mais comment ces rapports de pouvoir produisent-ils des ISS? Plus précisément, comment une position sociale (comme la position minoritaire des Noir.e.s dans la société américaine) peut-elle «passer sous la peau» pour influer sur des phénomènes biologiques (comme l’augmentation de la glycémie ou l’apparition de cellules cancéreuses) et psychologiques (comme le ressenti d’un stress) et finalement affecter la santé physique et mentale?

Beaucoup a été écrit sur cette incorporation du social1. Arrêtons-nous ici sur trois des principales hypothèses discutées dans la littérature, complémentaires les unes des autres. Elles concernent, respectivement, les comportements à risque pour la santé, les conditions de vie et les processus psycho-socio-biologiques.

La première est celle des comportements à risque pour la santé, tels quele manque d’exercice physique, une alimentation trop sucrée et trop grasse, la consommation de tabac ou de drogue. La plupart de ces comportements sont plus fréquents à mesure que l’on descend dans les hiérarchies sociales, en particulier celle des revenus. Pourquoi? Les réponses possibles étant nombreuses, on n’en mentionnera ici que les principales (Pampel et al., 2010).

Il y a d’abord les contraintes qu’un budget serré impose sur les comportements : par exemple, à l’épicerie, un faible revenu incite à opter pour un paquet de croustilles plutôt que pour deux ou trois pommes car, pour le même prix, le premier donne l’impression de mieux rassasier; un autre exemple est celui des quartiers plus pauvres qui sont souvent moins verts, plus pollués et peu sécuritaires (ou du moins ne semblent pas l’être) et invitent donc moins à prendre une marche en bas de chez soi.

Mais le manque d’argent n’est pas la cause directe de tous les comportements à risque, dont certains sont même onéreux, comme l’achat de tabac ou de drogue. Une autre cause de ces comportements est le besoin de «plaisirs de compensation», en réponse au stress chronique dû aux difficultés du quotidien, dont les discriminations, qui suscitent sentiments d’impuissance et de vulnérabilité.

Par ailleurs, un certain fatalisme est décrit chez des individus qui, se sentant exposés à divers risques sur lesquels ils n’ont aucune prise du fait de leur position minoritaire, minimisent la dangerosité de leurs comportements sur une destinée qu’ils estiment déjà compromise. Ce sont par exemple des ouvriers travaillant dans une usine dont l’air ambiant est toxique et qui fument du tabac en pensant «un peu plus ou un peu moins…».

Une quatrième piste d’explication à ces comportements à risque est un faible niveau d’éducation (que l’accès à l’éducation ait été entravé par le manque de revenus ou des discriminations), qui pourrait limiter la connaissance sur le danger de certains comportements. Mais la portée de cette explication semble courte, étant donné que la dangerosité des principaux comportements à risque est largement connue. Il semble par exemple difficile d’ignorer, aujourd’hui au Québec, que le tabagisme nuit à la santé. Si l’éducation joue, ce serait alors plutôt en aidant à savoir comment éviter les comportements que l’on sait dangereux, par exemple quand il faut décrypter une étiquette nutritionnelle.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer les effets du quartier de résidence et des réseaux(famille, amis, voisins) qui peuvent banaliser et faciliter des comportements qui seraient plus découragés ailleurs, dans d’autres quartiers ou dans d’autres réseaux plus favorisés.

Cela étant, dans les études épidémiologiques, à comportements équivalents, les personnes les plus défavorisées au sein des rapports de pouvoir restent plus malades que les plus favorisées (Sapolsky, 2016). Les comportements n’expliquent donc qu’une partie des inégalités sociales de santé – il faut alors envisager les deux autres hypothèses.

La deuxième est assez intuitive : plus on descend dans la hiérarchie des revenus et moins on dispose des ressources matérielles nécessaires pour éviter desconditions de viedélétères pour la santé. L’exemple du logement est parlant. Mal chauffé l’hiver, trop chaud l’été, humide, exigu, bruyant, situé dans un quartier pollué et violent: autant de caractéristiques préjudiciables à la santé et d’autant plus fréquentes que les logements sont moins chers. Et là non plus, l’analyse ne doit pas s’en tenir qu’à la hiérarchie socio-économique, puisque la pauvreté peut résulter de discriminations de toutes sortes, telles que raciales ou genrées, notamment. Des conditions de vie préjudiciables à la santé peuvent ainsi être l’expression de bien des rapports de pouvoir autres que socio-économique.

