La matrice des alliances

D’Erving Goffman à Robert Castel, en passant par Christopher Lasch et Michel Foucault, une tradition sociologique critique a, dès les années soixante, dénoncé la psychologisation de la société et le contrôle social de la déviance. Cette sociologie de la dénonciation et du dévoilement des aliénations de toutes sortes, qui revendiquait une prévalence par rapport à la psychiatrie, est encore manifeste, quoiqu’elle se présente de manière plus subtile. On la reconnaît par le fait qu’elle a tendance à dénier la réalité des « nouvelles pathologies » et à les interpréter comme une forme plus ou moins subtile de psychiatrisation ou de psychologisation du social. En dernier ressort, elle revendique le savoir concernant la prise en compte des enjeux politiques et sociaux inhérents au geste thérapeutique. Les acteurs du soin, parce qu’ils seraient occupés à une tâche spécifique, seraient aveugles aux procès de gouvernementalité dont ils seraient à la fois sujets et assujettis. Il faudrait ici apporter des nuances à ce point de vue radical, qui montreraient que cette sociologie critique a été parfois relayée, voire devancée, par des psychiatres progressistes et souvent minoritaires dans leur champ au nom de la « libération du sujet », comme personne et citoyen.1 Tout compte fait, le critère de hiérarchisation des disciplines se fait en fonction de leur niveau de clairvoyance ou d’aveuglement par rapport aux enjeux politiques des sciences sociales.

Depuis deux décennies et après une période de distanciation mutuelle, des relations complexes s’établissent de nouveau entre psychiatrie et sociologie. Cette ouverture, encore timide et facilitée par la tendance de fond qui va de la psychiatrie vers la santé mentale2, se fait aux confins de ces disciplines. Elle se sédimente autour de la question des normalités émergentes et donc, des nouvelles pathologies de l’individu contemporain.

L’objet de l’autre

De nos jours, lorsqu’on tente de tracer les lignes d’un nouveau rapport entre les deux disciplines, on s’aperçoit que la perception des enjeux politiques est plus partagée que ce qu’en disent historiquement les sociologues. En France, tout au moins, le front des désaliénateurs s’est fissuré lorsque la psychiatrie clinique a commencé, à la fin des années 1980, à être « inondée » par la nouvelle question sociale, qui, pour partie, s’est donnée à voir comme une souffrance sociale (Renault, 2007). Durant les deux dernières décennies, la clinique psychiatrique a investi le champ de la précarité sociale (demandeurs d’asile, sans domicile, exclus du travail) ainsi que d’autres espaces collectifs. Depuis lors, la psychiatrie n’est plus seulement à l’origine d’une politique publique qui vise des personnes malades mentales ; elle devient une action publique, multi-modale par définition, qui vise des personnes psychologiquement vulnérabilisées par divers accidents de la vie et par la conjoncture socio-économique. De ce fait, les professionnels au contact de ces nouveaux publics commencent à penser le social non plus comme un cadre silencieux qu’il conviendrait de neutraliser dans une relation singulière, mais comme un cadre saturé d’enjeux politiques qui, pour le dire à la manière des psychanalystes, « se mettrait à parler ». Les psychiatres constatent alors que le lien social s’effrite, que la famille ainsi que la communauté ne sont plus les faiseurs de liens qu’ils ont pu être et que ces délitements ont des effets sur le plan de l’intériorité.

Durant cette période, alors que le psychiatre s’intéresse au social (Furtos, 2008), le sociologue, lui, devient parfois clinicien (De Gaulejac et Roy, 1993), à moins que les deux ne travaillent ensemble (Furtos et Laval, 2005 ; Joubert et Louzoun, 2006). Ils se polarisent alors autour des nouvelles contraintes qui s’imposent aux individus dans le contexte bien décrit par Norbert Elias dans La société des individus. Plus largement, ils tentent de rendre compte du nouveau type de rapport entre les processus de subjectivation et les transformations psychiques plus globales de l’homme moderne. Ce rapprochement par focalisation sur les objets historiquement attribués à l’autre discipline construit les filaments d’une controverse.

Affaiblissement du social et nouvelles normativités

Sur différents thèmes en discussion, les lignes de séparation se structurent autour d’axes transdisciplinaires et ne passent plus par des frontières entre disciplines. La querelle sur l’étiologie des nouvelles manifestations des troubles est paradigmatique de la reconfiguration en cours. Quel est le problème ? En amont de leur fixation en pathologies existe une discussion sur la manière dont de nouvelles expressions du souffrir font écho à la métamorphose de ce que certains ont nommé la nouvelle économie psychique.3 Les pathologies narcissiques d’une part, et la dépression d’autre part, sont distribuées sur chacun des pôles de cette controverse. Comment s’expliquent ces nouveaux symptômes dont diverses disciplines se font le relais ? Deux types de réponses sont généralement donnés à ces questions. Ils ont en commun de mettre au centre de la polémique la question de la règle sociale et ses effets en termes psychiques.4

Un premier agrégat transdisciplinaire explore l’affaiblissement de la règle sociale qui se manifesterait par la dé-symbolisation du lien social (Doray, 2006) ou par des transformations profondes du socle symbolique de la société dans le rapport entre les sexes, les âges et les cultures.5 Ces processus de perte et de « mélancolisation » du lien social s’inscrivent d’une certaine manière en continuité avec les travaux de Durkheim sur l’anomie et ceux portant sur le  « malaise dans la civilisation ». Les pathologies narcissiques sont au cœur de cette mouvance.

