L’enfance encerclée : un chaos créateur

Je fais des suivis de grossesse et de la médecine familiale au CLSC des Faubourgs depuis maintenant un peu plus de cinq ans et cela m’a emmené à suivre de plus en plus d’enfants du quartier. Au fil du temps, j’ai développé une plus grande collaboration avec les intervenantes et intervenants du programme Enfance-famille et j’ai davantage de références pour des enfants ou des familles avec des difficultés. J’ai également commencé à avoir des appels de certaines psychoéducatrices en milieu scolaire qui me contactent pour parler des problèmes que vivent des enfants et obtenir un avis médical.

Je remarque donc beaucoup de besoins sur le territoire. Plusieurs familles y vivent de l’exclusion et même, de la grande exclusion. De plus, une difficulté majeure est que certaines familles sont méfiantes vis-à-vis des institutions prodiguant des soins et n’osent pas consulter. Sans que cela soit nécessairement voulu, certaines décisions prises par les institutions sur le plan administratif créent des obstacles supplémentaires pour les familles qui demandent des services.

Je suis fréquemment confronté à des enfants qui vivent de la tristesse, de la colère, des difficultés scolaires, des retards de croissance ou de développement et des abus physiques ou sexuels. Je suis également confronté à des enfants dont on ne respecte pas les droits : le droit à l’éducation, à un logement salubre, à la sécurité alimentaire. L’inadéquation des ressources me fait penser, depuis un certain temps, qu’il doit y avoir une meilleure façon d’aborder ces problèmes.

Autour de la table

Ces constats m’ont emmené à répondre positivement à la proposition de créer un centre de pédiatrie sociale dans le quartier Centre-sud à Montréal. Je me suis intéressé à la pédiatrie sociale avant même de savoir qu’il existait un centre de ce type dans la ville. Un peu par hasard, je suis tombé sur le livre Soigner différemment les enfants du Dr. Julien et j’avais trouvé son approche intéressante. Elle ressemblait un peu à ce qu’on souhaitait faire dans notre travail. Un des points forts de la pédiatrie sociale est son approche intégrée. Il s’agit de trouver la manière pour que tous se mobilisent pour le bien-être de l’enfant, qui doit se retrouver au centre de nos préoccupations.

La différence est déjà palpable quant à l’organisation des centres de pédiatrie sociale. La salle de « consultations », c’est une table de cuisine. Cela peut sembler anodin, mais produit toute une différence. Tout se fait sur le mode de la conversation autour d’une table, ce qui diminue la hiérarchie qui se dresse habituellement au bureau du médecin. On se rend compte qu’il y a des choses qui se disent autour de cette table après une heure de rencontre, que le docteur aurait attendu six mois avant d’obtenir ou dont il n’aurait jamais pris connaissance. L’autre particularité est que le médecin ne travaille pas seul, mais rencontre les enfants en équipe. Pour le CPS Centre-Sud, il s’agit de Josée Brodeur, une travailleuse sociale prêtée par le CSSS, qui agira comme coordonnatrice clinique.

La famille peut inviter qui elle désire aux rencontres. Il peut donc y avoir la voisine, la grand-mère ou l’intervenante de la garderie. L’intervenante de la DPJ peut, par exemple, dire ce qui l’inquiète et les autres disent ce qu’ils peuvent faire pour améliorer la situation. Autour de cette table, en une rencontre, se règlent des choses qui normalement nécessiteraient deux ou trois semaines de travail, avec les appels et les suivis. Tout le monde y gagne car on sait vers quoi tendent nos démarches, qu’on peut alors harmoniser. Cela peut sembler un peu chaotique au premier abord, mais c’est un chaos créateur et productif. C’est ce rassemblement d’énergies qui fait la force de la pédiatrie sociale, qui permet d’améliorer les chances de développement d’un enfant tant à l’école que dans la ruelle.1

Le « cercle de l’enfant »

Une des méthodes utilisée en pédiatrie sociale est la pratique du « cercle de l’enfant ». Originalement, cette idée provient des communautés autochtones. Leur manière ancestrale de régler des problèmes concernant un enfant, quand on croit qu’il n’y a plus rien à faire et qu’on ne sait plus trop où s’en aller, était de rassembler tout le monde autour de l’enfant pour trouver une solution et dénouer les impasses.

