Le signalement aux services de protection de l’enfance : entre obligation, contraintes et agentivité des acteurs-trices thérapeutiques

« Il n’y a pas de mauvais signalement ». C’est du moins ce qu’a affirmé la grande majorité des participant-es à notre étude exploratoire sur le processus décisionnel des infirmières œuvrant en soins primaires, lors du signalement d’une situation préoccupante aux services de protection de l’enfance (ci-après, SPE).  

« [S]’il y a une inquiétude de quelqu’un, ça vaut la peine de signaler puis de laisser [les SPE] faire [leur] travail […] Ne jamais signaler pour rien, mais pour moi, il n’y a pas de mauvais signalement. » (Austin) 

Pourtant, les récents débats publics associés à la maltraitance envers les enfants nous mènent à constater toute la portée et l’intérêt d’une telle affirmation. À ce titre, peu de données appuient l’efficacité des politiques sociales orientées vers l’obligation de signalement (Nouman et al., 2020; McTavish et al., 2017). Plusieurs études font aussi état des conséquences négatives du processus de signalement pour les enfants, leurs familles et pour les professionnel-les de la santé (McTavish et al., 2017, 2019). Notre étude se situe à l’intersection des positions antagonistes caractérisant les phénomènes de sur- et de sous-signalement aux SPE. Nous abordons ces enjeux à l’aune de la gestion des risques, avérés ou suspectés, de la maltraitance envers les enfants et de ses conséquences délétères, bien documentées (Winter et al., 2022).   

Dans un article récemment publié (Pariseau-Legault et al., 2022), nous avons démontré que l’obligation de signalement aux SPE était interprétée par le personnel soignant de manière relative plutôt qu’absolue. Pour les participant-es à notre étude, il ne s’agissait pas de suppléer aux SPE (Pariseau-Legault et al., 2022), ni de minimiser l’importance de l’obligation de signalement à ces services, mais plutôt de caractériser et d’identifier les frontières cliniques de ce qui constitue un « motif raisonnable » de signalement (Gouvernement du Québec, 2022, art. 39). Les résultats discutés dans cet article faisaient état, de manière plutôt générale, d’une forme de raisonnement intuitif auquel ferait appel le personnel soignant pour mieux appréhender les situations préoccupantes pour le bien-être, le développement et la sécurité des enfants. 

Méthodologie

Cette étude s’appuie sur la méthodologie d’analyse situationnelle développée par Clarke et al. (2022). En raison du caractère inductif de cette approche méthodologique, le cadre théorique de cette étude a été construit au fil de l’analyse des données. Différents concepts sensibilisateurs ont ainsi été mobilisés, dont la bureaucratie de guichet et le raisonnement intuitif. La collecte, la transcription et l’analyse des données ont été réalisées de manière itérative, généralement par regroupements de trois à quatre entrevues. Les données ont fait l’objet d’une analyse par théorisation ancrée, consistant en un processus de codification par émergence, de conceptualisation, de catégorisation, de comparaison constante et de mise en relation conceptuelle. Ce processus s’accompagne de mémos analytiques et de schémas cartographiques (Clarke et al., 2017; Corbin et Strauss, 1990). La saturation théorique des données, déterminée lorsqu’aucun nouvel élément ne doit être intégré aux cartes situationnelles à l’issue de l’analyse des données (Clarke et al., 2015), a été atteinte après 12 entrevues. Deux entrevues supplémentaires ont été réalisées afin de confirmer cette saturation. 

Quatorze entrevues ont donc été réalisées, majoritairement auprès d’infirmières de soins primaires, entrecroisées d’analyses des politiques sociales et des discours publics couvrant la période concernée (2016-2021). Le recrutement des participant-es s’est réalisé par l’intermédiaire des réseaux sociaux, ce qui a favorisé le recueil de données issues de différents contextes de pratique (périnatalité et petite enfance, santé mentale, cliniques médicales, dispensaires et milieux scolaires) et géographiques (milieux urbains, banlieues, milieux ruraux et régions éloignées). La moyenne d’années d’expérience des participant-es est de 12 ans. La moitié des participant-es ont une formation universitaire de premier cycle et six participant-es ont un diplôme de deuxième cycle  
universitaire. 

