Le cercle de l’exclusion sociale : casse-tête

Quelles sont les implications sociales et économiques d’avoir, littéralement, une sous-population de « prisonniers politiques de la pauvreté et de l’exclusion » au sein de notre société dite démocratique, progressiste, libérale et égalitaire ?

Je dis bien « prisonniers », parce que pour la majorité d’entre eux, sans des conditions socio-économiques de vie plus favorables et une aide adéquate (par exemple, l’accès à un logement abordable et salubre, des conditions d’embauche et de travail équitables), il est presque impossible de se « sortir » de l’exclusion sociale, qu’ils y soient tombés à un moment de leur vie ou qu’ils y soient nés. Sans parler des facteurs aggravant les conditions de vie comme le profilage racial et social que certains subissent.

Pour plusieurs, la possibilité de ne jamais intégrer ou réintégrer la matrice socioéconomique est réelle. Ils n’osent même pas penser à leur avenir et ne font que survivre, jusqu’à ce qu’ils meurent ou, au mieux, qu’ils soient pris en charge par l’État via l’emprisonnement ou l’hospitalisation. En moyenne, chaque année, en dix ans d’itinérance (qui est une forme avancée d’exclusion sociale), j’ai vu deux personnes de mon entourage immédiat mourir dans la rue. Sans compter celles qui ont été incarcérées ou hospitalisées à répétition pour nulle autre raison que les conséquences directes ou indirectes de leur pauvreté qui, en fait, découle de leur exclusion sociale.

Pots cassés

Quelles sont les causes de ce phénomène social qu’est l’exclusion et pour qui cela peut-il avoir des conséquences ? En quoi la société et ses membres peuvent-ils bénéficier de l’inclusion de toutes ses parties constituantes ? Plus particulièrement, quels sont les coûts sociaux et économiques de cette exclusion pour l’État ?

Dans le cas de décès prématurés ou de problèmes de santé causés par les conséquences directes ou indirectes de l’exclusion sociale, nous pouvons parler d’une perte en capital social et de conséquences morales pour la société. Dans le cas de la prise en charge des individus par l’État, qui est aussi une conséquence directe ou indirecte de l’exclusion sociale, nous pouvons parler d’un fardeau important pour les finances publiques. Plusieurs pourraient facilement passer du stade de « parasite économique » à celui de contribuable si nous leur faisions tout simplement un peu de place sur la scène économique. Les mêmes infrastructures qui visent à combattre l’exclusion socioéconomique au sein de notre société empêchent plusieurs personnes qui le veulent d’apporter une contribution sociale. Le système d’aide sociale ainsi que la structure économique basée sur un capitalisme de performance, de compétition et d’exploitation irresponsable devraient être repensés de fond en comble. Des entreprises s’installent dans une région, exploitent les ressources, empochent les profits et s’en retournent, laissant à la finance publique le soin de ramasser les pots cassés.

Ces facteurs contribuent à créer une économie du marché du travail déséquilibrée. On peut, par exemple, observer des gens occupant trois emplois, tandis que d’autres en demeurent systématiquement exclus. Il y a aussi des gens qui aimeraient travailler à temps partiel, mais qui se voient dans l’obligation de rester à l’aide sociale pour diverses raisons. Ces gens ne sont pas des « bougons », comme la culture capitaliste élitiste dominante aimerait le faire croire. C’est le déséquilibre du marché du travail et l’inefficacité du système d’aide sociale qui sont à blâmer. Les emplois sont précaires et temporaires tandis que le système d’aide sociale est totalitaire : soit vous travaillez, soit vous êtes sur l’assistance sociale. Cela force bien des gens à rester sur l’aide sociale malgré eux.

Bien sûr, un système d’aide sociale plus efficace coûterait plus cher à court terme, mais l’investissement initial nous reviendrait en termes de baisse des coûts reliés aux soins de santé et de services sociaux. Une société plus inclusive et égalitaire aurait un taux de criminalité moins élevé et une population en meilleure santé psychique et physique, réduisant ainsi les frais énormes que ces problèmes peuvent engendrer. Une étude pancanadienne a révélé que chaque dollar investi dans la petite enfance, que ce soit en termes d’éducation parentale ou de programmes sociaux — par exemple, le programme O.L.O (programme qui fournit gratuitement des œufs, du lait, du jus d’oranges ainsi que des suppléments minéralo-vitaminiques aux femmes enceintes qui vivent avec un faible revenu) — ferait économiser sept dollars à l’État en frais de services sociaux prodigués au fil du parcours de vie d’un individu.

