L’alchimie des mémoires : se réapproprier le passé

Ces longues files d’attente que l’on voit à l’hôpital n’ont rien à voir avec le caractère public du système de santé, mais tout avec les privilèges et monopoles historiquement concédés aux différentes professions médicales. Les arguments constamment déblatérés par les pouvoirs publics contre toute amélioration substantielle des conditions de vie des plus démunis  sont les mêmes qui ont servi aux possédants, depuis plus de deux siècles, pour résister aux mesures qui ont permis les plus grandes avancées sociales, telles que l’assurance-chômage, la gratuité de l’éducation, l’accessibilité aux soins, les pensions de vieillesse et les allocations familiales. Ces victoires sociales auraient été impensables sans un mouvement syndical ou populaire vigilant, sans la réaction positive des populations aux premières expériences en la matière, sans la dénonciation bruyante et patiente des conditions invivables dans lesquelles vivaient les classes populaires.

Savoir ces choses, évidentes à qui analyse sérieusement notre histoire, ne garantit pas l’avenir. Cela n’immunise pas contre les échecs éventuels dans notre lutte pour un monde meilleur. Mais savoir ces choses importe, énormément ; comme importe aussi le souvenir qu’on a de nos actions passées. Le passé ne nous donne pas de « leçon », il ne nous guide pas, il ne nous dit pas ce qui va arriver. Mais il constitue le socle, même fragile, même plein de trous de mémoire et d’histoire, sur lequel se bâtit l’action. C’est en réaction à la vision qu’on a de lui qu’on choisit d’inventer le nouveau. C’est la tête pleine de souvenirs, entrecroisés avec les connaissances acquises du passé, que nous prenons conscience du présent, de la profondeur de ses racines, des possibles qu’il ouvre à mesure que le passé se résorbe et se dissout dans la nuit des temps.

Se rappeler… Quel étrange réflexe pourtant que celui de retourner vers le passé, sur le révolu, pour le faire revenir, l’évoquer sinon l’invoquer, le solliciter pour les fins du présent, voire de l’avenir. Bien des penseurs postmodernes vous diront que c’est là un geste vain ou naïf, que l’action est bâtie sur l’appréciation du seul présent, qu’elle prend son sens fragile au sein du tourbillon des discours toujours relatifs, toujours changeants, et qu’espérer lire l’avenir au regard du passé ne fera qu’approfondir nos illusions de maîtriser le temps.

Et pourtant, nous nous souvenons comme nous respirons, entourés de gens et de choses qui ne prennent leur sens que dans leur incrustation dans le temps. Chaque personne, chaque objet qui nous touche ou nous concerne est un morceau de temps, d’histoire, de mémoire qui nous interpelle dans notre recherche de sens.

Le fil

Se rappeler, seul ou ensemble, de sa propre vie et de ce que nous avons fait, de son passé et de celui des choses et des êtres que nous côtoyons est en fait un réflexe fondamental sur lequel les sociétés ont imaginé leur durée. Cette re-construction du révolu est même le geste constitutif des sociétés anciennes, fondées sur l’injonction de respect de la tradition et sur la conviction du caractère cyclique des choses. Le tout se complique avec l’apparition de sociétés démocratiques axées sur l’avenir et fondées sur la conviction que celui-ci dépend non pas de forces surnaturelles, mais de la volonté et de l’agir des hommes et des femmes. Dans de telles sociétés, l’histoire et la mémoire deviennent bien plus que de simples repères : elles sont à la base de la construction de ce que l’historien Koselleck (1990) a appelé des « espaces d’expérience », par rapport auxquels peut se définir un horizon d’attentes, un ensemble d’aspirations où le changement des choses et des êtres s’imagine par rapport à la conscience que l’on a de ce qu’ils étaient.

L’opération mémorielle, tout autant que la pratique historique, se situe donc au cœur de la nécessité de faire sens du réel d’abord, et de l’action ensuite. Faire sens est en effet un pari sur le temps comme vecteur de la compréhension du réel qui nous entoure. C’est d’abord se réapproprier le passé dans lequel baigne toute chose, la replacer dans une épaisseur temporelle qui lui donne son statut d’existant. Se situer dans le temps est la seule façon de discerner la logique des situations, même accidentelles. D’abord, parce que savoir ce qui a changé dans un objet, une situation ou une personne permet, tout autant que le situer dans l’espace, de saisir sa spécificité, sa place, voire son destin, dans l’ordre des choses. Ensuite, parce que toute action, comme toute conception, se projette immédiatement dans le temps, qu’on peut interpréter comme un déroulement, comme un fil, souvent ténu, parfois problématique, toujours logique, qui permet de faire sens de la séquence des événements, en somme, de ce qui arrive.

L’action, individuelle comme collective, est donc engluée dans le temps, celui qui est révolu, celui qui passe, comme celui qu’on anticipe. C’est pourquoi la mémoire et l’histoire sont des dimensions incontournables de l’agir humain. Cela ne veut pas dire que le passé risque de se répéter sous le coup de notre ignorance et encore moins, que celui-ci détermine de quelque façon la résultante de nos actions.1 Simplement, le passé importe, énormément, et le rapport que l’on établit avec lui est au cœur de la transformation de l’avenir. L’interprétation que l’on fait du passé fait bien plus qu’éclairer le présent ; elle est la condition première de mise en cohérence de notre action, individuelle comme collective.