Enfin, la troisième et dernière hypothèse est dite psycho-socio-biologique.Elle met au jour le processus par lequel un statut social défavorisé (le niveau sociologique) affaiblit l’estime de soi (le niveau psychologique), ce qui prédispose l’individu à avoir des réactions excessivement prolongées aux évènements stressants (le niveau biologique) qui finissent par altérer son état de santé.

Le niveau social désigne ici non pas une position sociale objectivement défavorisée, telle qu’elle se traduit dans les conditions de vie décrites ci-dessus, mais la perception subjective qu’en a un individu (Sapolsky, 2016; Wilkinson et al., 2007). Cette perception peut être celle d’un faible soutien social  (se sentir peu soutenu.e par ses proches et son entourage), d’une faible cohésion sociale (ne pas se sentir appartenir à une communauté avec laquelle on partage des valeurs), ou encore d’un échec relatif par rapport à ses pairs (fratrie, ancien.ne.s camarades de classe, résident.e.s du même quartier, etc.), en termes de réussite professionnelle ou de niveau de revenu par exemple.

Ce vécu subjectif se manifeste, au niveau psychologique, par un affaiblissement de l’estime de soi. L’individu se sent dépourvu de contrôle sur ce qui lui arrive, sans autonomie, dominé, incapable d’agir ou de s’en sortir en cas de problème. Au travail, cela se traduit par l’impression de ne pas pouvoir apprendre de son travail, prendre de décisions, ni disposer d’une quelconque marge de manœuvre; c’est aussi la perception d’un déséquilibre entre les efforts accomplis et les récompenses obtenues, et d’un manque de soutien des supérieurs.

Au niveau biologique enfin, une faible estime de soi se traduit par une réaction excessivement prolongée de l’individu lorsqu’il fait face à un évènement stressant : cette réaction d’alerte (sécrétion de cortisol, augmentation de la tension artérielle et de la fréquence cardiaque, etc.), sans conséquence préjudiciable si elle est brève, finit par user l’organisme quand elle dure trop longtemps de façon répétée, car elle le prédispose à diverses maladies (Delpierre et al., 2016).

Au total, une position défavorisée au sein d’une ou de plusieurs hiérarchie(s) sociale(s) altère la santé des individus en favorisant leurs comportements à risque, en leur imposant des conditions de vie malsaines et en altérant leur réaction biologique au stress. On peut illustrer ces trois hypothèses avec l’exemple, aux États-Unis, des discriminations raciales qui affectent la santé des Noir.e.s. Ces discriminations, lorsqu’elles se produisent par exemple lors de l’accès l’emploi et à l’éducation, diminuent les revenus des Noir.e.s (hypothèses des conditions de vie et des comportements contraints par les restrictions budgétaires). Elles suscitent, en outre, un stress chronique qui entraine une usure prématurée du corps (hypothèse psycho-socio-biologique) et incite à des plaisirs de compensation (hypothèse des comportements à risque) (Williams et al., 2013).

Ces hypothèses permettent également d’interpréter les données épidémiologiques de la pandémie de Covid-19.  Par exemple, l’hypothèse des conditions de vie contribue à expliquer pourquoi les taux de contamination sont particulièrement élevés, au Québec, 1) dans les quartiers les plus défavorisés, comme Montréal-Nord (le respect des mesures de confinement y est plus difficile car ce sont des quartiers plus densément peuplés et car leurs habitant.e.s occupent plus souvent des emplois dans les secteurs essentiels, avec contact avec le public), 2) chez les femmes (du fait de leurs emplois plus exposés, notamment en santé) et 3) chez les personnes âgées vivant dans des établissements collectifs (en raison notamment des conditions de travail des professionnels qui les prennent en charge: effectif insuffisant et affectés simultanément à plusieurs établissements, d’où un risque plus élevé de propager le virus) (DRSP, 2020; INSPQ, 2020).