Ici, nous souhaitons élaborer davantage sur ce raisonnement intuitif et, plus particulièrement, sur l’état de vigilance décrit par la très grande majorité de nos participant-es lorsqu’il est question d’intervenir auprès des enfants et de leurs familles.  

Une question d’intuition?

Plusieurs participant-es à notre recherche ont évoqué l’intuition et l’instinct, parfois même un « sixième sens » (April), pour décrire l’amorce du processus de signalement aux SPE. C’est notamment le cas de Paula, qui décrit le changement d’état d’esprit qui s’instaure à la rencontre d’éléments évocateurs d’une situation de maltraitance potentielle.

« Parfois c’est comme une question de, comment je pourrais dire… de feeling. Tu sens qu’il y a quelque chose qui n’est pas… c’est… comment je pourrais dire, une seconde intuition. On dirait qu’il y a plein de petits éléments… Tu ne sais pas nécessairement c’est quoi. » (Paula) 

Le raisonnement intuitif fait l’objet de nombreux débats quant à son influence sur la démarche de soins infirmiers, et les modèles intuitifs ont traditionnellement été opposés aux modèles axés sur ce qui est observable et mesurable (Benner, 1984; Krishnan, 2018). Ce constat est réitéré par Cowley et al. (2018), estimant que le raisonnement intuitif est souvent considéré susceptible d’introduire un certain nombre de biais cognitifs exerçant une influence négative sur la qualité du jugement clinique. Toutefois, les résultats de notre étude permettent de nuancer cette opposition, ce qui fait écho à l’hypothèse de Krishnan (2018) qui décrit le processus de raisonnement clinique comme une combinaison de raisonnement intuitif, de savoirs scientifiques et d’éléments  
contextuels.  

Nos résultats indiquent que la vigilance clinique précède une telle forme de raisonnement, en permettant au personnel soignant d’appréhender les éléments contextuels à la maltraitance, ceux-ci pouvant être objectifs (indicateurs de maltraitance) ou plus subjectifs (signes ou indices de maltraitance). Judy associe également la vigilance clinique à ses expériences professionnelles préalables à titre d’infirmière :  

« Si la personne consulte pour un rhume, et puis moi je trouve qu’il y a quelque chose de bizarre au niveau de l’attachement, mais elle n’est pas méchante, qu’il n’y a pas de marque, qu’il n’y a rien… Mais je vois, de mon expérience, que cet enfant-là a un comportement un peu… Pas approprié avec un étranger. C’est bizarre hein? » (Judy) 

Malgré qu’il soit peu considéré dans la pratique, cet état de vigilance peut soutenir la planification d’actions susceptibles de mieux répondre aux besoins de l’enfant ou de sa famille, par exemple en fournissant une intensité de services plus élevée. 

« Je trouve qu’il y a aussi un côté de comment je feel la situation. On n’en parle pas beaucoup, je trouve. On a une tendance […] à faire abstraction de ça, mais il y a des patients que tu le sais. Tu le sais qu’il y a quelque chose qui ne marche pas, tu n’es pas capable de mettre un mot dessus, mais tu sais qu’il y a de quoi, ça ne va pas, il faut… Tu vas décider de faire des suivis plus rapprochés. […] Il y a quand même ce côté-là, je trouve, qu’on tend à oublier. » (Esther) 

En outre, la vigilance clinique est un élément distinct du raisonnement clinique. Pour Bruno, le premier élément permet l’expression d’une sensibilité à l’égard d’un enfant dont la situation est préoccupante et le second mène à la formulation de constats évaluatifs quant à sa sécurité et son bien-être. 

« Ce n’est pas un raisonnement clinique, [mais plutôt] une question de feeling. C’est sûr que cliniquement, si j’ai un doute sur la sécurité de l’enfant, ça… je ne me pose pas trop de questions. » (Bruno) 

Ainsi, les résultats de notre étude corroborent les conclusions de Cowley et al. (2018) estimant que, dans certaines situations, le recours au raisonnement intuitif peut encourager l’amorce d’investigations plus approfondies et objectives. Pour ces auteurs-trices, le facteur déterminant l’utilité du raisonnement intuitif relèverait avant tout de la reconnaissance, par les soignant-es elles et eux-mêmes, de l’influence des biais cognitifs et des émotions sur la prise de décisions concernant un signalement aux SPE.  

