L’après-séisme en Haïti : le reflet du miroir

La réalité de l’après-séisme nous frappe en plein visage et révèle ce que plus d’un ont voulu fuir : la laideur de la pauvreté et de la misère, l’abandon de centaines de milliers de familles dans des zones en déréliction, le fossé entre riches et pauvres, entre nos élites politiques et économiques et le reste de la population. Le spectacle de ces tentes de fortune, de ces taudis, de ces enfants, de ces femmes enceintes, de ces vieillards, de ces personnes handicapées bref, de ces familles qui dorment à la belle étoile, sans espoir de se reloger dans une maison un jour, vient nous rappeler une fois de plus que nous ne sommes pas dans une république. La réalité sociale de notre pays ressemble à une jungle où règne le darwinisme. On ne peut pas parler d’universalité des droits. Malheureusement, cela ne commence pas avec le séisme du 12 janvier et je crains que cela ne s’envenime davantage compte tenu de l’attitude des autorités.

L’abandon des populations établies dans les campements est le reflet d’un abandon plus profond, se traduisant, au plan structurel, par le non-respect des droits sociaux, économiques et culturels de la population des bidonvilles. C’est aussi l’expression d’une citoyenneté fragmentée au sens où ces personnes disposent des libertés civiles et politiques et les exercent. Quand on en vient aux droits de vivre dans des logements décents, de manger à leur faim, de se faire soigner quand elles sont malades, de se vêtir décemment, de participer aux activités économiques de leur pays sans se faire exploiter, de pratiquer leurs croyances sans se faire harceler par d’autres sectes, ces droits ne sont pas respectés. Leur citoyenneté est fragmentée puisqu’elles ne peuvent jouir que d’une partie de leurs droits. Les programmes de soulagement de la pauvreté comme les cash for work, les food for work ou ces fameux programmes de micro-crédit individualisés visent davantage à renforcer l’individualisme et la concurrence qu’à promouvoir les alternatives collectives. L’après-séisme devrait créer une opportunité pour qu’elles recouvrent leur citoyenneté. Il questionne la possibilité que se réduisent les inégalités sociales et que le pays retrouve sa souveraineté fragilisée.

Toutefois, la course aux profits sans contrôle, le renforcement de l’oppression sur les pauvres avec la hausse des prix des produits de première nécessité, la corruption et le court-circuitage des structures publiques étatiques par les puissances internationales pour réaliser des opérations jusque-là inexpliquées à la population sont des indices selon lesquels l’après-séisme ne sera pas une opportunité de changement ou de transformation de notre système de société. Les habitants, traumatisés, sont plongés dans l’attentisme et la fatalité.

Le cumul

Attentisme, individualisme excessif, mentalités d’assistés, les mots ne manquent pas pour traduire les attitudes de la population des campements et des quartiers populaires. Les personnes sinistrées manquent d’eau potable, de médicaments, de nourriture, d’accessoires de toilette et ont besoin de tentes pour se loger. Parmi elles, il faut citer celles qui se trouvent dans les villes ébranlées par les conséquences du séisme, qui sont physiquement frappées ou affectées en raison de la perte d’êtres chers et de leurs biens. Mes observations m’ont permis de constater l’hétérogénéité de la population et des activités auxquelles elle s’adonne : vente de nourriture, de cigarettes, de piles, d’eau potable et d’alcool dans des commerces de fortune, vente de services cosmétiques, de manucure et de pédicure, recharge des téléphones portables à l’aide de génératrices, cela dans un véritable fétichisme du commerce de détail. Des femmes se prostituent à proximité de certains campements ; des armes et de la drogue sont en circulation. Dans les quartiers où il n’y a pas de campement, les gens dorment à la belle étoile sous des tentes, des couvertures ou à même le sol au beau milieu d’une ruelle. Le soir, c’est le temps de la prière. Les gens chantent, dansent, répètent des psaumes et font des prédications. Les adeptes du protestantisme (baptistes, pentecôtistes et adventistes, entre autres) voient dans ce séisme le signe de la colère de Dieu. Leur message s’adresse aux non-convertis et aux catholiques, ainsi qu’aux vodouisants, particulièrement visés et accusés d’être les serviteurs de Satan.

Dans les quartiers populaires comme dans les campements, les populations manifestent ce que Séguier et Dumas (2004) appellent des « conduites dissociées ». Chacun essaie de trouver des solutions à ses problèmes personnels : se loger, manger, se faire soigner, accéder à l’eau, se laver, donner à manger à ses enfants. Tous semblent avoir la préoccupation d’entreprendre des activités informelles de commerce devant l’absence de l’État et l’incapacité des organisations de la société civile et des ONG de répondre aux besoins de la population. La foi, la résignation et les assemblées de prière semblent constituer le principal référent des pauvres. Ils n’ont d’autre groupe d’appartenance que l’Église. L’avenir, le lendemain, tout est soumis à la volonté de Dieu et les « à demain » sont accompagnés d’un si « Dieu veut ». À la suite de ce tremblement de terre, beaucoup de gens croient qu’ils ont été épargnés par la grâce divine ; comme si Dieu n’avait pas voulu faire grâce à ceux qui sont morts.