Sur l’autre versant, un second courant accorde un rôle prépondérant aux renouvellements encore peu visibles de la règle sociale et tente de rendre compte de l’augmentation et de la banalisation des symptômes dépressifs. Contre « l’illusion de l’affaiblissement de la règle sociale », Alain Ehrenberg souligne que « nous sommes moins dans un contexte d’affaiblissement que de transformation de la règle ». Ce qui serait à l’origine des nouveaux symptômes n’est donc pas la situation d’un individu perdu par défaut de règles symboliques, mais plutôt l’encadrement de son existence par un nouveau type de normes sociales : les normes de l’autonomie, les exigences enjoignant à être responsable de sa propre existence, de sa réussite personnelle et professionnelle, comme de ses échecs.

Alliances

Quoiqu’il en soit du bien fondé de la controverse, nous voulons, avant tout, à travers cette mise en évidence des nouvelles expressions du pâtir, montrer que cette thématique repose sur des thèses complexes et articulées dont les lignes de force ne sont pas explicitées par une discipline reine. Sociologie et psychiatrie sont convoquées, tour à tour ou dans le même temps, pour décrypter ce nouveau logos qui décrit autant qu’il annonce le passage d’une économie psychique organisée par le refoulement, à une économie organisée autour de la jouissance dont le revers serait la dépression. Sur ce sujet, en tout cas dans le contexte français, la matrice des alliances passe au cœur même de chacune des disciplines. Cette controverse est précieuse car tout en authentifiant un « problème » de santé publique, elle soumet un ensemble d’alternatives théoriques et politiques à la discussion.

Comment penser les rapports entre sociologie et psychiatrie autrement que sur le mode de l’altérité radicale ? Comment établir un partage des compétences entre l’une et l’autre qui dépasse celui qui a marqué leurs rapports dans l’histoire ? L’analyse du déploiement de la controverse en cours semble indiquer que ces questions sont peut-être déjà dépassées par cette construction transdisciplinaire d’hypothèses explicatives. Maintenant que les enjeux de connaissance et d’action sont articulés de manière transdisciplinaire, il devient nécessaire d’effectuer un retour critique et appropriable discipline par discipline de ce logos transversal.

Notes

Références

Notes

1. Tels Leguillant, Daumézon et Bonnafé, tous trois psychiatres.

2. Cette tendance va de pair avec un mode de relation renouvelé entre différentes disciplines, bien au-delà de la sociologie (anthropologie, histoire, économie, droit, philosophie, psychanalyse, neurosciences et biologie).

3. Melman et Lebrun parlent de « nouvelle économie psychique » pour caractériser « un état de congruence entre une économie libérale débridée et une subjectivité qui se croit libérée de toute dette envers les générations précédentes ». Voir Melman (2002).

4. Pour une analyse plus poussée de cette controverse abordée à partir de la question de la souffrance sociale et de l’importance explicative des rapports sociaux, voir Laval et Renault (2005).

5. Sur cet axe de la controverse, on peut citer dans le contexte français les travaux de Melman et de Lebrun sur l’homme sans gravité et, du point de vue sociologique, les travaux de Dubet sur le déclin des institutions.

Références

De Gaulejac, V. et S. Roy (1993). Sociologies cliniques, Paris, Desclée De Brouwer.

Doray, B. (2006). La dignité : les debouts de l’utopie, Paris, La Dispute.

Furtos, J. (2008). Les cliniques de la précarité : contexte social, psychopathologie et dispositifs, Issy-les-Moulineaux, Elsevier-Masson.

Furtos, J. et C. Laval (2005). La santé mentale en actes, de la clinique au politique, Ramonville-St-Agne, Érès.

Joubert, M. et C. Louzoun (2005). Répondre à la souffrance sociale : la psychiatrie et l’action sociale en cause, Ramonville-St-Agne, Érès.

Laval, C. et E. Renault (2005). « La santé mentale, une préoccupation partagée, des enjeux controversés » in Furtos, J. et C. Laval (2005). La santé mentale en actes, de la clinique au politique, Ramonville-St-Agne, Érès.

Melman, C. (2002). L’homme sans gravité : jouir à tout prix, Paris, Denoël.

Renault, E. (2008). Souffrances sociales, sociologie, psychologie et politique, Paris, La Découverte.