Il s’agit ainsi d’une forme de médiation qui rassemble tous ceux et celles qui comptent pour l’enfant. La personne en charge de la médiation rencontre chacun d’entre eux pour une rencontre préparatoire. On rassemble ensuite ces personnes pour échanger dans un premier temps et trouver des solutions communes pour dénouer l’impasse par la suite. Les enfants sont présents autour de la table lors de ces consultations collectives depuis qu’on s’est rendu compte qu’ils préfèrent assister aux rencontres. Pour avoir la parole, l’individu doit avoir en main un objet qui est important pour l’enfant, par exemple un toutou, et pour parler, il faut qu’il ait le toutou entre ses mains. Pas de toutou, pas de droit de parole, afin que chacun parle à son tour. Le toutou agit également comme symbole de la raison pour laquelle tous sont rassemblés.

La réalité de la famille est souvent méconnue, par exemple, le fait que la mère travaille soixante-dix heures par semaine pour essayer de joindre les deux bouts et qu’elle n’a pas le temps pour faire le souper ou aider pour les devoirs. Face à un tel constat, un membre de la famille élargie peut se proposer pour venir un ou deux soirs par semaine pour donner un coup de main. Les gens disent ce qu’ils peuvent faire. Outre la famille, il y a aussi l’entourage, les voisins et amis. Il y a également le réseau plus large qui regroupe les intervenants du CLSC, de l’école, de la DPJ. Si tout le monde ne peut être présent, il peut y avoir des entretiens préparatoires pour commencer à « débroussailler » un peu les choses et tenter de trouver un terrain d’entente, considérant ce que chacun est prêt à faire pour le bien-être de l’enfant. Certains juges qui savent qu’il y a un cercle en formation autour d’un enfant décident d’attendre avant de poser un jugement pour retirer l’enfant à ses parents.

Avant de conclure à l’incapacité parentale…

La communauté est un thème qui revient souvent dans la pédiatrie sociale. L’enfant n’est pas perçu comme la seule responsabilité de ses parents. On met souvent toute la responsabilité sur ces derniers, en tant qu’individus. S’ils sont jugés « incapables », on les blâme et l’enfant est retiré de sa communauté immédiate. Peut-on considérer que l’éducation d’un enfant relève de la seule responsabilité des parents, quand une multitude d’acteurs y contribue ? Dans des milieux plus aisés, des parents débordés pourront avoir accès à de l’aide ménagère, à des gardiennes, à un réseau social et à toutes sortes de ressources qui n’existent pas pour certaines de nos familles.

Souvent, on va dire que telle mère n’a pas les habiletés parentales, n’est pas bonne, n’est pas capable et constitue un danger pour son enfant. On le place en famille d’accueil et, par la suite, la mère ne verra l’enfant que deux fois par semaine pendant une heure. Elle recevra quelques conseils sur l’habileté parentale et, trois mois après, on lui dira qu’elle ne s’est pas beaucoup améliorée et on ne lui redonnera pas la garde de son enfant. Comment travailler ses habiletés avec un tel suivi ? Si personne ne croit en elle, comment va-t-elle trouver la force de se battre contre un système et réussir à trouver la force de surmonter ses propres difficultés ? Avant de conclure à l’incapacité parentale, il est impératif que tout soit fait pour aider ces parents.

Lire une histoire

J’aimerais que les droits de chaque enfant du quartier Centre-sud soient respectés et que celui-ci puisse réaliser son potentiel. Il y a beaucoup d’intelligence et de talents gaspillés à cause d’un système économique basé sur les inégalités. Des gens sont en bas et y sont maintenus. Cette inégalité n’est bien sûr pas un problème médical, mais politique et social. Par contre, au niveau médical, nous pouvons aider ces enfants à atteindre leur plein potentiel. Je vois dans ma pratique que la stimulation en bas âge peut faire une grande différence. L’enfant qu’on stimulera et à qui on lira une histoire aura une vie différente de celui qui est resté assis dans sa poussette toute la journée. Il sera plus éveillé, aura plus d’imagination, de projets. Dans le développement de la personnalité, il y a plusieurs blocs fondamentaux dont l’identité, l’attachement et le sentiment d’estime de soi. L’attachement ou l’identité peuvent être fragilisés suite à des placements fréquents . Réussir certaines choses et te faire dire que les gens sont fiers de toi contribuent à renforcer l’estime de soi.

Avec le centre qui ouvrira bientôt, je souhaite rejoindre les gens qui ne sont pas rejoints par les services institutionnels, notamment les enfants qui ont des difficultés. Les références viendront probablement d’un peu partout, notamment des écoles. Des enfants qui n’ont pas été vus avant d’entrer à la maternelle ou à l’école peuvent alors être dépistés. Nous avons également de bons liens avec l’équipe Enfance-famille du CSSS et voulons en créer d’autres avec les centres de la petite enfance (CPE) et les organismes communautaires. J’imagine que lorsqu’on se fera connaître, des familles, inquiètes pour leur enfant, viendront par elles-mêmes.

