Le cercle de la vie : rencontre avec Annie Bearskin et Hélène Denoncourt

« Quand j’ai perdu ma soeur d’un cancer du sein, avec mes parents, qui avaient perdu leur enfant la plus jeune, il nous était impossible de rester dans le village. Mes parents surtout, ils se retrouvaient toujours en forêt, cherchant de l’air frais, du travail manuel, de longues marches. Ils avaient besoin de se retrouver. »

« C’est la seule place [la nature] où je peux aller et me reposer, reprendre des forces. Survivre, même sans électricité. Il y a différentes choses que tu peux y faire. Prendre une roche, la faire chauffer, profiter de la vapeur qui s’en échappe. La nature est une place pour se ressourcer. La nature est tellement forte. »

« Je ne peux pas croire ce qu’on ressentait quand on était là-bas [au camp]. C’était la paix totale. Il n’y avait aucun son. Pas de téléphone, pas de télévision.  C’était merveilleux. Nous étions là pour deux semaines. Nous voyions tout. Les caribous, les abeilles voler. C’était « the nature’s show ». C’était quelque chose. Nous devons y retourner à chaque printemps. Même si nous devons travailler fort car il faut aller chercher l’eau, couper le bois, mais c’est tellement beau. On en devient vite accros. » 

Annie Bearskin

Ces propos ont été recueillis au mois de novembre 2008, dans un hôtel parmi tant d’autres du centre-ville montréalais. Dans cet établissement se tenait un congrès comme il s’en tient probablement quelques centaines chaque année. Cette fois, par contre, ce congrès avait quelque chose de différent. Pas tant à cause de son sujet que de sa structure.

Cette réunion sur les enfants Cris avec des besoins spéciaux et souffrant de divers déficits n’était pas une réunion du type académique, avec des gens bardés de diplômes. C’était davantage un rassemblement, un « gathering », avec des enfants courant à travers la pièce, des grands-mères berçant tranquillement leurs petits-enfants, des gens de tout âge racontant leurs histoires et quelques scientifiques et professionnels. Afin de mieux comprendre la santé chez les Cris, nous y avons rencontré deux femmes, Annie Bearskin, secrétaire exécutive pour le directeur de l’éducation de Chisasibi, une communauté crie du nord du Québec, ainsi qu’Hélène Denoncourt, infirmière clinicienne qui travaille sur le territoire de la Baie James, qui participaient à cette rencontre afin de faire connaître la leucoencéphalopathie et l’encéphalite crie (LEC ou EC).

Pour Annie Bearskin, la santé ne désigne pas que le bien-être physique, mais également le bien-être spirituel, qu’elle rassemble sous le terme de « cercle de la vie ».  La conception de la santé chez les Autochtones serait justement « naturellement holistique », selon Hélène Denoncourt, contrairement à celle chez les Non-Autochtones, qui serait « plus fragmentée ». Elle continue: « Nous [parlant des Non-Autochtones] avons découvert il y a une vingtaine d’années à peine que les problèmes de santé ne sont souvent pas que physiques. Souvent, il y a d’autres éléments, de nature spirituelle par exemple. Chez les Cris pourtant, cela a toujours été considéré. Tout est perçu comme un cercle, une continuité : les saisons, les générations. C’est leur vision de la santé communautaire, ça inclut la famille. Ici, il s’agit d’une découverte récente. Chez les Cris, ça a toujours été comme ça ».

Tous  les membres de la communauté peuvent être impliqués dans la définition du problème et sa résolution. Hélène Denoncourt souligne que dans les conférences organisées par les Cris, « tous peuvent entendre et être entendus. Je suis certaine que si tu vas à une conférence de Non-Autochtones, peut-être que certaines familles seront invitées à parler mais tu vois, ici, c’est moitié-moitié. Ça fait partie de l’idée du cercle de la communauté; d’avoir tout le monde ».

