Jeunes, éducation et société : aux limites de l’inénarrable

La révélation, par les sciences sociales ou encore par les médias, de comportements jugés « déviants » chez des populations exclues et discriminées peut engendrer un effet d’étiquetage qui amplifie les préjugés. Quand il s’agit de comportements « déviants » de type violent, la « magnification » de la violence qui s’en suit peut encourager des conduites délatrices au sein même des populations concernées et servir à légitimer la mise en place de mesures répressives disproportionnées. Les sciences sociales et celles du comportement jaugent souvent mal ces effets à rebours auprès des populations étudiées et plus encore, au niveau de l’opinion publique.

C’est à partir de cette réflexion sur les effets potentiellement paradoxaux de la recherche sociale qu’un séminaire a été organisé récemment par l’Équipe de recherche Économie sociale, santé et bien-être de l’UQÀM et le CREMIS.1 Nous livrons ici une synthèse des échanges qui ont eu lieu lors de cette rencontre autour de la question suivante : Est-il possible que le simple fait de centrer son attention sur les conduites « déviantes » au sein de populations accablées par le poids des inégalités sociales et des discriminations représente en soi un problème ? Les discussions ont été lancées à partir d’une recherche effectuée sur les gestes violents commis par des enfants sur le chemin de l’école.

Sur le chemin de l’école

Au cours de 2007, nous réalisions une étude exploratoire inspirée de l’ethnographie dans le but d’obtenir une représentation incarnée de l’insécurité vécue par les enfants sur le chemin de l’école.2 Cette étude s’est concrétisée dans un secteur de Montréal-Nord, là où des émeutes violentes ont éclaté le 10 août 2008 à la suite de la mort de Freddy Alberto Villanueva.

Considérant que l’insécurité est une dimension humaine difficile à observer, l’attention de la recherche s’est portée sur les déambulements quotidiens d’enfants en route vers l’école. Inéluctablement, le regard des chercheurs s’est tourné en direction des gestes violents commis par des enfants sur d’autres enfants. Par observation directe, le volet terrain de cette étude a permis d’acquérir une connaissance fine de la violence commise par les enfants sur la rue, en lien, par exemple, avec l’intimidation, les menaces, les coups, le harcèlement et l’humiliation.

En cours de recherche, il a été décidé de mettre un terme au volet ethnographique et de réorienter l’étude vers les citoyens en vue d’explorer avec eux les conditions requises à une mobilisation citoyenne susceptible de contrer la violence et l’insécurité sur le chemin de l’école. Deux motifs sont à la base de ce choix. Le premier tient à l’aspect insoutenable des situations observées et le second, à l’utilité discutable de documenter ce type d’événement sans être capables, faute de ressources et de temps, d’explorer plus judicieusement l’usage et l’application des normes et des cadres pouvant garantir ce que nous pourrions nommer une « gestion courante et institutionnalisée » de la violence et de l’insécurité sur le chemin de l’école. De fait, si nous avions bénéficié de plus de ressources, nous aurions dirigé les phares de la recherche sur la famille, l’accès au travail et au logement, la sécurité publique et l’école, entre autres, dans le but de mettre en relief la constitution et l’usage des pouvoirs.

La violence existe dans toutes les couches de la société et elle fait son œuvre en engendrant des effets similaires, un mélange complexe d’insécurité, de quête de pouvoir, de peur et de transgression. Mettre l’accent dans la recherche sur les comportements violents comme une forme de « déviance » spécifique à certaines populations marginalisées peut ainsi contribuer à les stigmatiser davantage. Autrement dit, le thème de la violence en recherche sociale, particulièrement lorsqu’il est associé à la pauvreté infantile, expose un aspect unique et sans contexte qui, en fait, ne lui appartient pas exclusivement. Ceci a pour effet, par glissement de sens, d’associer hâtivement les violences enfantines courantes à des signes précurseurs de délinquance, surtout dans les quartiers pauvres. C’est à partir de cette réflexion émanant d’une expérience de recherche que le débat a été lancé.