Certaines personnes à qui j’ai parlé dans les quartiers populaires et les campements sont réticentes à participer à la formation d’organisations populaires. À Village de Dieu, bidonville situé en bordure du quai de Port-au-Prince, Jonas, un père de famille dont la maison a sombré au cours du tremblement de terre affirme :

« Je ne suis pas intéressé à participer à aucune forme d’organisation, parce que les organisations aident à résoudre seulement les problèmes d’une personne. Tu t’inscris à une organisation, puis le dirigeant de cette organisation entreprend des démarches ; si elles aboutissent, c’est pour lui, sa famille et ses amis que ça va fonctionner, ce n’est pas pour moi. Je ne suis pas intéressé par l’organisation. »

Cela me rappelle ce que quelques habitants de Cité de l’Éternel m’ont dit, il y a plus de deux ans, quand je faisais mon enquête de terrain lors de ma thèse. Eux, qui avaient préalablement participé à la formation d’un comité de quartier, semblaient le regretter pour les mêmes motifs. Maurice utilise la métaphore de l’oeuf pour expliquer le sort des participants aux rencontres organisées par les responsables des associations :

« Ils viennent ici nous dire : ‘mon cher, nous allons organiser une réunion’, ils vous disent qu’il y a un travail qui va démarrer, la réunion aura lieu tel jour à telle heure. Ils vous disent qu’il y a quelque chose qui va se faire et qu’ils aimeraient que tout le monde participe. Mais quand ils vous disent cela, vous pourriez croire que c’est vrai. Vous pouvez marcher jusqu’à trois semaines dans des réunions. Mais quand tout est prêt pour que vous participiez vraiment, ce sont trois à quatre personnes, des gens portant des chaussures en cuir et des vêtements de tissu qui participent. Ces gens sont écoutés, mais vous, vous n’êtes plus appréciés. Alors vous, quand vous le voyez comme ça, vous dites ‘donc je ne vais pas participer’. C’est comme une poule qui a pondu des œufs et qui n’a pas de poussin. Elle se lève sans ses poussins. C’est ainsi que nous vivons nous-mêmes. »

Le refus de ces personnes de participer à des associations s’explique en partie par la corruption au sein même des comités de quartier qui militent seulement pour obtenir le financement de microprojets, c’est-à-dire des projets à portée très limitée pour le bidonville. En général, ces projets sont gérés par le comité de quartier lui-même. Outre la déception consécutive à la participation à un comité de quartier, il y a la foi prometteuse d’un lendemain meilleur et l’intériorisation des valeurs dominantes telles que tout moun pa ka rich (tout le monde ne peut pas être riche), m pa fè politik (je ne fais pas de politique), kapab pa soufri (les courageux ne souffrent pas) et « tout à Jésus ». Ainsi, les populations marginalisées se versent dans la fatalité, le « Bon Dieu Bon », les « conduites-refuges » comme, par exemple, le jeûne, la prière, l’absence de participation à des actions politiques et le manquement aux devoirs civiques. Cet attentisme est nourri à la fois par certaines ONG et par les transferts d’argent et de nourriture de la part des parents ou des amis de l’étranger. Ainsi, une partie de la population développe un habitus de la fatalité et de l’attentisme vis-à-vis de l’autre, soit Dieu, l’État, des parents et des amis à l’étranger ou encore, des ONG. Une mentalité d’assisté se développe de plus en plus.

Les populations marginalisées ne sont pas les seules à développer cet attentisme. L’État, les partis politiques et certaines organisations de la société civile se révèlent dépendants de la solidarité de la communauté internationale pour réaliser leurs activités. Pour élaborer le budget national de la République, organiser des élections à quelque niveau que ce soit, construire un pont ou des latrines pour des populations en milieu rural, pour collecter des ordures ou drainer des égouts dans des quartiers populaires, nous sommes dépendants de l’aide internationale. Pour participer à des élections, organiser une campagne électorale quelconque ou des activités internes au parti, là encore, il faut des dons de l’international. Pas possible de militer, défendre des droits sociaux ou environnementaux, intervenir en faveur des groupes marginalisés sans cette aide externe. Ce pays, notre « Haïti Chérie », donne l’impression que ses habitants sont radins ou pauvres et qu’ils ne prennent pas d’initiatives de collectes de fonds. Pas d’organisation de téléthons ou de marathons dans le pays ; d’autres pays le font pour nous. Les Haïtiens sont systématiquement présentés comme les plus pauvres de l’Amérique et pire, classés parmi les plus corrompus. Pauvres, dépendants, attentistes et corrompus : ils cumulent tous les maux.