Schéma de la notion de vigilance clinique. Axe de vigilance clinique mettant en équilibre, à gauche, les signes de maltraitance et les indicateurs de maltraitance qui influencent les pratiques d’investigation clinique, versus à droite la réponse aux besoins de l’enfant et le travail de coordination, qui influencent les pratiques de soins. Le tout, dépendant du contexte. La légende indique : « Figure 1. La vigilance clinique au contact d’une situation préoccupante pour le bien-être ou la sécurité de l’enfant ».
Figure 1. La vigilance clinique au contact d’une situation préoccupante pour le bien-être ou la sécurité de l’enfant 

La figure 1 représente graphiquement le changement d’état d’esprit qui semble s’opérer chez les participant-es à notre étude, au contact d’une situation préoccupante pour la sécurité ou le développement d’un-e enfant. Notre analyse suggère que la vigilance clinique est composée de deux facettes principales : les pratiques de soins (PS) et les pratiques d’investigation clinique (PI). En présence de signes et d’indicateurs de maltraitance, le travail réalisé par le personnel soignant est susceptible de verser dans les pratiques d’investigation clinique. Ces pratiques consistent à déterminer et à documenter l’existence d’un motif raisonnable de signalement aux SPE, sans toutefois suppléer à leur travail. En l’absence de ces éléments, réelle ou perçue, les pratiques de soins sont maintenues dans l’ordre du quotidien et cherchent avant tout à répondre adéquatement aux besoins de l’enfant. 

Le travail de coordination des soins 

Comme la figure 1 le suggère, le travail de coordination des soins constitue un élément susceptible d’influencer la démarche du personnel soignant et la décision de signaler la situation d’un enfant aux SPE. Allen (2019) suggère que ce travail réfère aux éléments invisibles et quotidiens de la pratique infirmière « qui concernent la coordination et l’organisation des soins aux patients » (p.5, traduction libre1). Pour Allen (2019), ce travail se distingue du travail de soin ou des pratiques administratives, dans la mesure où il s’intéresse à l’intégrité de la trajectoire des usagers-ères. Nous retrouvons dans ce travail de coordination des soins certaines influences interactionnistes décrites par Strauss (1985, 1978, p. 252) lorsqu’il traite des efforts d’articulation et de négociation inhérents à la division du travail afin que les « choses se fassent ». Strauss réfère ici aux interactions exercées entre les professionnel-les de la santé, malgré leurs frontières disciplinaires et les contraintes inhérentes aux organisations de santé, afin d’assurer le bon fonctionnement des services. Les propos de Kerry et d’Esther sont évocateurs de l’importance d’un tel travail, dans une perspective de prévention primaire de la maltraitance envers les enfants. 

« La grosse différence en fait c’est que l’infirmière, comme elle est un pivot, elle va vraiment jouer un rôle […]. On va aller les évaluer, les observer, sur tous les plans, puis après on va ramener en équipe nos observations. Si je vois que dans une famille, il va y avoir un retard de langage, je vais faire un lien avec mon orthophoniste. Si j’ai des inquiétudes au niveau de la discipline ou du sommeil, je peux faire appel à mon éducateur spécialisé et il va venir […] accompagner la famille. » (Kerry) 

« Je vais plus y aller dans une approche éducative puis d’encadrement, en expliquant que j’ai une inquiétude chez l’enfant, ce qui m’amène à dire que je vais avoir plus de suivis avec eux et que [pour que] tout fonctionne bien, on pourrait mettre des services en place. » (Esther) 

Le travail de coordination des soins nous incite ainsi à approcher l’obligation de signalement comme une entité dont la stabilité, les règles et les modes d’action qui agissent en sa périphérie sont sans cesse redéfinis et construits au fil des interactions (Strauss, 1978), plutôt qu’un régime de prescriptions légales, réglementaires ou procédurales imposé aux personnes dans l’exercice de leurs fonctions professionnelles. En d’autres mots, le maintien de l’ordre social doit faire l’objet d’une multiplicité de transactions de la part des acteurs-trices sanitaires (Strauss, 1978), l’ordre étant « une chose à laquelle les membres de toute société, de toute organisation, doivent travailler » (Strauss et al., 1963, p. 88). 

