Normes genrées et rapports intimes : a vulnérabilité sexuelle des jeunes

Depuis les années 1990, plusieurs études présentent un portrait inquiétant de la santé sexuelle des jeunes de 18 à 25 ans, tant au niveau national que provincial. Par exemple, les femmes de ce groupe d’âge ont le taux d’infection de chlamydia le plus élevé au pays, d’environ sept fois plus que le taux national.1 Certaines statistiques indiquent par ailleurs que les jeunes autochtones, les jeunes immigrants et les jeunes LGBTQ au Canada sont fortement touchés par les infections transmises sexuellement et par voie sanguine (ITSS).  Le taux d’infection de chlamydia chez les jeunes autochtones – jeunes hommes et jeunes femmes confondus – est aussi d’environ sept fois plus élevé que le taux national.

Certaines études constatent une baisse des connaissances en matière de santé sexuelle chez les jeunes, tant pour ce qui a trait aux parties du corps qu’aux moyens de transmission des ITSS (Dubé, 2014). De plus, les jeunes femmes révèlent, en grande majorité, un haut taux d’insatisfaction par rapport à leur vie sexuelle ainsi qu’un faible pouvoir de négociation avec leur partenaire dans les rapports d’intimité (East et al., 2011; Masters et al., 2013).

Rassemblant ces indicateurs, l’objectif de ma recherche était de mettre en lumière les déterminants sociaux de la vulnérabilité sexuelle chez les jeunes, afin de comprendre leurs effets sur leur santé sexuelle. Dans cette recherche, j’ai opté pour une analyse des perspectives croisées des intervenants en milieu clinique et des jeunes patients qui consultent les cliniques jeunesses.2

Vulnérabilité sexuelle 

Bearinger et al. (2007) et Ingham (2006) définissent la «vulnérabilité sexuelle» comme la probabilité élevée de contracter des infections transmises sexuellement et par le sang (ITSS), d’avoir une grossesse imprévue et/ou d’être victime de violence sexuelle. Les auteurs emploient le terme «vulnérabilité» dans un sens qui se rapproche de celui de «risque», c’est-à-dire risque de vivre des difficultés de nature sexuelle. 

D’un point de vue sociologique, la vulnérabilité sexuelle est conceptualisée en lien avec les déterminants sociaux de la santé (Frohlich et al., 2006; Link et al., 1995). Au-delà de l’impact des conditions de vie sur la santé ou de l’origine sociale sur l’accès aux services, l’étude des déterminants sociaux de la vulnérabilité sexuelle chez les jeunes requiert l’analyse de déterminants plus spécifiques, comme par exemple, la socialisation genrée (Ricardo et al., 2006; Tolman et al., 2003), les pressions sociales poussant les jeunes à s’engager dans des relations intimes à un âge précoce (Maia, 2009; Viner et al., 2012), la stigmatisation dont peuvent faire l’objet certains jeunes dans les services socio-sanitaires (Sholveller et al, 2006, Wong et al. 2012), ainsi que la spécificité de l’éducation sexuelle offerte aux jeunes dans les milieux scolaires (Gelly, 2013, Gupta, 2000). 

Une clinique jeunesse

Une clinique jeunesse s’est avérée un terrain idéal pour une prise de contact avec les jeunes qui vivent la vulnérabilité sexuelle et les personnes qui interviennent auprès d’eux.3 La clinique jeunesse choisie, dans un centre intégré universitaire de santé et de services sociaux à Montréal, offre des services de santé sexuelle aux jeunes de 15 à 25 ans.4 Composée d’une équipe d’intervention interdisciplinaire, travaillant sur ou sans rendez-vous et offrant des services médicaux et psychosociaux en lien avec la santé sexuelle et reproductive, cette clinique jeunesse a un mandat spécifique de prévention – soit le dépistage de facteurs de risque pour la santé des jeunes (Carde & Baillergeau, 2013). L’approche d’intervention de la clinique est organisée en fonction des aspects du vécu quotidien des jeunes, qui ont une incidence sur leur santé et leurs comportements en matière de santé sexuelle. Les huit intervenantes de la clinique ont accepté de participer à cette étude5.

Sept jeunes femmes et un jeune homme ont été recrutés pour la recherche, tous ayant entre 18 et 25 ans et ayant déjà eu recours aux services de la clinique. Cet échantillonnage reflète bien la composition majoritaire des jeunes femmes parmi la clientèle de la clinique. Dans le texte qui suit, les perspectives des intervenantes et des jeunes qui ressortent des entretiens semi-dirigés menés auprès d’eux et de mes observations dans divers lieux de la clinique, sont présentées à tour de rôle, avant d’être comparées. 