Vous avez dit « déviance » ?

En premier lieu, la déviance fut abordée comme le produit d’une norme et, plus encore, de dispositifs auxquels les institutions recourent. À titre d’exemple, une conduite, un jour condamnée comme déviante, prendra un autre jour une forme acceptable et vice-versa, là étant l’effet du temps, des valeurs, des institutions et des cadres sociaux. Un participant rapporte que des populations particulières finissent par intégrer les normes qui les catégorisent comme exclues, marginales et déviantes, en plus de se différencier par rapport à d’autres groupes sociaux à partir de cette même norme. Selon une autre personne présente, la déviance, comme d’ailleurs les notions de conduites ou de personnes dites « à risque », sont des focales piégées à l’avance pour aborder la réalité sociale.

Cette critique de la notion de déviance est reprise dans les discussions qui s’ensuivent. Le danger le plus tangible lié à l’usage de ce type de catégorie est de deux ordres. Premièrement, les étiquettes comme la déviance et le risque peuvent concourir à faire reposer sur autrui l’entière responsabilité de son inadéquation humaine et sociale. Par là, il est déqualifié et disqualifié avant même d’être en action. Deuxièmement, plutôt que de questionner les cadres sociaux et économiques qui contribuent à créer des inégalités et, par le fait même, des normes sociales, on s’intéressera davantage à la mise en place de stratégies de contrôle, de gestion, de punition et de prise en charge individuelle telles la criminalisation, l’incarcération, l’internement et le redressement. L’imprécision de la catégorie « déviance », largement décrite par Becker (1985), fait en sorte que le chercheur pourra confondre une population avec un problème clinique s’il est incapable de déplier correctement la façon dont les institutions agissent et la manière dont les normes sont appliquées par rapport à cette même population.

Le chercheur, conscient des dérives émanant de son travail, sait que la diffusion des résultats peut tout autant renforcer la stigmatisation que susciter des espaces de solidarité et de libération, voire de déstigmatisation. Conscient de ces risques, le chercheur peut éprouver des malaises. Pour contrecarrer les effets hypothétiquement délétères de ses travaux, note un participant, le chercheur peut passer sous silence des éléments qui risqueraient d’altérer une image idéalisée des populations ou encore, de soulever des problèmes saillants qui accablent « réellement » ces populations. Autrement dit, il y a souvent une part d’inénarrable en recherche.

Le pouvoir du savoir

Ces malaises soulèvent la question du rapport entre les chercheurs et les populations concernées par la recherche. De l’avis d’un participant, certains groupes, par exemple les autochtones, se sentent piégés par la recherche en plus d’éprouver de la méfiance à l’égard des chercheurs. Le problème, dans ce cas, est la non-reconnaissance des savoirs d’expérience par les chercheurs et leur prétention d’être les seuls producteurs légitimes du savoir. Soucieux de contrecarrer la stigmatisation induite par la recherche sociale, il est possible d’impliquer les populations dans nos travaux et de tirer profit de leur expérience. À ce sujet, un participant rapporte que la recherche doit s’ouvrir aux préoccupations des populations, être moins hermétique, plus dialogique et moins téléguidée.

La production de connaissances et de savoirs est souvent revendiquée par les chercheurs comme étant une partie intégrante de leur métier. À ce sujet, certains participants, dont des chercheurs académiques, revendiquent une autorité en la matière en arguant qu’ils sont imputables du sens à donner aux résultats de leurs travaux alors que d’autres, aussi des chercheurs académiques et professionnels, ont des avis moins affirmés, plus partagés et dans certains cas, opposés à ce sujet. Cette revendication d’autorité d’expert provient du fait que des chercheurs disent posséder les outils d’interprétation et de construction de sens. C’est d’ailleurs souvent ce qui est enseigné aux étudiants aux cycles supérieurs en plus de constituer une exigence incontournable pour les candidats au doctorat : produire de nouvelles connaissances. À preuve, c’est l’une des conditions essentielles à l’obtention de subventions de recherche auprès d’organismes qui financent la recherche scientifique.

