Les auxiliaires en santé et services sociaux1 sont des témoins privilégiés des conditions dans lesquelles vivent les personnes âgées2, en particulier des conditions de logement. En soutenant les aînés dont les capacités fonctionnelles sont déclinantes (par exemple, en prodiguant les soins d’hygiène, en préparant les repas, en accompagnant la prise de médicaments, en écoutant), les auxiliaires se posent de plain-pied dans leur univers matériel et relationnel. Le soutien à domicile est une forme d’action qui se fait « sur » et « dans » le territoire de l’autre : « lors d’une visite à domicile, les conditions peuvent parler d’elles-mêmes. Les problèmes de pauvreté, les conditions de logement, d’isolement, les rapports familiaux peuvent alors sauter aux yeux de l’intervenant. » (McAll et al., 1997 : 106)
Depuis environ un an, une alliance s’est créée entre le CREMIS et une équipe de huit auxiliaires du CSSS Jeanne-Mance afin de réfléchir et de planifier un projet de recherche sur les conditions de logement des aînés qui bénéficient des services de soutien à domicile. Plusieurs rencontres d’échange ont permis d’identifier et de croiser les préoccupations, observations et questionnements des auxiliaires et des chercheurs. Ce projet conjugue donc les préoccupations des premiers quant à la transformation des services à domicile et aux problèmes d’insalubrité, d’insécurité, d’isolement, de malnutrition et d’inadaptation du domicile observés chez une partie des aînés, avec la volonté des seconds de développer une réflexion théorique, critique et pragmatique autour de la notion de « bien-être », inscrite au centre de la mission des services sociaux et de santé au Québec. Plus précisément, nous proposons de questionner les conditions matérielles et relationnelles qui contribuent au bien-être des aînés recevant des services de soutien à domicile et de cerner la place qu’occupent les conditions de logement dans la perception de leur bien-être. Nous souhaitons ainsi approfondir notre compréhension des dynamiques qui sous-tendent les conditions de vie des aînés pour mieux les prendre en compte dans l’action et, si nécessaire, formuler des propositions pour les transformer.
Se reconnecter à la vie ordinaire
Le mandat des Centres de Santé et de Services Sociaux (CSSS) est, entre autres, d’intervenir pour le bien-être de la population vivant sur leur territoire. L’évaluation de l’impact des services sociaux et de santé présume donc une certaine définition de ce bien-être. Qui définit le bien-être de la population ? Jusqu’à quel point la population concernée par les services est-elle impliquée dans cette définition ? Les travaux de Drulhe et Clément (1992) sur les aînés dépendants sont particulièrement éclairants à cet égard. Ils constatent une « déconnexion » entre une offre rationalisée de services qui s’appuie sur des critères centrés sur les capacités fonctionnelles des aînés et une demande qui, au contraire, appelle un regard social attentif à la complexité de la vie ordinaire, à la quête d’autonomie et de reconnaissance et aux multiples solidarités et interdépendances qu’entraîne la perte de capacités physiques et cognitives. Ils critiquent la méconnaissance des milieux de vie des aînés, la projection sur ces derniers d’une norme de bien-être décontextualisée et la mise à l’écart de leur parole. Cette projection est d’autant plus importante qu’on associe généralement la dépendance des aînés avec la perte d’autonomie, c’est-à-dire l’incapacité de définir librement son existence.3 Dans cette optique, le bien-être en logement se limite à une série de pertes à combler pour permettre la réalisation des activités de la vie domestique et des activités de la vie quotidienne (MSSS, 2003; 2005).
Ce manque de convergence entre la vision des planificateurs et celle des aînés peut engendrer des situations blessantes et oppressantes chez certains, en déniant parfois leur autonomie, leurs projets et leurs aspirations. La solution à ce type de situations réside selon Drulhe et Clément (1992) en une « dépossession institutionnelle », c’est-à-dire en l’observation de la demande du côté de sa genèse plutôt qu’à partir de l’offre de services, cela afin d’appréhender la complexité, le bouillonnement et même les contradictions dans la vie des personnes. Ancré dans une relation de soins et dans une réalité pratique, le savoir des proches et des intervenants a également une valeur fondamentale pour comprendre les conditions de vie et les besoins des aînés (Piron, 2004).
