Les aspirations des jeunes : un impensé de la participation citoyenne?

À l’aube du 21e siècle, les occasions de participer à la société sont nombreuses, comme en témoigne l’existence d’une grande variété de conseils consultatifs ouverts aux citoyens. Les jeunes ne sont pas oubliés, des conseils d’élèves dans les établissements scolaires aux conseils municipaux des jeunes, sans oublier de nombreux sites web à vocation interactive. Cependant, il semble que les instances participatives ouvertes aux jeunes – générales ou visant spécifiquement les jeunes – sont principalement investies par les jeunes des milieux les plus favorisés ou du moins les jeunes ayant un niveau d’études élevé. Qu’en est-il des autres ? Pourquoi participent-ils moins ? Sont-ils confrontés à des obstacles sur le chemin de la participation, ou bien se pourrait-il que l’offre de participation émanant de l’extérieur, souvent des pouvoirs publics ou bien du monde associatif/communautaire, ne corresponde pas aux aspirations des jeunes ?

Sans exclure aucune autre hypothèse, nous nous intéressons à la deuxième hypothèse évoquée ci-dessus, qui nous semble pertinente bien que peu explorée à l’heure actuelle. Dans quelle mesure l’offre de participation se préoccupe-t-elle des aspirations des jeunes ? Quelle connaissance en a-t-elle ? En tient-elle compte ? Nos réflexions sur ce thème nous ont également amenés à nous interroger sur les circonstances dans lesquelles les aspirations des jeunes se forment. Nous présentons ici notre cheminement entre participation et aspirations, à partir d’une exploration de la littérature scientifique concernant les aspirations et à partir de diverses entrevues individuelles et collectives réalisées aux Pays-Bas, où nous envisageons une recherche empirique sur ce sujet. Nous souhaitons particulièrement souligner l’idée suivante : les aspirations des jeunes, bien qu’elles aient le plus souvent été abordées sous l’angle des souhaits exprimés en matière d’orientation scolaire ou professionnelle, interpellent le rapport des jeunes à la société dans une plus large mesure, et notamment le champ de la participation citoyenne.1

Un «avenir désirable»

La majeure partie des recherches explicitement centrées sur les aspirations des jeunes explorent leurs choix en matière d’études à venir ou bien leurs désirs quant à leur avenir professionnel. Depuis les travaux pionniers de Sewell et al. (1969), les chercheurs ont scruté les variations des aspirations d’un groupe social à un autre (MacLeod, 1987), d’un groupe ethnoculturel à un autre (Portes et al., 1978) ou bien encore d’une classe d’âge à une autre. Alors qu’ils avancent en âge, les aspirations des jeunes deviennent plus ‘réalistes’, plus en phase avec les opportunités qui s’offrent à eux (St Clair et Benjamin, 2011 ; Lee et al., 2012). Plus spécialement en Angleterre, les chercheurs ont également analysé la politique gouvernementale visant à développer les aspirations des jeunes issus de couches populaires dont les aspirations scolaires étaient jugées trop basses en regard du contexte de la ‘société de la connaissance’ (Spohrer, 2011 ; Raco, 2009). Cette politique a notamment fourni l’occasion d’explorer de manière critique les déterminants des aspirations des jeunes, de leurs caractéristiques personnelles – telles que suggérées dans les énoncés de la politique des aspirations – aux déterminants sociaux – avancés par les chercheurs (St Clair et Benjamin, 2011).

Les apports de cette littérature sur les aspirations scolaires et professionnelles sont multiples et fondamentaux, tant le rapport au travail est un axe essentiel de la vie en société et un ingrédient majeur du bien-être pour de très nombreuses personnes. Cela dit, les aspirations professionnelles peuvent être guidées par d’autres aspirations telles que le souhait de fonder une famille ou se consacrer à une passion, qu’il s’agisse d’engagement politique ou de faire le tour du monde à la voile. Par ailleurs, s’intéressant aux attentes de certains jeunes quant à l’activité délinquante, certains pionniers de la sociologie de la déviance ont mis à jour des aspirations qui ne passent pas nécessairement par le travail au sens classique du terme, notamment la réussite financière ou bien la reconnaissance sociale (entre autres Merton, 1938/1957 ; Cloward et Ohlin, 1960). Pour bien comprendre les aspirations des jeunes qui ne se saisissent pas (ou peu) d’occasions de participer émanant d’autrui, il nous paraît donc essentiel d’adopter une conceptualisation plus large des aspirations, à l’instar d’Arjun Appadurai (2004) pour qui les aspirations renvoient à un ‘avenir désirable’, à une ‘bonne vie’. On pourrait aussi dire une vie ‘qui vaut la peine d’être vécue’, ‘qui a du sens’, ou bien, à la manière d’Amartya Sen (2009), une ‘vie qu’on a raison d’estimer’. Les aspirations apparaissent alors comme des éléments d’un système, reliant certaines aspirations entre elles, en laissant d’autres de côté.