Universités sans ressources

Le tremblement de terre du 12 janvier ne fait que nous renvoyer en plein visage une réalité que nous avons toujours essayé d’occulter : l’exclusion, la marginalisation, la faiblesse de nos institutions (particulièrement de l’État), notre dépendance vis-à-vis de l’autre, communément appelé Blan an (le Blanc) et cristallisée à travers le portrait de l’Américain impérial, puissant, intelligent et rationnel, à côté duquel sont rangés de plus en plus le Canadien et le Français. C’est vrai, le tremblement de terre du 12 janvier est une catastrophe. Il a coûté la vie à plus de 217 000 personnes et laissé plus d’un million de personnes sans domicile, 4 000 estropiées et plus de 350 000 blessées.3 Après ce séisme, les critiques fusent de toutes parts contre le chef de l’État qui a mis plus de 48 heures avant de s’adresser à la nation. Je me demande alors : le Président de la République a-t-il déjà eu, auparavant, à rendre compte devant la nation ? S’est-il déjà adressé à elle, ne serait-ce que par simple formalité ? D’autres chefs d’État avaient-ils, avant lui, instauré une culture de dialogue fondée sur le respect et la transparence avec la population ? J’en doute.

Considérons, par exemple, le cas du système universitaire haïtien depuis le séisme. La majorité des techniciens et des scientifiques qui interviennent sur le terrain ou dans la sphère des médias sont formés dans des universités étrangères. Certaines de ces universités ont même délégué des équipes de chercheurs spécialisés dans plusieurs domaines. Cependant, nos universitaires, il me semble, n’ont pas été à la hauteur de la tâche. Des facultés se sont effondrées, des morts sont déplorées, des messes ont été chantées. Il n’y a eu aucun débat au sein du système sur cette catastrophe. Certaines universités ne sont même pas en mesure de dresser un bilan des pertes, voire d’organiser une cérémonie en mémoire des morts et des disparus. L’Université d’État d’Haïti est un exemple éclairant. Depuis plus d’un an, sa faculté de médecine, la seule équipée d’un hôpital, est fermée. Des médecins de partout sont venus nous porter secours. Beaucoup d’amputations ont été faites, on a parlé de médecine de guerre, des publications sont parues dans des journaux étrangers sur cette thématique. Combien y a-t-il de conférences, de prises de position ou de publications de la part des médecins haïtiens ? On ne demandera pas à notre système universitaire ce qu’il n’a jamais eu. Je pense que nous avons eu, bien avant le 12 janvier, un système universitaire à l’image des institutions de ce pays, composé d’universités sans ressources, sans structures de recherche, qui est, paradoxalement, en train de suivre la voie de la « mercantilisation », notamment avec la prolifération de ces « universités-borlette », comme c’est le cas dans l’enseignement classique.

Rompre et inventer

Le reflet du miroir avec ce tremblement de terre devrait servir d’avertissement ou de rappel de ce que nous devrions être, de ce que nous ne sommes pas et surtout, de ce que nous devons faire. On parle de reconstruction ; je crois qu’il ne s’agit pas seulement de reconstruire : il faut inventer. La reconstruction ne doit pas être seulement une reconstruction physique des édifices détruits. Il faut inventer de nouvelles pratiques sociales centrées sur le collectivisme, la solidarité sociale à l’intérieur même des quartiers et entre ceux-ci, combattre cet individualisme excessif et la corruption à tous les niveaux, « déconstruire » les structures à la fois mentales et objectives de cette dépendance qui nous avilissent aux yeux du monde. Partis politiques, organisations de la société civile, ce qui reste des organisations populaires, tous les efforts doivent être conjugués pour lutter contre cette mentalité d’assistés et d’incapables.

Le tremblement de terre du 12 janvier nous met à nu devant nos lacunes, nos faiblesses. À cet égard, notre système universitaire mérite d’être renforcé. Il faut absolument investir dans la recherche et redéfinir les liens entre l’Université et l’État, notamment en matière de définition des problèmes sociaux, de lutte contre la pauvreté ou d’élaboration des politiques publiques. Je veux le répéter, pour finir, il ne faut pas seulement reconstruire, il faut aussi rompre et inventer. La reconstruction comporte un contenu matériel et symbolique. Il faut rompre avec certaines pratiques et inventer de nouvelles façons de construire une société fondée sur la reconnaissance de la capacité de l’autre de participer, de proposer et de bénéficier. En vue d’une nouvelle société fondée sur la justice sociale, il faut donc reconnaître et redistribuer. Reconnaissance et redistribution signifient que nous avons besoin d’une plus grande présence de l’État à travers, notamment, les services publics. La reconstruction implique l’inclusion de tous, tout en tenant compte de l’équité de la participation et de ses bénéfices pour les participants. Elle implique enfin une nouvelle redéfinition de la citoyenneté qui tienne compte des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. L’après-séisme a révélé de manière éclatante que la majorité de la population n’a jamais joui pleinement de ses droits sociaux et économiques, mais seulement d’une citoyenneté fragmentée. C’est cette image que nous renvoie le miroir.

Notes

1. Traduit du créole par l’auteur.

2. Traduit du créole par l’auteur.

3. Selon le dernier bilan officiel communiqué lors de l’écriture de cet article.

Références

Séguier, M. et B. Dumas (2004). Construire des actions collectives. Développer des solidarités, Lyon, Chronique sociale.