À cet égard, la notion de « bien-être » inscrite au cœur du mandat des établissements de santé et de services sociaux a, selon nous, un potentiel à explorer afin d’ouvrir la porte à une compréhension plus globale des conditions de vie des personnes qui bénéficient des services. Dans les dernières décennies, les critiques de l’approche économique de la pauvreté et de la vision biomédicale de la santé ont effectivement tracé le chemin pour réinventer la notion de « bien-être » dans l’idée d’offrir une perspective globale et positive qui prenne en compte non seulement les conditions matérielles et les relations sociales, mais également les perceptions subjectives que les gens ont de ce qu’ils vivent (Chambers, 1995; White et Ellison, 2007). Cependant, malgré ces bonnes intentions, peu d’efforts ont été réalisés pour conceptualiser cette notion en ce sens et développer des approches méthodologiques pertinentes, si bien que la plupart des travaux sur le bien-être reproduisent aujourd’hui ce qui était dénoncé initialement par ces critiques, soit un regard extérieur qui laisse peu de place aux populations concernées et définit le bien-être à partir d’un ensemble de critères fixés a priori (Piron, 2005). Cela est particulièrement flagrant dans les études sur le bien-être des aînés (par exemple, sur le « bien-vieillir »4). À l’instar de Stanley et Cheek (2003), il nous apparaît donc primordial de problématiser cette notion, de réfléchir à de nouvelles approches méthodologiques et de faire progresser les connaissances sur le bien-être à partir des personnes, notamment par le biais d’études qualitatives.
La situation des aînés
Au Québec, en 2006, 87,9% des aînés habitent dans un « domicile conventionnel », c’est-à-dire un lieu qui constitue l’adresse permanente d’une personne sans toutefois lui donner accès au couvert et à des services d’aide, d’assistance et des soins de santé (à l’exception de ceux dispensés par les CSSS)5. À Montréal, environ 17% d’entre eux bénéficient de services de soutien à domicile (Conseil des aînés, 2007; Direction de santé publique, 2008). La Politique de soutien à domicile (2003) et le plan d’action 2005-2010 pour les aînés en perte d’autonomie (2005) préconisent le maintien à domicile le plus longtemps possible. Le nombre d’heures de soins par jour nécessaire pour être admissible en centre d’hébergement est actuellement de 2,5 heures mais sera graduellement augmenté à 5 heures. Cela change le profil de la population âgée à domicile et pose de nouveaux défis, particulièrement dans les habitations à loyers modiques (HLM) et les organisation sans but lucratif (OSBL) d’habitation qui n’avaient pas à l’origine pour mission de répondre à la « perte d’autonomie » (Malavoy, 2005).
Dans les dernières années, dans les HLM et les tours d’habitations sur le territoire du CSSS Jeanne-Mance, les intervenants de milieu6 constatent une dégradation des milieux de vie des aînés (Comité multipartenaires, 2007). Selon eux, cette dégradation serait associée à une réduction du « potentiel de dynamisation du milieu de vie » due à la croissance de la moyenne d’âge des résidents dans les tours d’habitation et les HLM pour aînés, et à la réalité multiethnique qui engendre des obstacles de langue et de culture — préludes à l’isolement —et, dans certains cas, aux abus. Dans une étude réalisée en 2006 auprès d’aînés en HLM, le Regroupement des organismes pour les aînés des Faubourgs (ROAF) constate que les causes de l’isolement évoquées par les aînés sont principalement les incapacités fonctionnelles, les décès dans l’entourage, le sentiment de d’insécurité et l’hétérogénéité des personnes vivant dans les tours d’habitations (ROAF, 2006). Sur le territoire du CSSS Jeanne-Mance, parmi les personnes âgées de 65 ans et plus, 56% sont des femmes, 54% vivent sous le seuil de faible revenu et 54% vivent seules. Les revenus se limitent, bien souvent, à la somme de la pension de vieillesse et du supplément de revenu garanti, soit environ un peu plus de 12 000$ par année (Direction de santé publique, 2008).