La reconnaissance des contextes de vie et de précarité 

Lorsqu’il est question de la protection de l’enfance, les résultats de notre étude suggèrent que le travail de coordination des soins est grandement dépendant du contexte organisationnel et des conditions socio-économiques dans lesquels sont dispensés les services destinés aux enfants et à leurs familles. Cet ensemble est à son tour susceptible d’influencer l’importance accordée au signalement comme levier d’intervention. 

Comme les propos de Bruno le suggèrent, la prise de décision à l’égard du signalement peut reposer sur la reconnaissance du contexte de précarité socio-économique dans lequel évoluent certaines familles et communautés. 

« Je pense aux familles dans la communauté, qui font partie de mes patients. L’approche est différente. Si on ne les connaît pas bien, c’est sûr que ça serait des signalements, alors que si je connais le contexte en arrière, le contexte social, le contexte financier, je connais l’ensemble de la situation, c’est sûr que ça, ça m’aide beaucoup. » (Bruno) 

Plusieurs entrevues menées auprès de participant-es qui œuvrent en communautés éloignées ou en dispensaire suggèrent que les lois sur la protection de l’enfance participent au maintien des dynamiques coloniales. Ainsi, comme l’indique Sasha : « Ça vient avec le culturel, puis avec la communauté. Et puis ça, ce que je trouve dur, c’est que justement […] le cadre médico-légal, comme dans tout au Nord, n’est pas fait pour cette vision-là de la famille et de l’enfant. »   

Ces extraits évoquent la sensibilité de plusieurs participant-es aux inégalités sociales qui, très souvent, contribuent à la stigmatisation de certaines familles. L’expression de cette sensibilité n’est pas sans rappeler les études démontrant l’existence de préjugés et de biais culturels exerçant une influence sur le processus de signalement, de même que la surreprésentation des familles racisées, autochtones ou socio-économiquement défavorisées au sein des services de protection de l’enfance (Bernheim, 2017; Lavergne et al., 2021; Najdowski et Bernstein, 2018). Par conséquent, plusieurs participant-es expriment devoir composer avec le risque de désaffiliation de certaines de ces familles suivant un signalement aux SPE. 

Une agentivité sous tension 

La Loi sur la protection de la jeunesse (Gouvernement du Québec, 2022, art. 39), est claire à l’effet que le personnel infirmier qui « prodigue des soins ou toute autre forme d’assistance à des enfants et qui, dans l’exercice de sa profession, a un motif raisonnable de croire que la sécurité ou le développement d’un enfant est ou peut être considéré comme compromis […] » doit signaler sans délai la situation aux SPE. Bien que cette obligation soit sans équivoque et qu’elle laisse en apparence peu de marge de manœuvre au personnel soignant, les résultats de notre étude démontrent toute la complexité de sa mise en œuvre. 

La combinaison entre l’état de vigilance clinique des soignant-es, leurs pratiques de coordination des soins et la prise en compte des conditions de vie souvent précaires dans lesquelles évoluent les familles constitue la trame nécessaire à la mise en place de stratégies permettant d’assurer le bien-être de l’enfant. Ces stratégies visent le déploiement d’un filet de sécurité dont les mailles seraient assez résistantes, et les matériaux suffisamment résilients, pour soutenir les enfants et leurs familles dans leurs difficultés respectives et, ce faisant, éviter le recours au signalement aux SPE.  

Pour plusieurs participant-es, à l’exception des situations d’abus physiques ou sexuels, la décision de signaler ou non une situation préoccupante aux SPE présuppose la mise en place préalable d’un réseau complexe d’interactions entre les soignant-es, les enfants, leurs familles, les services institutionnels et la communauté environnante, permettant de conserver un certain contrôle sur l’issue de la situation.  