Une telle conceptualisation large nous semble d’autant plus essentielle que nos sociétés occidentales véhiculent (notamment via la publicité) toutes sortes d’aspirations respectables que les jeunes pourraient endosser, notamment la consommation de biens de luxe, un corps sain et répondant à certains canons de la beauté, etc. De telles aspirations exigent parfois un pouvoir d’achat élevé auquel de nombreux jeunes ne peuvent prétendre en regard des perspectives d’emploi qui s’offrent à eux. Comment, alors se positionner par rapport à ces aspirations respectables ? Quelles sont les occasions qu’ont les jeunes de se faire leur propre opinion quant à des choix de vie valables dans une société qui valorise à la fois le mérite et la consommation de luxe ? Au-delà de la participation au marché du travail, cette question nous semble interpeller le rapport des jeunes à la société, ce qu’ils en pensent et la place qui leur y est donnée. Potentiellement, les aspirations des jeunes ne concernent pas seulement les enseignants, les employeurs et les travailleurs sociaux, mais aussi les leaders des mouvements sociaux et les artisans de la participation citoyenne. Dans quelle mesure ces derniers se préoccupent-ils des aspirations des jeunes ?

Depuis l’extérieur

Nos enquêtes préliminaires nous ont amenés à interpeller une quinzaine d’observateurs de la jeunesse aux Pays-Bas, qu’ils soient chercheurs universitaires, intervenants ou formateurs, sur la question de la participation des jeunes (au sens large). Ces différents échanges nous conduisent à penser que, bien que les attentes soient fortes concernant la participation des jeunes et bien que les occasions de s’exprimer soient nombreuses dans la société en général, les aspirations des jeunes font peu l’objet de débats publics et/ou académiques. Les responsables politiques semblent peu s’en préoccuper, y compris en période de campagne électorale. Les pratiques sociales liées à la politique de la jeunesse visent à répondre aux problèmes des jeunes tels qu’ils sont interprétés depuis l’extérieur, voire à répondre aux demandes formulées par les jeunes s’adressant aux intervenants, mais pas (ou rarement) à questionner leurs aspirations.  Tandis que les demandes sont parfois très urgentes ou bien très terre-à-terre, les aspirations renvoient à la façon dont les jeunes se projettent vers l’avenir. Comme dans bien d’autres pays d’ailleurs semble-t-il, il n’y a pas de discours public sur les aspirations des jeunes, ni d’ambition proclamée à développer ces aspirations, comme c’est le cas au Royaume-Uni dans le champ de la politique de la jeunesse. D’une manière plus générale, on oscille entre penser que les jeunes n’ont pas d’aspirations (ne vivent que dans l’instant présent, notamment les adolescents) et penser que leurs aspirations sont obscures, voire incertaines, à l’instar de l’image qui est donnée de Johnny Strabler et Jim Stark dans deux fameux films californiens des années 1950 (The Wild One et Rebel without a Cause). Ces idées avaient quelque peu disparu lors des décennies suivantes, lors desquelles de nombreux jeunes se sont impliqués dans des mouvements sociaux de grande ampleur, mais elles sont aujourd’hui de retour. La question de la ‘capacité’ des jeunes à aspirer n’est pas non plus publiquement posée. Dans quelle mesure – et dans quelles conditions – les jeunes apprennent-ils à formuler un avenir désirable, à penser une vie dont ils peuvent être fiers, en phase avec leurs valeurs ? Cela reste à étudier.