Connues également sous le nom de Awaash Aahkusuwin Aakaa Chii Nitikulaach ou « Maladies infantiles ne pouvant être guéries », la leucoencéphalopathie et l’encéphalite cries, qui désignent ces formes de mutations présentes dans le village de Chisasibi situé à l’est de la Baie James, y sont la cause première de mortalité infantile. Même si elles ont été observées dans la communauté depuis plus de quarante ans, c’est seulement en 1980 que le diagnostic a été posé. La Fondation Eeyou Awaash, petite organisation de parents, grands-parents, frères, soeurs et amis ayant perdu des enfants de la CLE et CE, a travaillé avec la communauté à récolter des fonds pour financer la recherche et supporter financièrement les familles touchées. Grâce à leur implication, des recherches en laboratoire ont commencé en 1996 et, en 2002, le gène responsable a été identifié. Comme pour les maladies du Lac Saint-Jean, il s’agit de maladies, transmises de génération en génération.

Maintenant que ces deux maladies sont identifiées, un service d’éducation et de dépistage des porteurs est offert par le service de la Santé publique du Conseil Cri de la santé et des services sociaux. Les tests pour identifier les individus porteurs du gène de la LEC ou EC sont envoyés et analysés à l’Hôpital Sainte-Justine de Montréal. Un test de dépistage prénatal est aussi offert pour les couples de porteurs. Aucun traitement n’est toutefois disponible pour l’instant. Les seules actions pouvant être portées visent à soulager les jeunes patients de leur douleur. Par exemple, la Fondation peut fournir le transport aux membres de la famille désirant accompagner l’enfant atteint à Montréal.

Les membres de la Fondation travaillent en étroite collaboration dans ce projet qui leur est propre, ce qui est plutôt rare selon Hélène Denoncourt : « parce que le programme n’était pas en premier lieu une initiative du Ministère de la santé et des services sociaux, mais une initiative de la population. Les membres de la fondation se sont par la suite mobilisés, ils ont fait des demandes auprès du Conseil Cri de la santé et des services sociaux et maintenant, il s’agit d’un programme de santé subventionné. (…) C’est donc possible la proche collaboration entre communauté et services publics. Ça n’existe pas beaucoup et la Fondation en est un bon exemple ». Comme Annie Bearskin le souligne, l’attitude des Cris envers la médecine est habituellement considérée comme non-proactive : « nous laissons les choses aller. C’est dans notre nature d’observer. Mais, la Fondation est plus proactive. Les gens réalisent davantage ce qui se passe et posent plus de questions. Plus de choses sont en train de bouger. Nous ne pouvons pas juste nous croiser les bras. Quelques-uns commencent à se questionner. Ils adaptent ça à leur culture. Ils changent la culture. » L’usage de la radio locale représente une façon directe de communiquer et d’informer les gens et facilite cette nouvelle prise en charge. Les gens intègrent l’information et en discutent. Outre la diffusion au sein de la communauté, ce médium facilite également la communication entre les communautés.

Afin de financer la Fondation, il y a quelques années, des individus ont organisé un grand périple. L’idée est venue du Conseil des jeunes qui désirait recueillir de l’argent pour les familles avec des enfants ayant des besoins spéciaux. Ses membres ont planifié une tournée des neuf communautés cries en raquettes. Pour Annie Bearskin, plus qu’une simple randonnée, ce voyage en nature aura permis de « soigner », d’apaiser la douleur, de libérer l’esprit de ceux ayant perdu un enfant, un neveu ou un voisin : « La journée d’avant [dans cette conférence], souligne Hélène Denoncourt, les participants l’ont passée à parler de la nature, comme une place où se ressourcer, où chercher du réconfort. Je crois qu’il s’agit d’une part importante de la guérison et aussi pour apaiser les aidants naturels. C’est clair que lorsqu’ils reviennent d’un séjour en nature, ils ont vécu quelque chose de très fort. »

Au-delà des propriétés médicinales des plantes, la nature devient source d’énergie : « C’est sûr que c’est plus difficile d’avoir accès à Montréal à cette énergie. Car oui, il s’agit vraiment d’un genre d’énergie. Plusieurs, comme moi, vont et viennent entre le sud et le nord du Québec.  Lorsqu’on a connu la nature un peu extrême des régions éloignées, c’est comme une drogue, c’est comme si on ne pouvait pas s’empêcher d’y revenir. Vous savez, la nature là-bas, elle est magnifique et tout. Jamais vous ne trouverez quelque chose d’aussi sauvage, d’aussi fort que les régions nordiques et toute leur énergie. C’est quelque chose de très spécial. C’est fantastique. C’est comme si, à un certain point, ça devient un besoin. »