Les intervenantes

Les intervenantes forment une équipe interdisciplinaire, composée de médecins de famille, d’infirmières, de travailleuses sociales, de sexologues et d’une réceptionniste. Leurs spécialisations respectives par rapport à la santé sexuelle et au bien-être des jeunes se traduisent par un type d’intervention fondé sur la complémentarité. La majorité des intervenantes interviewées pratiquent dans ce domaine depuis plus d’une dizaine d’années, chacune d’entre elles ayant donc eu l’occasion de travailler sur une diversité de cas avec les jeunes. 

Selon les intervenantes rencontrées, le faible niveau de connaissances en matière de santé sexuelle serait un facteur important pour expliquer la vulnérabilité sexuelle chez les jeunes. Il leur manquerait des «informations», une «éducation sexuelle», des «outils» en ce qui concerne les infections transmises sexuellement et par le sang (ITSS) et les diverses formes de contraception. Les jeunes seraient mal renseignés aujourd’hui sur «les outils de base» leur permettant de «prendre leur santé sexuelle en main». Ils possèderaient de moins en moins les informations essentielles leur assurant un début sain à leur vie sexuelle, tant sur le plan somatique qu’au niveau psychosocial. 

Ce manque de connaissances chez les jeunes serait surtout attribuable, selon les intervenantes, à un système éducatif déficitaire sur les questions de santé sexuelle, notamment depuis 2005 avec les coupures de cours de Formation personnelle et sociale (FPS) dans les écoles secondaires. Même si, selon elles, ces cours avaient certaines faiblesses, ils permettaient néanmoins d’exposer les jeunes à un certain bagage d’informations importantes en matière de santé sexuelle. Dans ces cours, on abordait dès le début du secondaire des éléments essentiels de la santé sexuelle, soit les divers types d’ITSS, leurs modes de transmission et les moyens de prévention. 

Les jeunes

Les jeunes rencontrés proviennent du milieu urbain et sont tous inscrits aux études collégiales ou universitaires. Tous avaient déjà eu recours aux services de la clinique, certains pour des problèmes d’ordre général, d’autres pour des situations requérant une intervention d’urgence. 

De l’avis de ces jeunes, tant les jeunes femmes que le répondant masculin, les rôles et responsabilités genrés représentent une source importante de vulnérabilité sexuelle. Certaines jeunes femmes considèrent que les normes genrées limitent la capacité des femmes d’exprimer leurs préférences dans les rapports intimes et expliquent leur soumission à des actes sexuels que normalement elles préfèreraient refuser. Une capacité limitée de négociation – implicite ou explicite – contribuerait à leur vulnérabilité sexuelle. Selon une des jeunes femmes interviewées, «la fille va avoir plus de difficultés à dire non. Elle va se sentir obligée de faire ce que l’homme veut faire. Puis elle va se taire, puis elle hésite à dire ce qu’elle aimerait avoir ou faire parce que ce n’est pas toujours facile pour elle de mettre en avant ce qu’elle voudrait explorer»(C, 19 ans).

Cette difficulté de négociation que ressentiraient les jeunes femmes dans les rapports d’intimité est au centre d’un des témoignages. La jeune femme souligne avoir contracté une ITSS après avoir eu une relation sans préservatif à la demande de son partenaire : «Dans cette situation, on [la femme] se dit : «Oh pauvre lui !» on veut qu’il aime ça, donc on ressent une certaine pression et on accepte [ce qu’il veut]». Cette obligation ne viendrait pas nécessairement directement du partenaire masculin, mais serait plutôt implicite, «à l’intérieur de nous [les femmes], on sent une pression de lui plaire» (M, 22 ans).

Les jeunes voient la manifestation de ces normes genrées également au niveau de la responsabilité de la contraception, qui resterait une responsabilité féminine. Les jeunes femmes déplorent ce manque de partage et cette responsabilisation à sens unique : «Dans mon cas, c’est toujours moi qui doit y penser [à une forme de contraception]. Même si je dis à mon copain que je ne suis pas protégée, il ne va jamais faire de démarches pour aller chercher des préservatifs» (A, 19 ans). Les normes genrées dictent les rôles et les responsabilités des jeunes et susciteraient de l’anxiété chez ces jeunes femmes face à leur sexualité et leur bien-être.