J’aurai probablement à m’occuper autant d’enfants avec des troubles affectifs que physiques selon l’approche globale qui caractérise la pédiatrie sociale. À l’université, nous avons appris une médecine très biologique. Nous avons appris à nous focaliser sur les symptômes, le diagnostic et les soins à donner. La pédiatrie sociale, au contraire, nécessite de prendre en compte une multitude de facteurs et notamment, les conditions de vie. Par exemple, pour une famille qui vit dans un appartement insalubre, nous pourrons faire les démarches avec le propriétaire pour faire enlever les moisissures.

La mise en place

L’équipe d’un centre de pédiatrie sociale doit travailler de façon interdisciplinaire et égalitaire. Il s’agit d’ailleurs d’un des critères d’affiliation. Il y a moins de division du travail dans ce type de centre. Dans certains milieux, les gens défendent leur domaine d’expertise, alors que la réalité est plus fluide. Un médecin peut faire du travail social dans sa pratique tout comme les actions d’un travailleur social peuvent dépasser les tâches telles que définies.

Dans une petite équipe, tout le monde se parle et il est facile de se « retourner de bord » en cas de problèmes. À sept ou huit intervenants, on peut ajuster le tir plus rapidement. Dans un établissement où il a plus de deux cents employés, ce partage est difficile voire impossible ; souvent les médecins se retrouvent entre médecins et les travailleurs sociaux entre eux. Le centre sera également un lieu de formation en pédiatrie sociale pour les médecins, les stagiaires en travail social, orthophonie, éducation spécialisée.

En ce qui concerne le Centre-sud, on est encore au tout début des contacts avec les partenaires. Des tables de concertation zéro-cinq ans et six-douze ans ainsi que divers organismes ont pu être rencontrés et des liens ont été créés avec la Commission scolaire, qui fournira notamment des locaux pour le centre. Du côté de l’organisation, les plans sont dessinés et si tout va bien, le centre devrait être fonctionnel au printemps 2010. Les locaux sont situés dans l’école Champlain, au coin de Fullum et Ontario, un lieu assez central et stratégique. Pour l’instant, nous fonctionnons de façon « itinérante » : usage de locaux au CLSC, visites à domicile, dans les écoles ou les CPE.

Il va falloir que nous évoluions et nous nous adaptions à la réalité du Centre-Sud. Ce n’est pas une franchise ou une succursale de pédiatrie sociale qui s’ouvrira. Il s’agit d’une entité indépendante, avec son conseil d’administration et son fonctionnement propres. La fondation Chagnon nous a remis de l’argent pour le démarrage.2 Par la suite, nous sommes responsables de trouver nous-mêmes notre financement.

La mise en place de ce centre prendra du temps. Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un centre de pédiatrie sociale que les gens qui étaient méfiants, tout à coup, ne le seront plus. Il faudra gagner et mériter la confiance des familles. Nous ne voulons pas redoubler les services qui fonctionnent déjà bien. Par exemple, dans le cas de l’aide aux devoirs, beaucoup de groupes ou d’organismes sont installés dans le quartier depuis longtemps et offrent un très bon service. Bien que certaines questions subsistent, par exemple, en ce qui concerne le développement d’une culture du « travailler ensemble », nous avons la chance de nous implanter dans un quartier dynamique et cette approche semble très porteuse pour le bien-être des enfants qui y vivent.

Notes

  1. L’approche de base en pédiatrie sociale se résume sous l’acronyme APCA. Il s’agit en premier lieu d’ « apprivoiser » l’enfant et sa famille. Ensuite, il s’agit de « partager ». La discussion porte sur les forces de l’enfant, sur ses difficultés, sur son contexte de vie et les multiples facteurs qui influencent sa situation. Il s’agit de regarder plus loin que le symptôme et de ne pas se centrer seulement sur les difficultés de l’enfant ou les « lacunes » de la famille. La prochaine étape, « comprendre » va plus loin que le simple fait de « diagnostiquer », mais implique le fait d’avoir une compréhension mutuelle de la situation. Ensuite, vient l’ « agir », qui implique les intervenants du CPS, la famille, les intervenants du réseau et en fin de compte, toute la communauté. Cette action comprend le traitement médical nécessaire, mais aussi la mise en place de mesures afin de faire vivre des succès à l’enfant et de défendre ses droits. Les intervenants d’un centre de pédiatrie sociale, comme tous les citoyens de la communauté, ont également un rôle d‘advocacy, de défendre les droits de ces familles sur la place publique.
  2. À travers un don à la fondation du docteur Julien pour le démarrage des cinq premiers centres de pédiatrie sociale.