Un terrain peu défriché

La question des circonstances, des contextes dans lesquels se forment et évoluent les aspirations des jeunes invite à son tour la question de la malléabilité des aspirations : dans quelle mesure est-il possible d’influencer ces aspirations ? A priori, on pourrait envisager possible de chercher à réduire des aspirations démesurées par rapport aux opportunités réelles (promouvoir des aspirations ‘réalistes’’). On pourrait aussi chercher à étendre les aspirations des jeunes qui ont peu d’occasions d’apprendre à se projeter dans l’avenir d’une manière enthousiasmante. Lors de nos prospections sur ce terrain peu défriché (du point de vue de la recherche sociale du moins) nous avons eu l’occasion d’explorer quelques points de vue d’observateurs privilégiés. En particulier, un atelier d’une journée complète nous a permis d’interpeller 20 personnes, en partie des chercheurs universitaires ; des étudiants de 2e ou 3e cycle provenant de différentes disciplines (sociologie, criminologie, psychologie) et des « praticiens chercheurs », à savoir des professionnels impliqués dans une démarche de recherche en lien avec leur pratique professionnelle, en l’occurrence des intervenants sociaux jeunesse engagés dans une recherche doctorale portant sur leur pratique.

Selon la plupart des points de vue exprimés, le fait d’avoir des aspirations était vu comme inhérent à la « nature humaine » (notamment l’aspiration au bonheur – même si cela n’a pas toujours été comme ça, étant très lié à la société moderne), mais qu’au cours de la vie, les aspirations subissent des influences externes, valeurs parentales, valeurs véhiculées par les médias de masse, etc. La confrontation à la réussite ou à l’échec joue également un rôle. Malgré ces influences, parfois très traumatisantes, la capacité de certaines personnes à persister à espérer pose question sur l’influence sociale.

Concernant les jeunes, nous avions au départ une certaine idée d’aspirations présomptueuses chez certains jeunes  (devenir riche vite ; devenir célèbre) mais les intervenants jeunesse nous ont aussi dit percevoir que certains jeunes à un certain moment ne semblent pas avoir d’aspirations du tout (regard terne), ce qui apparaissait largement problématique. Étendre les aspirations de ces jeunes est apparu comme un objectif louable selon les participants à l’atelier, mais vers quoi ? S’agirait-il de les inciter à se conformer aux aspirations respectables véhiculées par la société ? Ou plutôt les aider à devenir capables de choisir ce à quoi ils veulent aspirer, que cela soit conforme (ou non) aux aspirations respectables projetées par le courant principal de la société ? Qu’en disent les pratiques sociales centrées sur l’entremise d’une figure d’exemple (role model), à laquelle les jeunes peuvent s’identifier (voire sont appelés à le faire) ? D’un projet à l’autre, la perspective donnée à l’action pourrait varier sensiblement.

L’enquête

Pour donner suite à ces réflexions, nous envisageons d’enquêter, dans un premier temps, auprès de ressources offertes aux jeunes dans un quartier d’Amsterdam : quel regard portent-elles aux aspirations des jeunes ? Quelle connaissance en ont-elles ? Quel est le sens donné à la participation des jeunes dans leurs pratiques ? Dans un deuxième temps, nous souhaitons enquêter auprès des jeunes visés par ces ressources, qu’ils participent à leurs activités ou non. Quel est leur regard sur ces ressources et quelle place prennent-elles dans leur parcours de vie ? Ces enquêtes ont vocation à être mises en rapport avec la situation d’autres villes européennes, également impliquées dans le programme SocIEtY. Elles ont également vocation à être croisées avec des observations en terre québécoise, où la question de la participation citoyenne des jeunes semble particulièrement vivante.

En tout état de cause les aspirations des jeunes semblent peu explorées empiriquement, du point de vue sociologique tout au moins. Au-delà des creux de la recherche universitaire, il semble à ce jour que les aspirations des jeunes soient principalement interpellées du point de vue des choix d’études et des orientations professionnelles. Les aspirations des jeunes sont-elles pour autant un impensé de la participation citoyenne ? La question peut sembler audacieuse. Même si les préoccupations concernant les aspirations des jeunes du côté de l’offre de participation paraissent peu explicites, il est cependant probable que des thèmes adjacents fassent l’objet de débats, voire de projets, par exemple autour des valeurs des jeunes. Dans quelle mesure ces débats et réflexions adjacentes renseignent-elles sur les aspirations des jeunes et la place qui leur est donnée dans les pratiques sociales en général et dans l’offre de participation citoyenne en particulier ?