Explorateurs du révolu

Historiquement, ce travail de sens qui se fait sur le passé a pris deux formes : celle de la mémoire et celle de l’histoire. La première est souvent conçue comme plus primitive, instinctive ou spontanée, comme si le geste de se souvenir n’impliquait pas à prime abord une constante sélection de ce dont on se rappelle et son organisation dans une trame temporelle cohérente. La mémoire peut évidemment se trafiquer, voire se reconstruire au long de ce qu’on choisit d’oublier ou de raviver dans le matériel de nos souvenirs. Quand elle s’attache à un collectif et donc, quand elle constitue un récit commun du passé révolu, il devient alors encore plus facile de saisir son importance et sa force d’action. Ce que l’on retient en mémoire est en effet ce qui nous constitue comme unique dans l’espace autant que dans le temps. C’est pourquoi, par exemple, malgré les appels de certains apprentis-sorciers de la mémoire qui voulaient affiner, transformer ou améliorer la mémoire collective du passé québécois, la force de la trame mémorielle au cœur de notre existence collective est restée en grande partie intacte, comme le montre, au-delà des surenchères nationalistes ou politiques, la levée générale de boucliers contre la reconstitution de la bataille des Plaines. Il est aussi difficile de changer de mémoire que de changer d’identité.

L’histoire, pour sa part, est une autre sorte de travail sur le passé.2 Elle est constamment en phase de transformation, objet perpétuel de débat, confrontée à l’exigence de validité au cœur des disciplines scientifiques. Les historiens et historiennes sont comme des explorateurs du révolu qui constamment reconstituent la trame temporelle du réel dans tous les domaines de l’action humaine. La synthèse de ces expéditions dans le temps constitue elle-même un récit qui souvent se confronte à la mémoire quitte à, peu à peu, la transformer au rythme des exigences du présent.

La maîtrise du temps

Le passé, tant sous la forme de la mémoire que de l’histoire, peut constituer un poids, une contrainte, voire un empêchement d’agir. Il en est ainsi quand le passé devient leçon de chose, guide autoritaire de ce qu’il y a à faire, appel à la répétition ou au ressassement. Le passé se donne comme monolithique ou comme injonction de conformité quand il est approprié par tous les dogmatismes. C’est pourquoi le réflexe de se rappeler est si ambigu, voire si difficile à insérer dans l’action sur le présent. Le souvenir nostalgique des succès passés ou le rappel résigné des échecs sont autant d’éteignoirs qui se donnent comme legs incontournables ; d’où l’importance de réfléchir sur les façons dont on peut se réapproprier le passé dans l’action.

La notion de base ici est celle de construction. Cela ne signifie pas que le passé doive servir de prétexte au jeu facile des multiples reconstitutions soumises à l’imagination des gens, mais plutôt que le travail sur le passé passe toujours par l’interprétation de ce qui s’est produit. Le rapport au révolu est d’autant plus ouvert qu’il est impossible de l’atteindre immédiatement. Comme nous ne pouvons pas reproduire l’existant antérieur (à moins de le reconstituer artificiellement, ce qui est aussi une interprétation), certains pourront penser qu’il suffit de l’inventer au service d’une cause ou d’un projet donné.

Le problème est que le réflexe de mémoire, et a fortiori d’histoire, repose en grande partie sur l’exigence de vraisemblance. On ne se souvient pas de n’importe quoi et même si la mémoire peut nous tromper, même si nous pouvons interpréter de diverses façons la multitude de nos souvenirs ou archives, une trame minimale de cohérence et de fidélité à la réalité passée est essentielle. Le travail de faire sens à travers le passé implique donc une dialectique complexe entre la reconstitution, par l’esprit, de ce qui s’est passé, de ce qui était, et le travail de mise en cohérence de ces souvenirs ou traces du passé.

La chose est d’autant plus vraie quand on se place au plan du collectif et non de l’individuel. Le travail de la mémoire, ici, implique nécessairement un échange, une dynamique complexe de partage des expériences, qui aboutit à la conscience et à la conviction commune de ce qu’était le passé, de ce qu’implique le présent, de ce qu’annonce ou de ce que devrait être l’avenir.

La lutte à la pauvreté, le combat pour la survie et l’incroyable créativité des classes populaires au cœur de la transformation des démocraties depuis deux siècles, voilà aussi des objets de mémoire et d’histoire. La tâche de se réapproprier les conditions historiques de ces luttes demeure essentielle. Si les groupes citoyens en action ne saisissent pas leur mémoire comme leur histoire, ils seront saisis par elles. Car la maîtrise de l’avenir, en bien comme en mal, est avant tout la maîtrise du temps.

Notes

1 À cet égard, Santayana (1905) affirme que « ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à le répéter. »

2 Le travail de l’historien est différent, même si on ne peut totalement séparer histoire et mémoire, constamment entrelacées dans le travail de reconstruction du passé.

Références

Koselleck, R. (1990). Le future passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

Santayana, G. (1905). The Life of Reason, New York, Charles Scribner & Sons.