Si l’on considère plutôt les taux de mortalité (et non de contamination), les statistiques anglaises, plus complètes que celles dont on dispose au Québec à l’heure où sont écrites ces lignes, sont précieuses. Elles révèlent une surmortalité dans les quartiers défavorisés (ONS, 2020a), qui s’explique par la surexposition à l’infection, mais aussi par la présence plus élevée, chez les résident.e.s de ces quartiers, de facteurs de risque d’aggravation en cas d’infection par la Covid-19 comme une maladie pulmonaire ou cardio-vasculaire préexistante. L’hypothèse des comportements pointe les raisons pour lesquelles le tabagisme, facteur de risque de ces maladies, est plus fréquent dans les groupes défavorisés. Quant à l’hypothèse psycho-socio-biologique, elle contribue à expliquer pourquoi, après prise en compte des caractéristiques socio-économiques, les Noir.e.s meurent encore près de deux fois plus de la Covid-19 que les Blanc.he.s, au Royaume Uni: c’est que le stress chronique suscité par l’oppression raciste est un facteur aggravant supplémentaire en cas d’infection (ONS, 2020b).

Combattre

Reprenons maintenant ces trois hypothèses sur la fabrication des ISS pour y chercher des leviers dans la lutte contre ces dernières. Les politiques publiques se révèlent cruciales. Elles peuvent en effet décourager les comportements à risque. Pensons, par exemple, à la hausse du prix des cigarettes, aux campagnes d’information sur les méfaits de l’alcool, à la limitation de la publicité sur la malbouffe destinée aux enfants, au maintien d’un prix bas pour les fruits et légumes frais ou encore à la règlementation de la qualité des menus dans les cafétérias scolaires. Les politiques publiques sont également susceptibles d’améliorer les conditions de vie des plus défavorisé.e.s afin qu’elles n’affectent pas leur santé. Citons des services publics de qualité (éducation, soins et services sociaux, etc.), des logements sociaux assez nombreux et des montants suffisants pour le salaire minimum et les prestations d’aide sociale.

Enfin, et on n’y pense probablement moins spontanément, les politiques publiques peuvent aussi freiner le développement des sentiments d’infériorité et de vulnérabilité qui donnent prise aux processus psycho-socio-biologiques. Une fiscalité progressive et la redistribution des richesses, en réduisant les écarts de revenus, agissent en ce sens. Les politiques publiques peuvent aussi, à l’échelle des municipalités et des quartiers, soutenir la création d’espaces de sociabilité et d’entraide pour favoriser les sentiments de soutien et de cohésion. Enfin, l’engagement des pouvoirs publics contre les discriminations (racistes, sexistes, homophobes, etc.) peut limiter les effets de ces dernières dans leurs dimensions matérielles (dans l’accès aux ressources), mais aussi subjectives (sentiments de vulnérabilité). On pense par exemple à une condamnation rigoureuse et médiatisée du profilage racial par la police, dont les conséquences objectives (privation de liberté, violences physiques, amendes, etc.), mais aussi subjectives (sentiments de harcèlement, injustice, peur, etc.), affectent la santé des victimes.

Finalement, que devraient retenir de ces considérations les intervenant.e.s à l’œuvre sur le terrain de la santé et des services sociaux, quant à leur propre marge d’action? Comment ne pas se sentir impuissant.e face à des situations qui résultent souvent de l’interaction de multiples facteurs (revenus, conditions de travail, éducation, logement, etc.) et sont en grande partie configurées par des logiques structurelles (Carde, 2019)? Il faut bien sûr rappeler le rôle essentiel des intervenant.e.s pour améliorer les comportements et les conditions de vie, mais aussi souligner leur contribution au regard des processus psycho-socio-biologiques. Le vécu de vulnérabilité et d’infériorité peut être diminué si l’intervenant.e établit une relation égalitaire avec la personne et lui (re)donne confiance dans sa capacité à exercer du pouvoir sur sa vie (par exemple en l’impliquant dans les décisions la concernant, comme des soins). L’intervenant.e peut aussi aiguiser la conscience critique de la personne sur ce qu’elle vit, en pointant les liens entre ses problèmes individuels et son statut opprimé (reprenant le slogan féministe des années 1960, «le privé est politique»), via des facteurs structurels comme le marché du travail mais aussi des discriminations… dans un numéro d’équilibriste, car il faut aussi éviter que cette conscience critique ne bascule dans un sentiment d’impuissance.

Notes

  1. Je fais référence ici à la fameuse notion d’embodiment par laquelle l’épidémiologiste Nancy Krieger désigne la traduction, dans des indicateurs biologiques, des multiples déterminants matériels et immatériels auxquels est exposé un individu au cours de sa trajectoire de vie (Krieger 2001).

Références

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