Dans ses travaux portant sur la « bureaucratie de guichet », Lipsky (2010) décrit la participation active des agent-es de l’État (street-level bureaucrats) à la mise en œuvre des politiques publiques par l’intermédiaire des mécanismes de délégation de pouvoir. Pour Rebbe (2018), les différences de mise en œuvre de l’obligation de signalement aux SPE par les professionnel-les de la santé pourraient s’expliquer par les enjeux d’interprétation inhérents à un tel pouvoir. L’extrait suivant illustre par exemple comment Emily en vient à contester le signalement réalisé par un autre service, en plus de réorienter les interventions destinées à la famille vers une approche favorisant le développement des compétences parentales. 

« Info-Santé aurait fait un signalement, mais je ne sais pas pourquoi. Je sais que [les SPE], m’ont appelée pour me dire : “Assurez-vous qu’elle soit venue à l’urgence!”. Mais, cette maman-là, […] elle n’avait pas besoin de venir à l’urgence […] l’enfant était correct là. […] Puis en fait, ce que j’ai fait, c’est que j’ai donné des outils à la mère. » (Emily) 

Il semble donc exister, chez les personnes à qui l’obligation de signalement aux SPE est déléguée, un certain pouvoir discrétionnaire. La mobilisation du pouvoir discrétionnaire attribué au personnel soignant, c’est-à-dire la décision de signaler ou non une situation préoccupante aux SPE, ne remet pas en question la légitimité, la nécessité ou l’importance du signalement pour la protection des enfants. À ce titre, il est utile de noter que l’obligation de signalement aux SPE n’est pas activement contestée par les participant-es à cette étude. La décision de signaler concerne plutôt ses stratégies de mise en œuvre et surtout le motif raisonnable sur lequel devrait s’appuyer un tel signalement.  

Quel positionnement face aux pratiques de signalement?

Les sections précédentes ont fait état de l’agentivité du personnel soignant lorsqu’il est question de déterminer si un signalement aux SPE doit être réalisé. Les résultats de cette analyse situationnelle démontrent également un seuil de tolérance au signalement plutôt variable entre les participant-es. Nous avons donc souhaité approfondir l’analyse des dynamiques et des contextes de travail qui influencent ce seuil de tolérance. Nous identifions finalement cinq positionnements distincts à l’égard du signalement aux SPE (positionnements A, B, C, D et E). 

Schéma du rapport du personnel soignant au signalement au services de protection de l’enfance. Plan cartésien, « Importance accordée au signalement » en abscisses (de « --- » à « +++ »), « Capacité d’effectuer un travail de coordination » en ordonnées (de « --- » à « +++ »). Indique cinq positionnements : A en bas à gauche, E en haut à gauche, B au centre, C en haut à droite, D en bas à droite. La légende indique : « Figure 2. Carte positionnelle du rapport au signalement aux SPE selon différents contextes de pratique ».
Figure 2. Carte positionnelle du rapport au signalement aux SPE selon différents contextes de pratique 

Le positionnement E (le travail de coordination des soins peut parfois éviter le signalement) décrit un contexte dans lequel le personnel soignant possède une marge de manœuvre suffisante afin de coordonner et mobiliser les ressources nécessaires, minimisant ainsi le recours au signalement aux SPE. C’est notamment le cas des participant-es qui évoluent au sein d’équipes spécialisées caractérisées par une forte intensité de services, tels que les services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance (SIPPE) : « Les infirmières aux SIPPE sont parfois un peu moins stressées, parce qu’elles en voient plus [de situations difficiles]! » (Austin). 

À l’inverse, le positionnement D (il n’y a pas de mauvais signalement et il est nécessaire de signaler aux SPE dès la présence d’un doute) réfère à un contexte dans lequel le personnel soignant est particulièrement limité dans sa capacité à réunir les conditions nécessaires pour mettre en place un filet de sécurité, comme c’est le cas au sein des services d’urgences, où le signalement aux SPE constitue un outil d’intervention plus courant.  

Le positionnement B (le signalement est nécessaire lorsque peu de leviers d’intervention sont possibles) réfère à un contexte clinique dans lequel des leviers d’intervention alternatifs sont présents, sans toutefois s’intégrer dans les habitudes et au quotidien de la pratique soignante. 