D’autre part, certains jeunes expriment le même avis que les intervenantes quant au manque de connaissances en matière de santé sexuelle. Ils se sentent démunis sur le plan des informations disponibles, surtout lors de leurs premières expériences d’intimité et expriment de la déception concernant l’éducation sexuelle au niveau secondaire. Formulant à la fois le souhait qu’une forme d’éducation sexuelle au niveau scolaire soit réinstaurée et une critique du système tel qu’il existe, les jeunes insistent par ailleurs sur le fait qu’au-delà des informations de base, il faudrait que l’apprentissage se fasse de façon plus inclusive, qu’il ne tienne pas compte uniquement des normes hétéronormatives, qu’il touche aux questions de consentement et qu’il aborde de front le sujet de la prévention des agressions sexuelles. Aux yeux des jeunes, l’inclusion de ces éléments au programme éducatif présenterait une image plus réaliste de leurs besoins en santé sexuelle et serait en mesure de contrer de façon plus efficace la violence sexuelle envers les femmes.

Une des participantes critique le discours hétéronormatif dans les milieux scolaires et sa pérennité, surtout le manque de reconnaissance de la diversité sexuelle : «J’avais un cours là-dessus [de santé sexuelle] au primaire et j’ai réalisé plus tard ce qui me dérangerait : on n’abordait pas les questions en lien avec la bisexualité et l’homosexualité. C’était petit gars, petite fille et si ce n’était pas ça, tu n’as pas rapport» (C, 19 ans). L’expérience d’une autre participante est parlante aussi en termes des lacunes au niveau de l’apprentissage de la communication, du respect de l’autre et des aspects émotifs de la vie sexuelle. Victime de violence, surtout psychologique, de la part de son ancien copain, celle-ci aurait voulu être sensibilisée à un plus jeune âge aux aspects émotifs de la vie intime : «Il faudrait qu’il y ait plus de prévention concernant la violence conjugale, parce que ça arrive à du monde plus jeune que moi. Tu sais, à cet âge-là on croit que c’est de l’amour [le contrôle du partenaire], mais on ne sait pas c’est quoi la différence» (A,19 ans).

Perspectives croisées

Les perspectives des intervenantes et des jeunes se rejoignent à certains niveaux.  Le fait d’avoir reçu les témoignages de ces deux groupes, qui occupent des positions différentes quant à l’expérience de la vulnérabilité sexuelle, permet de nuancer l’analyse des déterminants sociaux. Le fait que la plupart des intervenantes mettent l’accent sur le discours normatif qui prévaut dans les écoles et que les normes comportementales genrées prédominent dans les témoignages des jeunes, permettent d’étoffer notre compréhension de la vulnérabilité sexuelle chez les jeunes. 

L’approche privilégiée par la sociologie clinique fait de chaque interlocuteur à la fois un sujet et un acteur social situé (en termes de statut social), un «porteur d’un type d’expertise et de savoir différent et spécifique» (Rhéaume, 2009 :196). Les intervenantes et les jeunes représentent ce que Rhéaume nomme les «savoirs pratiques» et les «savoirs communs», respectivement. L’intégration de ces deux formes de savoirs permet d’enrichir l’analyse par le biais d’une «épistémologie pluraliste» offrant une image plus complète de la question analysée (Rhéaume, 2009 :204). 

En ce qui concerne le manque d’informations et d’éducation sexuelle, on constate une complémentarité entre les perspectives. Là où les intervenantes critiquent le système éducatif pour son manque d’ouverture à l’égard de l’éducation sexuelle, les jeunes insistent sur le besoin de reconnaître la diversité. On s’entend généralement sur la nécessité d’une éducation sexuelle adaptée aux réalités des jeunes et d’une mise à la disposition des jeunes de ressources matérielles et psychosociales. Les propos de ces deux groupes rejoignent les conclusions de Stone et al., (2006) prônant une accessibilité simplifiée aux services sociosanitaires, une meilleure diffusion d’informations au sujet des ITSS, la mise à la disposition des jeunes d’un plus grand nombre de points de distribution de préservatifs et l’apprentissage de techniques de communication en ce qui concerne la négociation entre les partenaires dans le cadre des relations intimes. Les lacunes au niveau de leurs connaissances en matière de santé sexuelle auxquelles font face les jeunes seraient le reflet d’un discours hétéronormatif sur la sexualité et la santé sexuelle dans le système éducatif et dans la société plus largement.