Cette revendication du statut d’expert pose problème sur les plans épistémologique et méthodologique. Pour maintenir cette autorité, un participant indique qu’il doit conserver une distance par rapport aux personnes et au terrain. Cette position est par ailleurs contestée par un autre qui allègue que certains chercheurs iront jusqu’à théâtraliser leur objectivité en évitant toute forme d’engagement social. Or, selon un troisième, la fabrication et la production de savoirs n’est pas une activité réservée à l’usage unique du chercheur, ni à l’entreprise scientifique. Tous les citoyens détiennent des savoirs d’expérience qui font d’eux des êtres aptes à formuler des problèmes, imaginer des façons de les aborder et en dégager des enseignements. L’insertion du citoyen « ordinaire » dans la recherche dépend de la façon dont la recherche est envisagée et de la place que le chercheur fait aux sujets.

Pour une distance engagée

Il y a ainsi plusieurs risques liés à des études visant des groupes exclus. La thématique de la déviance, comme d’ailleurs celle du risque, peut à elle seule être porteuse de stigmates. Un des enjeux fondamentaux de la recherche sociale, surtout lorsqu’elle met en scène des populations exclues, réside dans la représentation que nous nous faisons de nos compétences d’interprètes, des théories et des méthodes que nous employons pour traduire la réalité d’autrui. Sur ce point, il semble légitime de se demander si le chercheur doit se mettre en distance par rapport à son objet d’étude, ceci dans le but de conserver une certaine objectivité. Cela dit, il importe d’explorer plus en profondeur la question de l’engagement du chercheur, surtout sa capacité et sa volonté à s’engager dans l’action à partir des résultats de ses travaux.

Notes

1 Près de vingt personnes provenant de diverses sphères, dont plusieurs chercheurs en sciences sociales, des étudiants aux cycles supérieurs, un photographe de presse et une représentante de l’organisme ATD Quart-Monde, ont participé à ce séminaire (hiver 2009).

2 Bastien, R., Dumais, L., Laurin, I. et L. Gaudet. Autour de la violence et de l’insécurité sur le chemin de l’école : l’apport du théâtreforum comme dispositif de mobilisation citoyenne. Rapport de recherche en cours d’écriture. Cette étude a été effectuée en écho au rapport annuel de 2004-2005 de la Direction de santé publique de Montréal portant sur les thèmes de la santé et du bien-être des jeunes (Rapport annuel 2004-2005 de la Direction de santé publique de Montréal – Objectif jeunes : comprendre et soutenir). Il est à noter que ce rapport est issu d’une enquête ayant porté sur divers thèmes liés à la jeunesse dont l’insécurité et la violence qui font l’objet d’un chapitre en particulier.

Références

Anders, G. (2001 [1956]). L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances.

Beck, U. (2001). La société du risque, Paris, Aubier.

Becker, H. S. (1985). Outsider : Études de sociologie de la déviance, Paris, Métaillé.

Castel, R. (2008). La discrimination négative : citoyens ou indigènes, Paris, Éditions La république des idées, Seuil.

Devereux, G. (1980). De l’angoisse à la méthode, Paris, Aubier.

Illich, I. (1975). Némésis médical, Paris, Seuil.

Lipsky, M. (1980). Street-Level Bureaucracy, New-York, Russel-Sage.

Wacquant, L. (2004). Punir les pauvres : le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Agone, Contre-feux.

Weller, J.-M. (1994). « Le mensonge d’Ernest Cigare. Problèmes épistémologiques et méthodologiques à propos de l’identité », Sociologie du travail, n°1, 25-42.