Amalgame

Dans le combat contre l’exclusion sociale, deux aspects sont à considérer si nous voulons réussir à réduire l’ampleur de ce phénomène au sein de notre société. Premièrement, nous devons créer un système d’aide sociale plus efficace dans la réalisation de son mandat, mandat qui devrait être d’aider les individus à réintégrer la matrice socioéconomique si elles en ont malencontreusement été exclues à un moment donné. Deuxièmement, nous devons travailler à créer des conditions de vie qui ne produisent pas, systématiquement, autant d’exclusion sociale. À quoi bon « sortir » de l’exclusion cinq personnes alors que, simultanément, à cause des conditions socioéconomiques, politiques et sociales, dix autres « tombent » dans l’exclusion ?

De plus, il y a fort à parier que la culture de notre société pourrait bénéficier grandement d’une véritable intégration et interaction avec ses marginalisés. L’amalgame social et culturel pourrait contribuer à créer une société plus forte, plus stable et plus durable. N’oublions pas que ces individus se sont retrouvés en marge de la société dominante parce qu’il n’y avait pas de place pour eux au départ, tels qu’ils sont. Voici une façon de se représenter la chose : la société est comme un casse-tête complexe. Nous pouvons voir chaque membre comme une pièce individuelle de ce casse-tête. Comme nous pouvons le constater actuellement, ce casse-tête est incomplet et imparfait. Il y a apparemment des pièces en trop mais aussi, des pièces manquantes. Le modèle actuel d’intervention sociale est comme une personne qui tente d’uniformiser ce casse-tête en découpant systématiquement les pièces qui ne « font » pas et en essayant de les rentrer de force dans « l’image » que l’on peut se représenter de la société. Pourquoi ne pas mettre alors les ciseaux dans le casse-tête lui-même ?

Se regarder en face

Il serait peut-être plus productif que nos décideurs adoptent une réflexion moins ethnocentrique. La société actuelle, que ce soit au niveau politique, social, mais surtout, économique, ne semble pas avoir ni la volonté, ni le courage de se regarder en face et de remettre certaines de ses valeurs et de ses modes de fonctionnement en question, entre autres, les méfaits de la mondialisation de l’économie. J’ai la profonde conviction que si nous faisions un travail collectif de réévaluation de nos valeurs, de redéfinition de notre culture (peut-être moins basée sur le libre-marché capitaliste) mais surtout, de réappropriation de notre pouvoir social, politique et démocratique, non seulement il y aurait beaucoup moins d’exclusion sociale, mais la qualité de vie des gens « intégrés » augmenterait de façon substantielle.

En effet, la dichotomie engendrée par le côtoiement quotidien des « biens nantis » (des « normaux ») avec les exclus ou les exploités est une source de malaise général dont il ne faut pas sous-estimer les conséquences négatives potentielles sur la cohésion sociale (dont la criminalité) et sur l’équilibre psychosocial individuel. Il ne s’agit peut-être pas d’éliminer complètement les inégalités sociales, mais de réduire ou de ralentir cet écart entre « bien-portants » et exclus, qui croît de manière quasi exponentielle. Ceci pourrait contribuer à éviter, ou même reporter, un effondrement général de nos structures socioéconomiques.

Plutôt que de chercher uniquement à réduire la marginalisation et la stigmatisation qui accompagnent l’exclusion de certains par des programmes d’ « apports extraordinaires » à leurs conditions de vie et d’autres campagnes publiques de sensibilisation, nous aurions beaucoup plus à gagner à trouver un moyen de changer les conditions socioéconomiques qui engendrent, directement ou indirectement, l’exclusion sociale, par exemple, en augmentant le salaire minimum.

Après avoir été mis en marge ou au rancart par leur entourage et la société, par destitution ou institutionnalisation, sous le joug de la « réhabilitation socioéconomique », ces personnes sont relancées dans une société qui ne leur fait toujours pas une place véritable et permanente. Leur marginalisation n’est que le symptôme de la stigmatisation engendrée par le manque d’une place fondamentale pour eux au sein de la matrice socioéconomique.

Nous pouvons déployer ressources financières et programmes gouvernementaux pour les aider à ce qu’ils s’en « sortent », mais si nous continuons à leur refuser une place légitime au sein de la société, que ce soit par inadvertance culturelle ou par maladresse politique et administrative, cela ne fera qu’exacerber leur niveau de stigmatisation. En retour, cela ne fera qu’approfondir leur exclusion sociale, créant ainsi un cercle vicieux.

Nous devons passer du modèle « charitable » de protection socioéconomique à un modèle « empathique » d’inclusion sociale pour obtenir un meilleur rendement sur l’investissement des programmes d’aide sociale, d’aide à l’emploi et de réhabilitation psychosociale.