La question des rôles genrés dans les rapports d’intimité a été soulevée par les jeunes surtout. D’après eux, les inégalités de genre définissent les rapports d’intimité entre les jeunes, imposant ce que Gagnon et al., (1973) appellent des «scripts sexuels», caractérisés pour les femmes, par la soumission, la docilité et l’objectification de soi. Les jeunes femmes seraient socialisées en fonction de normes genrées qui leur feraient craindre le conflit, les obligent à être constamment à l’écoute des besoins d’autrui et leur font percevoir les relations sexuelles comme étant des manifestations de besoins masculins. Selon Tolman et al. (2003), les scripts sexuels expliquent la distribution inégalitaire du pouvoir de négociation. Ces scripts sexuels, imposés aux jeunes femmes et subséquemment intériorisés par ces dernières, auraient pour effet de normaliser des comportements et des rapports d’intimité inégalitaires. 

Implications pratiques 

La santé sexuelle est une composante essentielle et intégrée de la santé globale qui se développe pendant de la jeunesse, plusieurs jeunes vivant leurs premières expériences sexuelles et intimes durant cette période de la vie. Elle peut représenter aussi une première prise en charge individuelle de la santé – sans l’encadrement des parents – et fournir des outils et des connaissances qui seront utiles plus tard. Selon une des intervenantes, «[la vie sexuelle], c’est un moment où on apprend à se connaître, où on a des expériences révélatrices. […] La santé sexuelle, c’est quelque chose qui se trouve dans une sphère de la vie mais qui se situe dans la globalité du développement» (L). Informer les jeunes dans des espaces éducatifs et sociosanitaires en se détachant des normes sociales genrées dominantes seraient une piste de solution pour assurer la santé sexuelle des jeunes et réduire leur vulnérabilité sexuelle. 

Ces conclusions vont dans le sens de certains développements actuels dans l’expérimentation de programmes éducatifs et de services sociosanitaires dans le cadre d’initiatives en cours dans certaines provinces canadiennes. Au Québec, par exemple, on a mis sur pied des projets pilotes dans les écoles secondaires permettant l’intégration spontanée – peu importe le cours enseigné – de discussions en santé sexuelle sous la forme de topos d’enseignement (Toulgoat, 2016). En Ontario, on a adopté une approche progressive, avec une série de cours de santé sexuelle qui se poursuit tout au long de la scolarité, de la maternelle à la douzième année. Les élèves sont initiés graduellement, selon leur niveau de maturité scolaire, à divers sujets liés à la santé sexuelle (Gouvernement de l’Ontario, 2015). L’effet et la réception de ces programmes d’enseignement restent à être évalués.

Finalement, sur la question des inégalités de genre, ces constats s’inscrivent dans la suite du rassemblement de masse autour des dénonciations d’agressions sexuelles survenues grâce au mot-clic #MeToo sur les réseaux sociaux en 2017. Ce rassemblement a représenté une prise de conscience sur le plan international concernant l’ampleur et la gravité de la culture du viol. Une réflexion sociétale est actuellement en cours autour du discours normatif sur les rapports hommes-femmes, la socialisation genrée et la perpétuation des «scripts sexuels genrés» inégalitaires, tant dans les rapports quotidiens au travail et ailleurs que dans les rapports d’intimité. Dans la foulée de ces évènements, l’expérience des jeunes peut illustrer davantage ces inégalités et contribuer aux solutions pour les réduire. 

Notes

1. Un taux de 2151,7 cas sur 100 000 individus, comparé à 277,6 cas sur 100 000 individus pour l’ensemble de la population canadienne. Ce taux est cinq fois plus élevé que le taux de l’ensemble des femmes au Canada, soit 363,8 cas sur 100 000 individus (Agence de la santé publique du Canada, 2012; Institut national de la santé publique, 2015).

2. Voir Arpin, Emmanuelle, Perspectives croisées : les déterminants sociaux de la vulnérabilité sexuelle chez les jeunes de 18 à 25 ans, MSc., sociologie, Université de Montréal, 2016.

3. Une clinique jeunesse est définie par Risi et al. (2006) comme un service de santé adapté aux besoins et aux problématiques de la jeunesse dans le domaine de la santé sexuelle. 

4. Certains liens avaient déjà été établis avec cette clinique grâce à une recherche exploratoire sur l’offre de services menée par Estelle Carde et Evelyne Baillergeau (2013).

5. Le terme «intervenante» (au féminin) est utilisé dans ce texte puisque l’équipe d’intervention est composée uniquement de femmes.

Références

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