Il existe également des situations plus problématiques, lorsque le personnel soignant se retrouve dans l’impossibilité d’effectuer un travail de coordination des soins tout en étant confronté à une importante précarité socio-économique (positionnement A, la précarité sociale et économique atténue l’obligation de signalement). Cela a pour effet d’atténuer l’importance accordée au signalement ou, à tout le moins, de soutenir la remise en question de sa fonction sociale.  

À l’inverse, le positionnement C (le signalement s’inscrit dans le continuum de soins et de services destinés aux enfants et à leurs familles) décrit une culture d’intervention où le signalement est approché comme un outil parmi l’offre de services auprès des enfants et leurs familles : « Disons qu’il y a des gens qui ne sont pas à l’aise, dans certaines situations. Quand ils vont signaler, pour eux, ils ont fini leur travail. Donc, c’est un outil d’intervention. [Les SPE deviennent] leur outil. » (April). Ce positionnement accorde une moins grande importance au principe de dernier recours, et peut aussi miser sur les pratiques d’auto-signalement des familles. 

L’ensemble de ces positionnements permettent de mieux saisir la complexité des relations entretenues entre les contextes de travail et la place qu’occupe le signalement aux SPE au quotidien de la pratique clinique. Ces relations ne sont toutefois pas causales et le positionnement du personnel soignant peut également varier au fil des situations rencontrées. En outre, bien que cette carte positionnelle nous informe de l’importance des dynamiques de travail sur l’agentivité du personnel soignant, elle ne rend pas totalement compte de la place qu’occupent les valeurs personnelles et professionnelles dans la prise de décision à l’égard du signalement aux SPE d’un enfant dont la situation est préoccupante (Lines et al., 2020). Il s’agit d’une limite de notre étude qui pourra faire l’objet de plus amples recherches. 

S’éloigner du légalisme

Dans cet article, nous avons décrit certaines caractéristiques de la vigilance clinique du personnel soignant œuvrant auprès des enfants et leurs familles, qui semblent influencer leur décision de procéder à un signalement. Au-delà des indicateurs mesurables et observables de la maltraitance, il a surtout été question de la propension des pratiques de soins à répondre aux besoins de l’enfant. C’est dans ce contexte, à l’exception des situations d’abus physique ou sexuel, que le travail de coordination des soins semble agir comme un vecteur d’atténuation à l’égard de la décision de signaler une situation préoccupante aux SPE. Ce travail de coordination se positionne toutefois au sein d’une matrice organisationnelle complexe, puisque certains contextes de travail offrent des possibilités d’action supplémentaires au personnel infirmier, afin d’offrir un soutien adapté aux enfants et à leurs familles en fonction des difficultés rencontrées. Au contraire, d’autres contextes laissent très peu de marge de manœuvre au personnel soignant à cet égard. 

Le seuil de tolérance au signalement est donc susceptible de varier, allant d’une sensibilité accrue à une sensibilité amoindrie, en fonction de la capacité du personnel soignant à effectuer un travail de coordination pour mieux répondre aux besoins des enfants et de leurs familles. Le degré de précarité socio-économique dans lequel évoluent les membres de la communauté environnante, tout comme le contexte historique expliquant leurs relations avec les SPE, semblent également exercer une influence sur ce seuil de tolérance.  

Bien que cet article en vienne à nuancer ce qui caractérise la mise en œuvre de l’obligation de signalement aux SPE, cette description reste incomplète. L’une des pistes à explorer serait celle du signalement aux SPE analysé comme étant également une action morale, en s’intéressant aux différentes formes qu’emprunte le positionnement éthique des intervenant-es à cet égard. Cette perspective serait susceptible de nous éloigner du légalisme qui caractérise les enjeux de protection de l’enfance, limitant trop souvent le rôle des professionnel-les de la santé à l’application de normes abstraites au détriment d’une reconnaissance de leur agentivité. 

Notes

  1. « Organising work refers to those everyday elements of nursing practice concerned with the coordination and organisation of patient care. It is related to but distinct from direct patient care and nursing management. Whereas the former is patientfocused and the latter is primarily unitfocused, organising work is “care trajectory” focused. » (Allen, 2019, p. 5)

Références

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