Si la situation des personnes âgées au Canada s’est globalement améliorée depuis 1971 – qui correspond à la mise en place de programmes sociaux destinés à pallier la grande précarité des aînés – diverses études montrent que cette amélioration s’est faite en variant selon le sexe, la classe de revenu, la scolarité ainsi que le type d’unité familiale et que les personnes âgées demeurent parmi les groupes les plus défavorisés (Ulysse et Lesemann, 1997; Viannay, 2000; Arber et Ginn, 1991).
Le logement comme porte d’entrée
Le vieillissement est généralement marqué par une diminution des sorties à l’extérieur du logement en raison d’une réduction du réseau social (par exemple, le décès de proches) et de la perte de mobilité. Cela tend à faire du logement le lieu principal où se déroulent les activités quotidiennes des personnes qui bénéficient de soutien à domicile (Easterbrook, 2002). À cet égard, le logement représente une porte d’entrée sur les conditions matérielles, les relations sociales et un ensemble d’expériences qui ont marqué la vie des personnes, dans un passé plus ou moins récent.
Selon la perspective adoptée, s’intéresser au bien-être des aînés implique de porter attention au réseau complexe qui lie les dimensions relationnelles et matérielles de leur existence à travers les expériences de la vie quotidienne qu’ils jugent positivement ou négativement. Nous ne limitons pas ce concept à une vision abstraite mais considérons plutôt que le bien-être s’incarne dans des vies concrètes et particulières. Il prend sens en fonction des aspirations de la personne et de sa trajectoire de vie en termes de rapports à soi, de rapports aux autres et des conditions de vie matérielles. Il s’agit donc d’orienter l’attention vers les processus sociaux sous-jacents aux expériences de bien-être et de mettre l’emphase sur ce qui rend « bien » plutôt que sur ce qui rend « mal » – quoique souvent, ce qui rend bien est ce qui réduit le mal (Smith et al., 2003). Tel qu’évoqué par Drulhe (1996), les contraintes matérielles et relationnelles n’inhibent pratiquement jamais la capacité d’action, c’est-à-dire la capacité d’attribuer du sens aux expériences vécues et d’innover pour vivre autrement et trouver un certain bien-être.
Le croisement des regards
Ce projet de recherche vise à répondre aux questions principales suivantes : comment caractériser le « bien-être » des aînés qui reçoivent des services de soutien à domicile et quelles sont les conditions matérielles et relationnelles qui permettent de l’améliorer ou de le consolider ? Quelle place occupent les conditions de logement dans la perception de leur bien-être ? Pour y répondre, nous croiserons les regards des aînés et des auxiliaires. Quelles sont les divergences et les convergences entre les perceptions du bien-être de la part des usagers et des intervenants ? Selon les aînés et les auxiliaires, quelles sont les conditions matérielles et relationnelles qui permettraient d’améliorer ou de consolider le bien-être des aînés ?
Afin de répondre à ces questions, ce projet comporte trois volets. Trente entretiens semi-directifs de type récits de vie seront réalisés avec des aînés recevant des services de soutien à domicile. Nous explorerons les différentes dimensions matérielles et relationnelles de leur bien-être (selon leur propre perception) en lien avec leur expérience actuelle et récente, mais aussi en rapport avec leur histoire de vie. Dix entretiens semi-directifs seront également réalisés avec des auxiliaires de santé et de services sociaux (autres que ceux ayant participé à la définition du projet) afin d’explorer, avec chaque intervenant, les trois derniers cas qui ont fait l’objet d’une intervention pendant la période précédant l’entretien. Ces entretiens fourniront ainsi trente autres cas, cette fois-ci décrits par les auxiliaires et correspondant à un échantillon aléatoire construit à partir de leurs interventions récentes. Finalement, un questionnaire élaboré à partir des entretiens sera administré à un échantillon d’aînés qui reçoivent des services de soutien à domicile afin de valider et d’explorer la représentativité statistique de certains constats provenant des deux premiers volets qualitatifs du projet. L’analyse des résultats sera faite conjointement par le CREMIS et les huit auxiliaires impliqués dans le projet. La dernière étape dans la réalisation de ce projet consistera à créer des espaces de réflexion où pourront échanger des aînés, des intervenants, des chercheurs, des gestionnaires autour des différentes avenues possibles en termes d’action.